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Hilde Domin, ou l’amour des Allemands

de Suzanne Anel      3 octobre 2011

En ce jour de fête outre-Rhin, Jour de l’Unité Allemande, nous vous proposons un portrait d’une grande figure de la culture allemande de l’après-guerre.
Ecrire en allemand après la Shoah, lorsqu’on est juif. Faire jaillir la beauté d’un poème avec les mots mêmes éructés par les SS. Voir la main du bourreau se muer en la main du lecteur, ce qui pour Paul Celan fut le drame que l’on sait. Hilde Domin, poète juive et allemande, est l’un de ces artistes soumis au dilemme, prise entre les souffrances de la mort et de l’exil, et l’amour de son pays d’origine.

Elle naît le 27 juillet 1909 à Cologne et vit une enfance paisible entre son père, avocat et homme de loi, sa mère et son jeune frère Hans.
En 1929, elle entame des études de droit à Heidelberg, entrecoupées par un séjour d’un an à Berlin. La vague national-socialiste est en train d’y prendre de l’ampleur et les altercations entre factions investissent déjà la cour de l’université. Le 4 octobre 1930, comme beaucoup d’autres étudiants, Hilde va écouter Hitler au Hasenheide. Elle lit Mein Kampf, dont elle dit avec clairvoyance que « ce qu’Hitler écrit dans Mein Kampf, il a aussi l’intention de l’exécuter ».
Elle fait la connaissance en 1931 d’Erwin Walter Palm, juif comme elle, étudiant en archéologie et philologie. Suivant sa passion pour la Rome Antique, Erwin décide de partir pour l’Italie, et les deux étudiants y continuent leur cursus universitaire entre Rome et Florence. Ils s’y marient le 30 octobre 1936, à l’ombre toujours plus menaçante du fascisme.
La situation politique en Italie devient de fait de plus en plus tendue pour les juifs à partir de 1934, si bien que le jeune couple se voit forcé de fuir en 1939. Leur voyage, dans la sombre atmosphère de la drôle de guerre, les conduira de Rome à Paris, puis à Londres, jusqu’à leur départ in extremis pour l’île de Saint Domingue, seule destination encore possible à cette date. Leur bateau largue les amarres dans les conditions dramatiques du mois de juin 1940, apportant sa cargaison d’universitaires européens à un dictateur soucieux de « blanchiser » son île.
En 1954, après vingt-deux ans d’exil, Hilde fait partie des rares juifs à revenir en Allemagne. En hommage à la terre qui l’a accueillie, elle a adopté le nom d’Hilde Domin. C’est sous ce nom qu’elle se fait connaître par son premier recueil « Nur eine Rose als Stütze » (« Une rose pour seul refuge »). Par la suite, elle publiera plusieurs recueils, nouvelles, romans, essais qui lui feront acquérir peu à peu une grande notoriété.
Elle meurt le 22 février 2006 à Heidelberg.

Si le nom d’Hilde Domin est le plus souvent associé en Allemagne au groupe des « poètes de l’exil » et à son aura, on ne trouve pourtant ni l’errance ni la fuite au principe de son art, mais bien plutôt l’expérience fondamentale de l’appartenance, du chez soi. Le poète provient d’une terre. Il a une langue, une culture, un lieu où reposer, ce pourquoi même il pourra se tourner vers les horizons les plus lointains. Hilde Domin revient souvent sur cette évidence de l’origine, disant de l’exil qu’il lui a permis de vivre le destin d’un peuple, comme un « destin particulier qui n’est finalement que l’extrême limite du destin commun ».

 

Une petite église sur une colline
avec une cour solitaire
te salue.
Tu oses prendre son salut
comme une invitation
qu’un jour
– inconnu encore –
peut-être tu aimerais
accepter.

Et là, tu reconnais,
qu’ici
un peu plus
que dans les autres villes
tu es chez toi.

Peut-être est-ce le départ forcé qui nous fait prendre vraiment conscience de l’attachement à ce qui déjà s’éloigne. C’est ce qu’elle décrit dans son roman Le deuxième Paradis : « Le chez-soi est là, et on ne le sent pas. Quand on le sent pour la première fois, quand on le prend dans la main comme un trésor très fragile, qui pourrait tomber très vite – qui a peut-être déjà été recollé – déjà il est parti. C’est quelque chose que l’on ne reçoit que perdu. Lorsqu’on a de la chance, on le retrouve à nouveau, mais il y a là trop d’étonnement. Nous nous réjouissons trop comme s’il y avait là quelque chose qui ne serait pas tout à fait vrai.»

On pressent là aussi le terrible constat du poète, qu’elle doit se retrouver chez elle « dans ce pays où les plus indicibles horreurs [sont] arrivées dans le silence et le refus de voir de tous ». Elle ne pourra plus jamais retrouver sa patrie avec l’innocence de l’enfant plongé dans son jeu, certain qu’il peut rentrer à la maison et qu’il y est attendu.

C’est ce chemin de dépouillement qui permet à Hilde Domin d’accepter peu à peu sa terre comme un lieu de compassion, où sa poésie doit aider ses compatriotes à retrouver leur dignité. « Quand il m’arrive d’entendre ce refrain méprisable “Que dit-on de nous à l’étranger ?” comme c’est sans cesse le cas depuis 1977 alors je suis en colère contre cette mentalité d’esclave. “Interrogez-vous, vous-mêmes”, dis-je à celui qui ainsi demande, quel qu’il soit “Demandez-le à votre conscience, c’est à nous que revient cette question.” » La participation de l’artiste à la croix des siens, si méprisables qu’ils aient été, ouvre son art à la grâce.

Les chemins les plus durs

Les chemins les plus durs
sont empruntés seul,
la déception, la perte,
le sacrifice
sont solitaires.
Même le mort qui ne reste sourd à aucun appel
et ne se refuse à aucune demande
ne nous assiste pas et ne fait que regarder
si nous y arrivons.
Les mains des vivants qui se tendent
sans nous atteindre
sont comme les branches de l’arbre en hiver.
Tous les oiseux se taisent.
On n’entend que son propre pas
et le pas que le pied n’a pas encore posé
mais qu’il posera.
Demeurer immobile ou se retourner
n’aide pas. Il faut
aller de l’avant.

Prends une bougie dans la main
comme dans les catacombes,
la petite lumière respire à peine.
Pourtant quand tu as marché longtemps
Le miracle ne reste pas à la porte
parce que le miracle se produit toujours
et parce que nous ne pouvons pas vivre
sans la grâce :
la bougie s’éclairera à la respiration libre du jour,
tu la souffles en riant
lorsque tu fais  un pas dans le soleil
et que la ville s’étend devant toi
entre les jardins en fleur
et que dans ta maison
la table blanche est dressée pour toi.
Et les vivants que l’on peut perdre
et les morts que l’on ne peut pas perdre
rompent pour toi le pain et te tendent le vin,
et tu entends de nouveau leur voix
toute proche
dans ton cœur.

 

L’art, la poésie devient ainsi le lieu où le lecteur peut se retrouver lui-même et retrouver les autres. « La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. […]
Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiquer. »

Oiseaux à racines



Mes paroles sont des oiseaux

à racines


toujours plus profondes

toujours plus hautes

cordon ombilical.



Le bleu du jour s’épuise

les mots sont allés dormir

 

 

 

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