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Livre du mois : Christian de Chergé, l’invincible espérance

Cela fait maintenant un peu plus d’un an que le très beau film « Des Hommes et des dieux » est paru au cinéma, retraçant les dernières semaines que les sept moines français passèrent sur leur terre de mission, la belle Algérie, avant qu’un groupuscule d’extrémistes musulmans ne décidât de mettre fin à leurs jours, de mettre un terme à la vie qu’ils avaient librement consacrée au Bon Dieu, avant de consentir à l’abandonner aux mains des hommes.

Nous avons tous en souvenir l’émouvante scène du dernier repas fraternel partagé au sein de la petite communauté expatriée, puis l’irruption brutale et violente – mais prévisible, hélas ! –  des hommes qui seraient leurs assassins. Et puis, surtout, image finale, la longue et lente procession des bourreaux et des victimes s’enfonçant dans la nuit…

Pourtant, quelques mois avant la date fatidique, les moines avaient échappé au martyre grâce au sang-froid bienveillant du supérieur, Frère Christian, qui à la haine avait répondu par l’amour et osé tendre – ô folie ! – une main fraternelle à celui qui venait pour les tuer. C’était un soir de Noël, et ce jour-là, on peut dire que le jeune prince de la Paix nouvellement né avait réellement donné au monde, par son Incarnation, ce bien si précieux et si menacé en ces temps troubles de l’année 1996. Miracle du Tout-Petit désarmant parce que désarmé. Miracle de l’Enfance sainte venue briser les murs d’incompréhension érigés entre les cœurs.

Ces murs, Frère Christian en avait conscience, qu’il devait commencer par abattre en lui-même, avant de prêcher l’entente autour de lui. En effet, il se savait par trop pécheur et complice du mal pour ne pas s’inclure dans ceux qui avaient un urgent besoin de conversion intérieure. Ainsi, lui aussi a mendié cette paix que, sans la grâce, il n’aurait pu apporter à autrui : 

Après, je me suis dit : ces gens-là, ce type-là avec qui j’ai eu ce dialogue tellement tendu, quelle prière je peux faire pour lui ? Je ne peux demander au Bon Dieu : tue-le. Mais je peux demander : désarme-le. Après, je me suis dit : ai-je le droit de demander : désarme-le, si je ne commence pas par demander : désarme-moi et désarme-nous en communauté. C’est ma prière quotidienne, je vous la confie tout simplement.

Il ajoutera par la suite : « Quand l’amour s’empare de la mort, c’est la vie même qui est transfigurée. » Ou encore : « Quand on s’aime vraiment, tout est sacrement. » L’on peut donc dire rétrospectivement que sa vie fut pleinement sacramentelle, ce dont témoigne le recueil de ses écrits, dont le message est particulièrement parlant en ce temps d’Avent où nous espérons que la Paix règne dans les cœurs.

Au long des pages, on découvre une riche personnalité, profondément humaine et humaniste. Christian de Chergé était un homme de Dieu, pétri de sa Parole et vivant sous la conduite de l’Esprit-Saint. Sa vie nous apprend qu’il s’est laissé façonner au contact du peuple algérien qu’il a adopté comme sa seconde famille, tout autant qu’il s’est laissé modeler « entre les mains agiles du Potier. » Artisan de paix, il a sans doute dû faire sienne la prière à la fois si belle et si simple de Saint François d’Assise : « Là où il y a la haine, que je mette l’amour, là où il y a l’offense, que je mette le pardon ; la où il y a la discorde, que je mette l’union.  […] O Seigneur, fais que je ne cherche pas tant à être compris qu’à comprendre, à être aimé à aimer […] car c’est en mourant que l’on ressuscite à la Vie éternelle.»

Sa mort fut une offrande tout aussi belle que le fut son existence. En effet, tout au long de sa vie monastique, cet homme de dialogue s’était préparé à l’éventualité du martyre, mais s’y était préparé dans la paix.

Depuis de longs mois il nous a bien fallu ainsi apprendre à mieux affronter la mort au creux de la vie, à situer la mort au cœur même de notre vocation chrétienne et monastique, c’est-à-dire pascale, à vivre comme en état de « mort dépassée », sans pour autant rien changer au pas de nos jours, puisqu’ils sont le lieu et la monnaie de cette victoire de la vie.

Bien plus, il pressentait qu’il lui fallait, d’ores et déjà, pardonner à celui qui porterait, le cas échéant, la main sur lui : 

Je les aime assez, tous ces Algériens, pour ne pas vouloir qu’un seul d’entre eux soit le Caïn de son frère. Mais d’avance je confie celui qui, dans sa liberté mal éclairée, deviendrait meurtrier, à la miséricorde du Père. Et si c’est à moi qu’il s’en prend, je voudrais pouvoir dire qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, lui donner toutes les circonstances atténuantes.

[…] J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à celui qui m’aurait atteint.  […] Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant ave les différences.

Au fil de ses notes qui permettent de retracer son émouvant cheminement spirituel et humain, le lecteur découvre en la personne de Frère Christian un homme épris de vérité, chérissant par-dessus tout la paix, soucieux d’établir des relations de bienveillance et de respect mutuel avec ceux qu’il appelle « ses frères. » Son message tient en ces quelques mots, résumé d’une authentique vie chrétienne que nous sommes tous appelés à partager : « Patience, Pauvreté, Présence, Prière, Pardon. » Et voici comment frère Christian commente ces « cinq piliers », les mettant en relation avec les vérités contenues dans le Coran : « Comme par hasard, Pardon est le premier nom de Dieu dans la litanie des 99, Ar Rahman, Ar Rahma. Et la Patience, c’est le dernier des 99, es Sabour. Mais Dieu lui-même est pauvre, Dieu lui-même est présent, et Dieu lui-même est prière. »

C’est d’ailleurs parce que Dieu est prière que le prieur de Tibhirine a pu faire un soir la très belle expérience de se retrouver à invoquer Jésus au moment même où, auprès de lui, l’un de ses voisins musulman s’adressait à Allah. « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » Nul doute que le Christ était présent lors de cette veillée mémorable où, chacun dans sa langue, le moine et le musulman, le Français expatrié et l’Algérien autochtone, ont uni leurs voix et se sont trouvés à l’unisson. Merveilleuse symphonie permise par l’Esprit.

En ces temps incertains où nous sommes conviés à établir un dialogue avec tout homme, quelle que soit sa confession, sa culture ou son pays d’origine, l’exemple de ces moines, martyres de la foi et martyres de la charité, est porteur d’une espérance infinie : celle que contient la vérité de ce verset de l’Evangile : « Si le grain de blé ne meurt, il reste seul. Mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits. » Puissions-nous, en ce temps de préparation à la Nativité du Sauveur, être empli de cette espérance, pour que chacune de nos petites morts à nous-mêmes soient autant de ferments d’unité entre les chrétiens et entre les religions.

 

Marie Boeswillwald

 

Christian de Chergé, L’invincible espérance – Les écrits spirituels du prieur de Tibhirine, Bayard 2010 

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