Heinz Buschkowsky, maire socialiste de Berlin-Neukölln a reçu plusieurs prix pour ses méthodes innovantes en matière d’intégration sociale. Il publiait en octobre dernier un ouvrage très personnel d’environ 300 pages, rempli d’anecdotes et d’observations sur son expérience, le message est simple : le multiculturalisme a échoué, il faut proposer une vraie intégration.
Berlin © Jean-Marie Porté
Neukölln est stigmatisé dans toute l’Allemagne comme le quartier de la violence, depuis ces incidents dans un lycée et le suicide d’une juge pour enfants. Mais à votre époque, il y avait aussi de la violence dans les rues ?
Oui, bien sûr ! Mais, j’allais dire, c’était une violence « normale », celle de jeunes coqs qui sortaient du bar éméchés et se battaient pour la même fille. Aujourd'hui, je constate une violence gratuite, quotidienne, qui éclate pour des riens et n’a aucune limite – voyez ces coups de pied dans la tête d’un jeune à terre jusqu’à ce que mort s’en suive, les lycéens qui se promènent au jour le jour avec une arme dans la poche.
Comment expliquez-vous une telle situation ?
Je crois que les évolutions de ces dernières décennies ont provoqué la remise en cause de valeurs élémentaires.
La première que je citerai, la confiance dans le dialogue. Les confrontations que ces jeunes vivent à la maison se terminent en général par la violence. Ensuite, l’égalité. Dans la plupart de ces maisonnées, l’homme et la femme ne sont pas égaux, et encore moins les différentes races. A la pointe de ce défaut de valeur, l’agressivité contre la culture européenne, virulente. Quand vous entendez dans les couloirs du lycée « ils vivent comme des allemands », ce n’est pas précisément un compliment.
Ce qui m’inquiète, c’est de constater dans la tête de ces jeunes générations l’absence de valeurs que notre société a mis des siècles à construire. Dans ma jeunesse, le creuset de ces valeurs, outre la famille, était l’association sportive. C’est là que j’ai été raboté, à rude école ! Or aujourd'hui, les valeurs qui restent à Neukölln sont « nationales » (turques, palestiniennes, etc.), donc cloisonnées et véhiculant leurs propres valeurs. Il me semble que dans ce contexte, le relativisme culturel dont nous faisons preuve est à proprement parler destructeur.
Pour vous donner quelques chiffres, dans notre quartier de 315.000 habitants, 60% des enfants sortent du système scolaire sur un échec, et, pour moi plus inquiétant encore, 75% vivent dans un milieu « RMIste » (contre 7 à 8% dans le reste de l’Allemagne), c'est-à-dire dans une ambiance familiale où la seule personne qui se lève le matin est l’enfant !
Vous parlez d’échec de l’intégration, mais qu’est-ce que l’intégration, tout d’abord ?
Eh bien, c’est pour moi tout d’abord le devoir d’inoculer à tous ces jeunes le virus de la réflexion, de la conscience. C’est pourquoi j’accorde la plus haute importance à ce vaste réseau de fonctionnaires, d’éducateurs, de membres d’association qui cherchent à former les enfants. Et c’est une tâche primordiale, car nos enfants arrivés de fraîche date reçoivent bien peu à la maison. Un sondage récent montre qu’ils sont deux fois plus devant la télé que les enfants allemands. Ce qu’ils reçoivent de leurs parents, ce sont les lois du bled, rigidifiées et absolutisées par la distance, rendues intangibles.
Or il faut que nous soyons très clairs : ici prime notre culture, celle que nous avons forgé en vivant ensemble depuis des siècles et qui nous permet de continuer à vivre ensemble. Ici c’est nous, ici ce sont nos lois – et je n’exagère pas, il faut passer le message de façon aussi simple et claire. Et ceux qui trouvent que c’est trop comme ci ou pas assez comme ça, il leur faut chercher un lieu qui leur convienne mieux. …
L'échec de l'intégration est dû à un cartel de politiciens de gauche idéologisés, de personnes dégoulinantes de bonté, de gens qui comprennent tout mieux que les autres, d’autres atteints par le syndrome de la mère-poule, d’inventeurs de la démocratie, bref, de tout un tas de citoyens qui ne trouvent pas pertinent de laisser aux gens le droit de dire ce qu’ils pensent.
Ne croyez vous pas qu’il faut plutôt accepter toutes ces cultures, les laisser s’épanouir chez nous ?
Oui, bien sûr, si vous voulez les banlieues parisiennes ou les ghettos londoniens. Mais qui serais-je pour dire « laissons les donc se taper dessus » ? Qui serais-je pour penser « après tout, ils sont trop bêtes pour comprendre les droits de l’homme » ? Et puis mon rêve, c’est celle d’une société réellement intégrée, où les gens puissent parler entre eux, se comprendre, s’enrichir les uns les autres – pas les « clusters ethniques » sur le modèle canadien, où chacun fait sa sauce chez soi.
Un chercheur d’origine égyptienne écrivait récemment qu’on ne peut même plus parler de sociétés parallèles, mais de développement asymétrique : ça diverge ! Dans 10 ans, 80% des enfants de Neukölln seront immigrants ou descendant d’immigrants, provenant de 150 pays différents. Comment voulez-vous qu’ils vivent ensemble s’ils n’ont même pas une culture commune ? Il est de notre devoir de les former, avec exigence, afin que l’immigration ne soit un stress-test massif pour notre système social, mais un phénomène réellement positif, un enrichissement pour notre société.
N’est-ce pas manquer de compassion envers ces personnes ?
Toute ma compassion va au contraire à ces familles que je connais, qui sont de fait dans une situation très douloureuse, de grande fragilité. On arrive du petit village d’Anatolie ou de huttes somaliennes, d’une vie simple et réglée dans un système social à petite échelle. Et soudain, toutes les valeurs sont remises en cause par les enfants qui posent des questions en revenant de l’école, on est jeté dans l’environnement de Berlin si anonyme, et qui plus est, il s’agit en général de personnes qui ont une position sociale qui ne leur permet pas d'avoir accès à une formation intellectuelle suffisante pour affronter tout cela. Ajoutez encore le contraste avec les coutumes violentes souvent encore en cours au pays – lapidation, crime d’honneur, polygamie, excision, maintien des fillette dans l’ignorance, etc., et la structure familiale très forte qui permet là-bas d’affronter le quotidien, et vous comprendrez la tentation immédiate du repli identitaire. Ces familles tendent tout naturellement à reconstituer le cocon protecteur, à s’isoler.
Quel regard vais-je alors porter sur eux ? Vais-je leur accorder une fausse pitié et les laisser s’enfermer dans leur souffrance ? Ou bien vais-je les croire capables du meilleur, capables d’accueillir les valeurs humaines très hautes qui ont cours chez nous ? C’est certain, une société qui ne pose aucune exigence intégrative ne peut pas s’étonner que personne ne s’intègre. Et ce ne sera pas un service rendu aux personnes dans cette situation, mais plutôt un témoignage de mépris à leur égard. Et pour nous, une bombe à retardement. Bref, mon regard est à la fois plein de compassion et d’optimisme. A ces jeunes, qui sont notre futur, il faut donner le meilleur, avec toutes les exigences qu’il comporte.
Avez-vous des exemples concrets de ce « meilleur », qui fonctionnent ?
Oh oui, je citerai en premier lieu les « Stadtteilmütter », les « mères de quartier ». Nous avons formé déjà plus de 300 mères d’origine étrangère, qui ont ensuite pour charge d’entrer dans des lieus connus comme complètement livrés à eux-mêmes. Là où pas le moindre fonctionnaire ne sera reçu, une tête féminine voilée fait des miracles, et peut simplement poser des questions : « sais-tu qu’il y a des cours de langue gratuits ? », « sais-tu que tu peux envoyer tes enfants au jardin d’enfants », etc. Bref, craquer l’écorce, initier un lien, une confiance envers la société. Ça ne m’intéresse pas qu’il comprennent soudain dix tomes d’éthique, non, juste qu’il y ait un contact. Et puis, pour ces femmes, quelle valorisation ! Nous avons déjà reçu 11 prix nationaux et
internationaux pour ce programme.
Mais il y avait aussi le problème de l’école. J’ai été effrayé par cette proviseur qui me confia : « Nous avons mis la barre trop bas. Je vois que je m’endurcis, je n’en peux plus, je pars. » De fait, elle est à Dahlem, maintenant (disons Neuilly). Mais je la comprends. Comment faire face quand les élèves n’arrivent jamais à l’heure, et ne sont même pas punissables car ils sont les seuls à se lever à la maison ; quand les profs sont accusés en permanence de racisme par des parents qui ensuite les regardent ahuris quand ils apprennent les frasques de leur progéniture, et s’exclament « mais frappez le donc ! » ; quand les enfants n’ont envie de rien car c’est bien connu, l’argent vient tout seul de l’ANPE.
Or un jour, nous avons du faire face à la fermeture programmé d’un des trois lycées de Neukölln, qui avait si mauvaise réputation qu’il n’était plein qu’à moitié, le reste fraudant la carte scolaire. On y trouvait tout à acheter, jusqu’au char T34. Nous nous sommes dit « quel sera le message envoyé au reste de Berlin par la fermeture de notre établissement ? Que les jeunes de Neukölln sont de toutes façons trop bêtes pour avoir un lycée ? » Nous avons donc remercié la direction, d’ailleurs en surmenage. Puis sommes allé chercher dans toute l’Allemagne une personne assez douée et assez folle pour relever le défi. Et pourquoi pas ? A Londres, à Copenhague, les écoles à problèmes vont chercher leurs profs directement à l’uni et débauchent les meilleurs en leur faisant miroiter la meilleure formation possible.
Ceci fait, nous avons introduit l’école toute la journée, car nos élèves ne sont pas de ceux à profiter de l’après-midi pour faire du sport ou des activités culturelles1. Nous avons mis en place des cours spéciaux d’allemand, constatant que c’était une faiblesse majeure de la plupart. Enfin, nous avons initié un système de coaching, où les élèves plus âgées peuvent se faire comprendre des plus jeunes dans un langage qui enverrait le prof tout droit en prison.
Eh bien en quatre ans, nous avons mis le lycée au niveau allemand moyen, et les parents se bousculent à nouveau pour inscrire leurs enfants. On m’a dit : « Tu veux l’Etat-providence, c’est un incroyable surcoût de payer un tel proviseur, les professeurs pour toute la journée ». Moi je dis, ça me coûte 220.000€ par an… le coût de cinq places en prison pour mineurs. Et cet argent n’est-il pas mieux placé que les 50M€ d’aides simplement alimentaires répandues par l’Etat sur le seul Neukölln ? Mieux vaut assainir le système que faire de la rustine…
C’est qu’il faut regarder les besoins réels de ces enfants, qui ne sont ni plus bêtes ni plus doués qu’ailleurs, et qui portent le poids des problèmes de leurs parents. Il faut leur donner la fois les règles et la perspective : dans cette société, tu peux avoir une bonne place.
Votre conclusion, M. Buschkowsky ?
C’est que je crois qu’il faut accepter le fait que l’intégration est un processus extrêmement douloureux, et pas du tout automatique. Mais que c’est aussi une nécessité, il en va de notre survie, de la survie d’un pays dont nous sommes fiers car il véhicule une culture du droit, du respect, de la liberté, de la rationalité, du dialogue. Non seulement parce que sans nos valeurs et notre culture commune, nous sommes condamnés à l’implosion, mais aussi parce que c’est à Neukölln que sont nos enfants, notre créativité, notre futur !
Voilà pourquoi je réagis si fortement, non pas pour tout dénoncer et aller me pendre, mais pour montrer une autre route possible : le multiculturalisme ne fonctionne pas, eh bien vive l’intégration, exigeante et pleine d’espérance.
Source : Nous reproduisons ici, sous forme synthétique, la présentation du livre "Neukölln ist überall" à l'Urania de Berlin, le 3 octobre 2012, où M. Buschkowsky a répondu aux questions de la journaliste Mme Güner Balci, elle-même enfant de Neukölln.
Notes :
1. Les lycées allemands ne travaillent que le matin, laissant l'après-midi pour les activités sportives, culturelles et artistiques.
Berlin © Jean-Marie Porté
Il a un vrai souci "politique" du bien vivre ensemble dans la cité, quitte à dire des choses pas tout à fait "politiquement" correctes… Je trouve intéressante l'idée de l'exigence comme compassion.
Merci Jean-Marie pour ce témoignage. Au cours de mes deux séjours à Neukôlln, je n'ai fait qu'entrevoir la grande diversité linguistique du quartier. Comme je remarquais un seul petit garçon blond dans une classe de maternelle circulant dans une rue du quartier avec sa maîtresse, je le faisais remarquer à mon accompagnatrice : "C'est un polonais, il n'y a pas d'enfants allemands ici" me fit-elle remarquer. L'expérience menée par le maire du quartier est interessante et mérite d'être connue: je remarque qu'elle semble facilitée par la décentralisation trés poussée du système éducatif allemand, confié aux autorités locales des landers.
La rigueur et l'humanisme familial chrétien et l'ancrage territorial par les landers resté fort en allemagne est pour beaucoup dans le bon sens de cet article, loin des prises de têtes idéologiques, courtisanes, arrogantes et hypocrites parisiennes ou plus généralement des pays centralisateurs, ou l'équilibre est rompu par le surpoid d'une capitale géante, le bobo au double discours comme le défini très bien ce maire. Mais il faut aller plus loin, la capitale n'est pas la seule garante de l'avenir de la jeunesse de son pays, c'est aussi et surtout dans les terroirs que grandissent les forces vivent qui resteront et contruiront l'avenir du pays, alors il faut voir grand et pourquoi pas un service ou travail civique obligatoire à l'échelle européenne, d'un an, pour vraiment faire entrer les jeunes de toute cultures dans une dynamique d'altruisme, de partage et d'humanisme véritablement civilisationnelle…
tout à fait d'accord: il y a surement un manque de conscience europeenne: pour s'intégrer à une culture, encore faut il que celle ci soit clairement définie et assumée.