de Bernard Lemarié 1er février 2013
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L’entreprise Birdy fondée par Denis et Florence Germain allie de façon remarquable les valeurs sociales et les impératifs du business. Après avoir travaillé pendant plusieurs années dans une ONG en Inde, ils ont développé une entreprise de manufacture textile et d’exportation qui emploie aujourd’hui plus de 1000 personnes et produit 2,5 millions de pièces par an de 1500 produits différents. Denis et Florence Germain nous dévoilent les dessous de leur aventure.
Pourquoi êtes-vous venus en Inde fonder votre entreprise ?
En 1982, après nos études en droit rural et agricole, nous avons décidé de vivre une expérience dans l’humanitaire. L’ONG Interaide nous a proposé un contrat de 2 ans à Madurai. C’était les tout premiers contrats de travail dans l’humanitaire et le développement. Paul Lesaffre a fondé en 1980 Interaide pour proposer autre chose que du volontariat et professionnaliser le développement sur du long terme. C’était sa grande idée. Il a ainsi monté Interaide sans fonds propres pour que l’association se consacre uniquement à des projets pragmatiques, et ne dépendent que de ces budgets, sans communication avec le grand public. Cette idée était novatrice dans le monde de l’humanitaire qui se focalisait plus sur la formation des consciences. Il fallait former les pauvres et les intouchables, leur faire connaître leurs droits pour les revendiquer.
Nous préférions donner du travail et créer de l’emploi. Nous avons réfléchi avec des petits entrepreneurs pour leur faire des prêts, c’était le départ du microcrédit. Nous avons suivi l’évolution de tous les programmes de microcrédit.
Quel fut votre contact avec l’Inde ?
Nous avons eu un coup de cœur avec l’Inde du sud. Dans les années 80, il y avait un protectionnisme total, le pays était fermé : ni téléphone, ni électricité dans les villages, ni eau courante, ni voitures, pas d’informations internationales sur les deux seules chaînes de TV qui diffusaient des films de musique tamoule. Nous étions probablement les seuls européens à Madurai et considérés comme des « martiens ». Nous avons été littéralement emportés par un tsunami d’émotions, de questions, d’émerveillement devant ce monde si différent et si difficile à comprendre. C’était magique.
Quels types de projets humanitaire avez-vous monté pendant 5 ans ?
Nous avons commencé avec une fabrique de papier recyclé avec des personnes qui ramassaient les vieux papiers dans les ordures, puis avec une fabrique de bois, de paniers tressés en feuilles de palmier, de cadenas. Il y avait un partenaire local pour chaque projet. Nous avons fondé chaque fois des associations indiennes, nous avons monté des partenaires avec des projets, cela a permis à des indiens de devenir entrepreneurs.
L’entreprenariat humanitaire était très mal compris à l’époque. Nous parlions argent, profit, développement, comptabilité, emploi. Les « capitalistes » que nous étions avaient de grandes discussions avec les partisans de la « conscientisation » et de la lutte des classes. Et comble du politiquement non correct : nous employions des enfants qui étudiaient le matin dans l’école que nous avions créée et travaillaient l’après-midi. Ces enfants ne seraient jamais venus à l’école sans salaire puisqu’à l’époque plus de la moitié des enfants n’étaient pas scolarisés.
Notre approche était très pragmatique, nous gérions des projets pour faire des profits et pouvoir financer le développement.
Comment êtes-vous passés de l’humanitaire à « l’entreprenariat social » en fondant votre propre entreprise textile ?
Pendant que je continuais mon action auprès d’une ONG en France, Denis, dès 1988, a décidé de mettre à profit cette connaissance de l’Inde que nous avions acquise avec Interaide, jusqu’à ce que je le rejoigne en 1994. Au début l’entreprise créée a été mise au nom d’un réfugié tamoul qui travaillait avec nous depuis 8 ans dans l’humanitaire. Par la suite, en 1994 il est parti avec l’argent, la licence d’export et le nom de la société. Ce fut une période difficile pour nous car si les clients l’apprenaient nous pouvions rentrer en France. Nous avons réuni tous nos fournisseurs indiens et avec eux refondé une entreprise que nous avons par la suite rachetée. Depuis, l’entreprise s’est développée et est passée d’une activité de trading à des activités de production.
L’Inde a beaucoup changé depuis votre arrivée, quel est l’impact sur le monde du travail ?
En 1995 ce fut l’ouverture de l’Inde aux marchés internationaux. L’arrivée d’internet et du téléphone a tout changé, D’une société quasi moyenâgeuse nous sommes passés à une société tout à un coup inondée par la modernité. Le pays a absorbé en 5 ans une évolution qui s’est faite chez nous en près de 40 ans. Aujourd’hui la croissance indienne est forte mais il est difficile de trouver sur le marché du travail de la main d’œuvre qualifiée : 17% seulement des indiens font des études supérieures. Cela a provoqué, à partir de 2007, un boom sur les salaires, de plus de 35% par an ! Aujourd’hui, malgré la crise, la hausse des salaires est de 10% par an. Cette pression provoque une grande instabilité chez les ouvriers qui manquent de fiabilité et peuvent partir du jour au lendemain. On vit un paradoxe puisque il n’y a que 7% de la population dans le secteur « organisé » (avec un travail donnant accès à une retraite et une sécurité sociale). Cela signifie que beaucoup n’ont pas de travail régulier mais travaillent de façon « sporadique ».
L’Inde a pourtant un réseau d’éducation et scolaire de premier rang, comment expliquez-vous ces paradoxes ?
L’éducation indienne est fondée sur l’autorité du groupe, il y a donc une pédagogie visant à répéter et à reproduire, en suivant l’autorité sans réflexion. Cela concerne la majorité des formations et exige de notre part un contrôle très méticuleux du travail, car cela conduit à répéter des erreurs, à déformer ,à manquer de créativité et de ne pas avoir de vision d’ensemble du produit.
D’un autre côté, il y a une formation élitiste de première qualité pour une certaine tranche de la population. Certaines familles ont monté des empires. Certains groupes comme les brahmines, qui ont toujours été chargés de la transmission du savoir, ont une « vue d’ensemble » qui leur permet aussi d’être très présents dans le monde de la finance, de la comptabilité et de la gestion dans les entreprises. Les meilleures écoles indiennes allient la créativité européenne et la capacité de travail immense des indiens. Les gens bien formés sont donc très bien formés.
Un jour, le premier ministre français Raffarin est venu à Bangalore avec quelques grands chefs d’entreprises françaises pour des rencontres avec les capitaines de l’industrie indienne. Les Français, dans un anglais pitoyable, ont demandé beaucoup d’améliorations (infrastructure des routes, électricité, transports publics, etc.) avec beaucoup de condescendance. Le directeur d’Infosys s’est levé et dans un français impeccable a dit : « Nous avons des entrepreneurs qui ont monté des empires sans routes, ne venez pas en pays conquis, nous avons la capacité de faire beaucoup sans rien ».
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