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Hannah Arendt – La banalité du mal

Le film Hannah Arendt[1] sorti sur les écrans à l’occasion des Berlinales retrace la controverse provoquée par cette philosophe juive durant le procès du nazi Eichmann. Sa soif de vérité va la conduire à être rejetée par le monde juif.

Hannah Arendt est envoyée par le New Yorker pour couvrir le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961.[2] Au lieu du monstre décrit et attendu par beaucoup, elle voit un homme. Un homme qui se défend tant bien que mal. Qui répète des phrases toutes faites, se contredit, « un élève pas très acharné au travail » comme il décrira lui-même ses échecs scolaires, un vantard et un opportuniste : « Malgré tous les efforts de l’accusation, tout le monde pouvait voir que cet homme n’était pas un "monstre" mais il était difficile de ne pas présumer que c’était un clown »[3].

Le monstre qui devait incarner toute l’horreur du nazisme, le Mal, celui qui se séparerait du reste de l’humanité, n’est pas là. Il n’est pas fou non plus, des experts seront là pour le prouver. Il y a une personne qui a suivi des règles qui l’ont conduit à exporter des centaines de milliers de juifs tout en disant que lui-même « n’avait jamais rien eu contre les juifs et qu’au contraire, il avait de nombreuses "raisons personnelles" de ne pas les haïr »[4]. Eichmann n’était pas antisémite… Alors… Pourquoi ?

Seulement « l’accusation supposait non seulement qu’il avait agi intentionnellement – mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu’il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les mobiles abjects, il était persuadé au plus profond de lui-même qu’il n’était pas un véritable salaud ; qu’en sa conscience il se souvenait parfaitement qu’il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres – ordres d’expédier à la mort des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, avec un grand zèle et un soin méticuleux ».[5] Participant d’un système où la règle n’est plus de sauver mais de tuer, il n’y a simplement plus de mal tel que nous l’entendons, simplement un être qui suit et profite d’une situation qui lui fait oublier ses lamentables échecs scolaires.

Au-delà de la défense, déjà largement utilisée à Nuremberg, du bureaucrate qui suit ce qui lui a été commandé, la question que se pose ici Hannah Arendt est celle du sens même du mal, ou de la distinction que nous faisons entre bons et mauvais, bien et mal, coupable et victime.

Le procès a un enjeu politique évident : permettre l’unité d’une Israël naissante et vacillante et affermir la place des juifs aux yeux du monde, victimes consumées. C’est pourquoi le thème qui a immédiatement entraîné l’hallali des lecteurs dès la parution des articles d’Hanna Arendt fut celui du rôle des Judenrat, dans la déportation des juifs, ces comités juifs qui ont aidé à organiser certaines déportations. Dont Hannah Arendt dit « que c’est la partie la plus obscure de cette sombre histoire ». Si le jugement historique est difficile, une chose est certaine c’est qu’Hannah Arendt attaque la trop facile distinction entre coupable et victime. Le peuple juif lui-même oscille entre victimisation et collaboration. Mais en tout homme, dans chaque choix libre, existe ce balancement entre le bien et le mal, et c’est absolument impossible de classifier « les bons » et « les méchants ». Elle dénonce le désir trop rapide de culpabiliser l’autre, de culpabiliser un peuple pour le rendre indéfiniment redevable. « Il est étonnant de voir (…) à quel point ces sentiments de culpabilité autour desquels on fait de la publicité, sont nécessairement factices. Il est presque agréable de se sentir coupable quand on n’a rien fait de mal : comme c’est noble ! Mais il est plutôt difficile et certainement déprimant d’admettre une culpabilité et de se repentir. »[6] Eichmann s’est-il jamais vraiment reconnu en conscience coupable ? En revanche, les jeunes générations allemandes n’ont cessé de construire des mémoriaux.

Hannah Arendt réfléchit à la racine du « mal radical » qui est apparu pendant la guerre, il ne s’agit plus d’une « faiblesse » humaine. Chez Eichmann, il y a un refus d’utiliser sa conscience pour dire « je », d’où une incapacité de penser. Le mal est lamentablement humain, nous dit-elle, parce qu’il correspond simplement au désir d’abdiquer de sa propre pensée au profit d’une pensée commune, d’une idée. C’est ultimement un refus de la responsabilité, une dépersonnalisation où la loi vient remplacer la conscience. Alors chacun dit « on » et ne s’implique pas. Il faut méditer « la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine – la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal. »[7] L’enfer n’est rien d’autre que les « on », incapables de poser un jugement personnel. Par cette analyse très profonde, Hanna Arendt empêche d’utiliser Eichmann comme bouc émissaire de la guerre et invite chaque homme à se remettre devant sa propre conscience, devant cette voix intérieure qui suscite notre liberté en nous proposant toujours un bien plus grand.

Pour avoir refusé un schéma simpliste justifiant les consciences des uns et culpabilisant définitivement les consciences des autres, pour avoir préféré la recherche de la vérité, Hannah Arendt a subi le martyr de se voir rejetée par les siens. « Un tel témoignage a une valeur extraordinaire en ce qu'il contribue, (…) à éviter que l'on ne sombre dans la crise la plus dangereuse qui puisse affecter l'homme : la confusion du bien et du mal qui rend impossible d'établir et de maintenir l'ordre moral des individus et des communautés. » [8]


[1] Philosophe juive allemande, élève d’Heidegger, amie des plus grands philosophes du 20e siècle de Husserl à Hans Jonas, exilée en France où elle sera internée dans le camps de Gurs, elle finit par partir à New York où elle sera un professeur et écrivain très reconnue. http://fr.wikipedia.org/wiki/Hannah_Arendt
[2] Eichmann a été une des pièce maîtresse de la déportation des juifs en Europe : maître d’œuvre logistique de Himmler, il a mis au point les différents convois et évacuations des juifs d’abord hors de l’Europe et, à partir de la conférence de Wannsee en 1941, vers la Pologne afin qu’ils y soient exterminés. En 1945, il s’enfuit pour arriver en Argentine en 1950 où il se cachera en faisant discrètement le travail de garagiste. Mais il sera enlevé le 11 mai 1960 par des représentants du Mossad dans les rues de Buenos Aires pour être jugé à Jérusalem. http://fr.wikipedia.org/wiki/Adolf_Eichmann
[3] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, ed. Folio Histoire, p. 125
[4] Idem, p. 81
[5] Id., p. 80
[6] Id., p. 438
[7] Id., p. 440
[8] Veritatis Splendor JPII , n° 93

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2 Commentaires

  1. am boutroy

    merci pour cette réflexion très claire, évitant les jugements binaires. A discuter avec nos petits enfants ados pour réfléchir à la nécessité de garder coûte que coûte notre liberté de penser et de ne pas nous laisser endormir par la bienpensanse rampante… la dictature de la pensée unique est aussi dangereuse, car apparemment indolore, que les fascismes et autres "ismes" de sinistre mémoire !

  2. JB

    Merci pour cet article. Le film est vraiment excellent. Hanna Arendt est un maître pour son attention à la réalité. Dans un procès très politisé, elle regarde les faits et les personnes sans préjugé. Elle est un maître parce que ayant été enfermée elle-même dans un camp nazi, elle regarde Eichmann sans haine ni mépris mais essaye de comprendre et surtout d'apprendre quelque chose pour l'avenir. Enfin le film met bien lumière la compassion d'Hanna Arendt pour son peuple et pour l'humanité. Elle cherche à accueillir dans son coeur la souffrance et le mal, en apportant une lumière d'espérance. 

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