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Poésie et angoisse de l’anonymat

Anne Beneteau   15 juillet 2013
Temps de lecture 3 mn

Il y a à peine un mois, le 20 juin dernier, Magdalena Abakanowicz fêtait ses 83 ans. Après des études à l'Académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle sera d'abord peintre puis sculptrice. Depuis 1961, elle utilise les matières textiles pour réaliser ses pièces tantôt identifiées au domaine de la tapisserie, tantôt à celui de la sculpture. Au cours des années 60, elle révolutionne en Europe la tradition du tissage avec une série d'œuvres qui, faute de termes pour les décrire, empruntent le nom de leur auteur et deviennent les Abakans. Puis, en 1973-1974, le corps humain devient le sujet et le support de nouvelles formes : c'est le cycle des Altérations qui se poursuivra, sous différents aspects, tout au cours des années 1970.


CC BY-SA Harvey Barrison

Elle est connue entre autres, pour le cycle des « Foules », qu’elle réalisa entre 1986 et 1991 exposant un impressionnant ensemble de cinquante à soixante figures acéphales debout ou assises.

« De nombreuses sculptures d’Abakanowicz abordent la foule comme thème principal. Il s’agit d’un grand nombre d’individus, ou de coquilles d’individus, sans têtes, parfois sans bras qui se ressemblent sans être identiques. La foule est une image troublante pour Abakanowicz, car il s’agit là de perte d’identité, d’une volonté commune qui dépasse les hommes qui la composent. Sa puissance étrange se retrouve quand l’on marche parmi ces sculptures à l’allure identique, dont chacune détient, dans sa démarche propre une humanité émouvante. »[1]

A première vue, l’artiste nous plonge dans une réalité qui peut apparaître sombre, à l’image d’une guillotine moderne qui anéantit peu à peu l’humanité, qui laisse un univers mort, sans tête.

 « Des êtres humains qui ne sont que des êtres humains sont fatalement réduits à l’identique. L’œuvre d’Abakanowicz s’y oppose – si ces figures ont la même allure, la même forme, chacune est fabriquée séparément et chacune gagne dans sa fabrication sa propre texture, ses propres détails. Cette variation infinie est une nécessité de l’existence physique dans laquelle toute répétition est impossible. Mais s’il y a variation, il n’y a pas réellement de différenciation, d’individualisation. »[2]

En effet, en s’approchant, l’unicité se dessine, l’identité se révèle au-delà d’un corps sans tête. Les corps en mouvement sont comme en attente. Attente d’un sens, d’un dialogue, d’un chant. L’œuvre dégage à la fois un cri et une exigence de l’humanité. « Comme l’Homme qui marche d’Auguste Rodin, ces fragments sans tête se montrent avant tout comme êtres humains – universels, abstraits, sans spécification quelconque. Ils y gagnent une expression plus attachante et parlante que celle d’un être humain entier qui aurait, avec sa tête, une identité à soi l’empêchant de s’identifier complètement avec son interlocuteur. »[3]

L’être humain est un tout, chargé de désir. L’artiste par son œuvre nous invite à aller plus loin que cette décapitation matérielle et visuelle. Elle interroge l’humanité et l’individualité.

« Son œuvre devient le témoignage d'un drame personnel en ce sens qu'il est une prise de conscience tragique de notre existence temporaire. »[4] Une invitation à l’humanité à répondre : Toi, dis-moi pour quoi tu vis, dis-moi ce qui te fait vivre ?

« Son grand succès réside dans le fait d’avoir su exploiter à la fois la poésie et l’angoisse de l’anonymat, la tension entre le pouvoir de la foule et la fragilité de l’existence humaine que celle-ci ne pourra pourtant jamais détruire. »[5]


[1] Cf. Hannah Arendt, Origins of Totalitarianism (New York : Schoken Books, 1951)
[2] Article publié le Jeudi 29 juillet 2010 sur « elles@centrepompidou » réalisé par Juliette Calvarin, : Magdalena Abakanowicz – à condition d’être humain
[3] Cf. Hannah Arendt, Origins of Totalitarianism (New York : Schoken Books, 1951)
[4] Tiré de l’article publié sur www.erudit.org "MAGDALENA ABAKANOWICZ L'IMAGINAIRE ET LE MONDE ORGANIQUE" de  Claude GOSSEUN
[5] Cf. Hannah Arendt, Origins of Totalitarianism (New York : Schoken Books, 1951)
 
 
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