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Le camp de réfugiés – Mario Luzi

Mario Luzi (1914-2005) fut l’un des poètes italiens « les plus importants du XXème siècle » selon Jean-Yves Masson. Evoluant de l’hermétisme à l’incarnation, son regard empreint d’une spiritualité non feinte, d’abord « gouverné par l’angoisse », devient peut à peu « la pitié qui sonde, qui voit ».  Et comme le souligne son traducteur, les mots de pitié et de piété se confondent dans l’italien « pietà » : « le regard vraiment pieux est celui qui porte en lui, non pas cet attendrissement moite et sans engagement personnel qu’implique le mot français pitié, mais cette "bonté forte" dont parle Jean Genet à propos du regard des autoportraits de Rembrandt ».


CC BY-SA beatrice.dillies@ladepeche.fr

Tirés de « Honneurs du vrai » (1957), ces deux poèmes Le long du fleuve et Le camp de réfugiés évoquent une même vision, celle d’un campement de réfugiés sur la rive de l’Arno. Leurs maisons avaient été détruites par la guerre et non reconstruites (note p. 316). « Le paysage est celui des hommes, / qui, par absence d’amour, / apparaît désuni et étrange. » Mais pour le passant interpellé : « C’est plus clair que jamais : la souffrance / pénètre dans la souffrance d’autrui / ou bien est vaine ». Dès lors, ces fresques rendent le « spectacle jusque dans la nuit / de migrations sans mouvement, sans / paix, que le juste, élu pour l’expiation, / debout contre le montant de la porte, contemple. »

Que ces poèmes nous aident à contempler avec cette intensité, cette conscience, le destin des réfugiés de Syrie et d’ailleurs.

Le long du fleuve
Celui qui sort voit des signes imprévus,
des rapiéçages de neige sur les monts. Le froid
de Pâques est cruel pour les fleurs,
il fait empirer les faibles, les malades
et plus d’un, ayant perdu tout espoir,
frissonne dans son écharpe et son col relevé.

Si je te rencontre, je n’y suis pour rien,
je longe le cours du fleuve rapide
là où il s’insinue entre baraque et tertres.
Lieux où le vagabond, joueur de flûte
ou lanceur de couteaux, ravive
le feu, approche un instant ses mains,
s’endort ; le vieillard lâche son chien
le long de la levée, regarde le courant,
et l’homme debout sur le bac explore
le fond avec sa perche et continue
des heures et des heures, jusqu’à ce que dans les masures
on pose sur la table les lampes.

Le paysage est celui des hommes,
qui, par absence d’amour,
apparaît désuni et étrange.
Et toi, comme tu rôdes solitaire !
C’est plus clair que jamais : la souffrance
pénètre dans la souffrance d’autrui
ou bien est vaine
– non pas, voudrais-je, comme fleuve froid
mais comme feu de communion…

Amour difficile à offrir,
difficile à recevoir. S’il ose
il se trouble, il éprouve le froid du serpent ;
mais s’il n’ose pas, il erre inassouvi,
plus pressant d’âge en âge, de vie en vie.
Le fleuve coule, et ses remous tournoient,
la famille réunie pour le dîner
brûle l’attente, partage la nourriture.
Il tonne, par moments il bruine. L’herbe pousse.

 

Le camp de réfugiés
La femme monte lentement et décroche
des haillons, sous le ciel qui menace,
étendus entre des poteaux. Le chien gémit,
donne corps aux ombres.

Ce sont des signes d’une journée orageuse
sur le dédale des terre-pleins et des excavations,
ce sont des hommes comme des hordes qui font halte
ou des marchandises retenues à la douane, accueillis
sous des tentes ou dans des masures, à demeure
ou de passage – spectacle jusque dans la nuit
de migrations sans mouvement, sans
paix, que le juste, élu pour l’expiation,
debout contre le montant de la porte, contemple
entre deux pluies, entre deux chutes de neige.

Le vent apporte une rumeur d’eaux sourdes.
Que fais-tu ? que fais-tu ? Tu te perds dans ce mystère.
L’homme nouveau venu dans ces lieux hésite, ne sachant
quel chemin prendre, l’autre, pêcheur
d’anguilles ou de sable, passe outre,
troue avec assurance cette nappe humide
descendue sur le fleuve parmi les éclairs de la foudre.

Prémices du désert, poèmes 1932-1956, préface de Jean-Yves Masson. Traduit par Jean-Yves Masson et Antoine Fongaro. Poésie Gallimard, Paris 2005

 

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