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Hans Urs von Balthasar, un théologien à la manière de Saint Jean

Il y a 25 ans, en 1988, mourait Hans Urs von Balthasar, prêtre et théologien suisse, que Jean-Paul II avait créé cardinal. Cet anniversaire est pour nous une occasion de nous approcher de l'existence et de l'œuvre de ce grand théologien.

« Nous pouvons appeler cette figure du chrétien, qui est en même temps pure grâce du Père, qualité de membre du corps mystique du Christ, finalement lui-même, l'homme, dans toute sa réalité concrète, mais à l'intérieur de la rédemption, nous pouvons, dis-je, appeler cette figure sa mission. » [1] Davantage qu’un thème particulier qui trouverait sa place aux côtés d’autres thèmes, la mission est au cœur de l’œuvre de Balthasar, car elle est au cœur de sa contemplation du mystère chrétien. La vie théologale, autrement dit la sainteté, n’est pas mesurée par l’effort de l’individu vers la sainteté de Dieu, mais par la mission objective conférée par Dieu à l’individu, et qui transforme la subjectivité de ce dernier à la mesure de son accueil, la conformant à celle du Christ. Chaque fois qu’il se penche, comme il aimait tant le faire, sur une figure particulière dans l’histoire de l’Eglise – qu’il s’agisse d’Origène, de Maxime le Confesseur, de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ou encore de Romano Guardini – c’est de cette mission que Balthasar part à la recherche, mission qu’il savait exhumer du riche terreau d’une vie, comme le trésor caché dans le champ de la parabole. La mission, enracinée dans l’unique mission du Christ, est « ce à la disposition de quoi [le chrétien] doit placer et tenir toute sa nature, afin qu'elle trouve, dans ce don de soi, dans ce service de Dieu, son achèvement propre, suprêmement personnel, au-delà de ses possibilités, naturelles et imparfaites. Ce aussi dans quoi elle se voit infailliblement conférer un pouvoir et une fécondité bien supérieures à ses propres forces. » 25 ans après sa mort, survenue en 1988, avant-veille du jour où devait officiellement lui être remise la barrette cardinalice, la fécondité de Hans Urs von Balthasar est telle que les fruits de son œuvre et de sa vie nourrissent l’Eglise toute entière. Avec la distance que donnent les années, c’est notre tour de nous pencher sur son existence et sur son œuvre et de nous demander quelle fut sa mission, quel est le trésor unique que l’Esprit a déposé en lui et qu’il nous offre à travers lui.

Une première observation s’impose d’entrée de jeu, un paradoxe qui fait partie intégrante de la vie et de l’œuvre de Balthasar, à savoir que sa mission est non seulement indissociable de celle d’Adrienne von Speyr, mais qu’elle ne peut se comprendre qu’au service de cette dernière. Lorsqu’en 1940 il rencontre pour la première fois la jeune protestante alors intérieurement révoltée par la mort précoce de son mari, Balthasar lui ouvre le sens de la troisième demande du Notre Père, Que ta volonté soit faite. A ces mots, la porte du mystère chrétien s’ouvre soudain en grand pour Adrienne : mystère d’humble obéissance – et non d’identification héroïque – au toujours-plus-grand de la volonté divine. Suite à cette expérience fondatrice, Adrienne devient catholique et commence à recevoir d’innombrables grâces mystiques, qui culmineront dans la contemplation et dans l’expérience de la Passion du Seigneur. Elle est également douée d’un charisme prophétique qui lui permet de traduire verbalement le contenu objectif de ses expériences mystiques. Au total, c’est l’équivalent de plus de cinquante livres que Balthasar prendra humblement sous sa dictée, de telle sorte que le tiers de son œuvre, lui en qui Henri de Lubac voyait « l’homme le plus cultivé de son temps », est en réalité, littéralement, l’œuvre d’une autre. Balthasar se met au service d’Adrienne, non pas en qualité de secrétaire, mais en qualité de disciple, reconnaissant l’objectivité et l’importance de la mission d’Adrienne et avouant humblement : « L’œuvre d’Adrienne me paraît beaucoup plus importante que la mienne. » [2] Impossible, donc, de parler de la mission de Balthasar sans parler de leur mission commune, comme il s’en explique lui-même dans le livre Genèse et principes de l’Institut Saint-Jean : « Ce livre, dit-il, a d’abord un but : empêcher qu’après ma mort, on essaie de séparer mon œuvre de celle d’Adrienne (…). Il prouvera que ce n’est en aucune façon possible. » [3] Quels sont donc les traits principaux de la mission de Balthasar et d’Adrienne ? Sans prétendre épuiser la question, on peut relever trois axes de cette mission, que l’on caractérisera ainsi : une mission mariale et ecclésiale, une mission johannique, une mission de compassion.


Adrienne von Speyr

Une mission mariale et ecclésiale. C’est sans doute un des apports les plus fondamentaux de Balthasar que d’avoir su reformuler l’existence chrétienne à partir de son centre évangélique : Marie. Face à un christianisme « moderne » qui oscille entre le formalisme (être chrétien c’est obéir à des règles chrétiennes, morales ou dogmatiques) et le subjectivisme (être chrétien, c’est m’unir au Christ dans une expérience individuelle de prière), Balthasar revient à la fondation que nous donne le Christ lui-même : « Voici ta mère. » « Par la foi, par l'amour et par l'espérance, écrit Balthasar, la personne [de Marie] s'est faite si souple dans la main du Créateur qu'il peut élargir cette conscience individuelle et privée pour en faire une conscience ecclésiale, ce que la théologie ancienne a coutume d'appeler, depuis Origène et Ambroise, une anima ecclasiastica. » [4] Pour devenir et demeurer chrétien, il n’est d’autre voie que celle empruntée par le Christ lui-même : devenir fils de Marie, permettre qu’elle engendre en nous la foi, l’espérance et la charité, ou comme aimait le dire saint Louis Marie Grignon de Montfort, avec sa simplicité qui va droit au cœur du mystère, permettre qu’elle forme en nous son fils. A partir de ce centre, toutes les autres dimensions de l’Eglise – la dimension sacramentelle, ministérielle, la papauté – prennent leur place. « Cette féminité de l’Eglise embrasse tout. Par contraste, l’office ministériel rempli par les apôtres et par leurs successeurs masculins n’est qu’une pure fonction au sein de cette réalité fondamentale. » [5] L’être chrétien se prend donc à partir de la première et (pourrait-on dire en parodiant Nietzsche) de l’unique chrétienne : Marie. Et la vertu fondamentale du chrétien, manifestée pleinement en Marie de l’Annonciation à la Croix, c’est l’obéissance, la disponibilité. « Qualitativement, la foi de Marie qui "laisse faire" devient la forme déterminante intérieurement offerte à tout être et à toute activité au sein de l'Eglise Catholique. »[6]

Une mission johannique. Si être chrétien consiste à mettre son existence sous l’influence formatrice de Marie, c’est donc qu’une place très privilégiée revient à celui qui reçut de Jésus la mission de « recevoir Marie chez lui ». Balthasar fait à ce sujet une audacieuse analogie entre Pierre et Jean. De même qu’en raison de l’importance de sa mission (« affermis la foi de tes frères », « pais mes brebis ») la figure de Pierre ne peut rester sans successeurs dans l’histoire de l’Eglise, la figure de Jean elle aussi, dit-il « ne peut à aucun prix demeurer vide et sans successeur »[7]. En quoi consiste donc la mission de Saint Jean et pourquoi est-elle si importante ? Il est, nous dit Balthasar, celui qui se tient au pied de la Croix à la place de Saint Pierre, et qui y reçoit en son nom le testament de Jésus : le sang, l’eau et la Mère. « Cette place, écrit Balthasar, est occupée surtout par les saints qui ont une mission non officielle et dont l'authenticité se manifeste par les relations qu'ils nouent entre l'Eglise mariale et Pierre, continuant à dire oui à l'une comme à l'autre, même s'ils semblent par là relégués hors de tout lieu. » [8] Et ce qui permet à Jean de suivre quand Pierre se détourne et renie, c’est qu’il se définit ni par ses capacités humaines ni par son rôle dans le cortège apostolique, mais par sa relation au Seigneur : il est « le disciple que Jésus aimait ». Saint Jean, c’est la gratuité de l’amour et de la contemplation, une gratuité qui ne s’oppose pas au ministère, mais qui au contraire lui vient au secours : animé d’un amour filial envers Marie et d’une « sollicitude quasi-maternelle » à l’égard de Pierre et de ses successeurs, Jean assure en sa chair l’unité de l’Eglise, en permettant que le ministère ne se sépare pas irréparablement de l’amour. De ce fait, il est lui-même déchiré entre la vision de l’Immaculée d’une part et l’infidélité de Pierre de l’autre, et se tient comme en son lieu propre dans le lieu le plus douloureux, à l’endroit de la plaie qui s’ouvre dans le corps du Christ et qui sans cesse menace de le diviser : « Au sein de la charge pastorale, la différence qui existe entre les "mercenaires" (qui sont le grand nombre) et les vrais pasteurs qui sont "fils", produit dans l'organisme de l'Eglise comme une déchirure constitutive, souffrance dont témoigne sans cesse les "gemitus colombae" et plus profondément le Seigneur crucifié de l'Eglise. »[9] La mission de Jean et de ses successeurs est celle de demeurer, avec Marie et tout proche d’elle, au pied de la Croix.

Une mission de compassion. A n’en pas douter, la mission de Balthasar s’inscrit dans la « succession de Saint Jean », et comme Saint Jean lui-même, sa place propre fut au pied de la croix. Toute sa vie il s’est gardé de se voir assimiler au ministère, tantôt refusant les postes académiques qu’on lui faisait miroiter (comme la chaire Romano Guardini de Munich) tantôt providentiellement empêché d’y accéder (la Congrégation pour l’éducation s’oppose à la proposition qui lui est faite par la faculté de théologie de Tübingen). Mais ce qui sera autrement plus douloureux que cette absence de position académique, c’est la demande qui lui sera faite par le supérieur de l’ordre Jésuite de quitter la Compagnie de Jésus. La tension monte vers la fin des années 40, alors que Balthasar et Adrienne von Speyr ont entrepris de jeter les bases d’une communauté nommée fort à propos « l’Institut Saint Jean » (Johannes Gemeinshaft). Le Supérieur de la Compagnie, refusant de prendre la responsabilité du charisme d’Adrienne, met Balthasar devant l’alternative : abandonner sa collaboration avec la mystique, ou quitter la Compagnie. En 1950, Balthasar décide en conscience et « en obéissance à Dieu » de quitter cette Compagnie qu’il aimait tant, décision dont il dira qu’elle fut la plus douloureuse qu’il ait jamais prise. Comme le Christ lui-même qui n’avait pas une pierre où reposer sa tête, Balthasar est laissé sans position, sans ministère, sans maison et sans revenu. Celui qui est aujourd’hui unanimement reconnu comme un des tous grands théologiens catholiques continue alors sa descente et se voit réduit au silence par la Congrégation pour les séminaires et universités, laquelle prend acte de sa sortie de la Compagnie et lui interdit toute activité d’enseignement. Cette déchirure dans l’Eglise, Balthasar en a donc fait l’expérience dans sa propre chair. Et s’il ne fuit pas, s’il ne se détourne pas, c’est qu’il reste, soutenu par la conscience de sa mission et par l’amitié d’Adrienne, les yeux levés vers le crucifié. Balthasar ne rêve pas l’Eglise mais il la contemple et la reçoit en sa source, comme un mystère d’amour et d’iniquité à la fois : du côté transpercé du Christ sur la Croix. Dans un article publié en 1972 et intitulé « Pourquoi je reste dans l’Eglise », Balthasar écrit ces mots, dont nous savons aujourd’hui combien ils lui étaient personnels : « Je reste dans l’Eglise parce qu’elle est l’Eglise des saints, des saints cachés et de quelques-uns qui sont, contre leur gré, exposés en plein jour. […] Ils sont humbles, c’est-à-dire que la médiocrité de l’Eglise ne les empêche pas de se sentir définitivement solidaires d’elle, car ils savent bien que, sans l’Eglise, ils ne trouveraient pas leur chemin vers Dieu. Ils ne s’avancent pas vers Dieu en faisant cavalier seul et en négligeant l’Eglise du Christ. Ils ne combattent pas la médiocrité par la contestation, mais en stimulant les meilleurs, en leur communiquant leur ardeur, en les amenant à s’enflammer. Ils souffrent à cause de l’Eglise, mais ils ne cèdent pas à l’amertume et ne vont pas bouder dans leur coin. Ils ne se mettent pas non plus à l’écart pour former des groupuscules, mais jettent leur feu en plein centre. »[10]

L’amitié avec Adrienne, qui durera jusqu’à la mort de celle-ci en 1967, a informé l’œuvre et la vie de Balthasar en deux sens fondamentaux qui ont concouru à lui donner sa note proprement johannique. D’une part les expériences mystiques d’Adrienne (de la contemplation de la Passion à l’expérience des « états d’enfer ») conduiront Balthasar et le maintiendront toute son existence au cœur du drame de la Passion. Les jeux intellectuels et l’abstraction sont obscènes et scandaleux en face du mystère de la souffrance. S’il fut un grand théologien, il ne fut pas, comme il aimait à le dire, un « théologien assis », mais un « théologien à genoux », un théologien à la manière de Saint Jean, dont la tête reposait sur le cœur du Christ. D’autre part, l’amitié avec Adrienne maintiendra toujours Balthasar, tout « grand » qu’il fût, dans une position seconde et dans une reconnaissance que sa mission – comme d’ailleurs toute mission dans l’Eglise – est participation à la mission d’un Autre. En un mot, elle le maintiendra dans une attitude d’écoute et de service, dans cette attitude mariale et contemplative qui seule nous ouvre les portes du Mystère.

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[1] Balthasar, la prière contemplative
[2] Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 9
[3] Ce phénomène de « mission commune » n’est pas unique dans l’histoire de l’Eglise : que l’on pense à Saint François et Sainte Claire, Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d’Avila, ou encore Saint François de Sales et Sainte Jeanne de Chantal.
[4] Balthasar, Qui est l'Eglise ?, p. 70
[5] Balthasar, Marie dans la doctrine et la dévotion de l’Eglise, in Marie, l’Eglise en sa source, livre cosigné par Balthasar et Ratzinger.
[6] Balthasar, Le complexe anti-romain, p. 235
[7] ibid., p. 255
[8] ibid.
[9] ibid., p. 207
[10] Pourquoi je reste dans l’Eglise, Points de Repère, éd. Fayard, 1973, p. 250

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1 Commentaire

  1. Bruno ANEL

    Merci Paul pour cette synthèse sur un auteur difficile. Il est curieux de constater que trois grands théologiens (Balthasar, Congar, de Lubac) ont été condamnés au silence à la même époque puis faits cardinaux par Jean-Paul II. L'Eglise a une façon bien à elle de traiter ses serviteurs.

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