Nelson Mandela est mort le 5 décembre dernier. Des funérailles grandioses ont été l’occasion pour le monde entier de pleurer la plus grande figure de l’Afrique moderne. Beaucoup d’hommes politiques en ont profité pour récupérer le personnage et beaucoup aussi n’ont pas caché leur énervement devant tant d’hypocrisie et d’hyperboles faisant de Nelson Mandela une icône de leurs propres rêves. On n’a pas manqué de rappeler aussi que Madiba ne fut pas seulement l’apôtre de la paix, mais que s’il fut condamné à perpétuité par le justice de Pretoria, c’est pour avoir été à l’origine de la lutte armée de son Parti, l’ANC.
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Le Congrès National Africain était né en 1912, pour la défense des droits des Noirs, inspiré par la « non-violence » du Mahatma Gandhi, fondé par Pixley Stone qui commença sa lutte contre les inégalités raciales dans ce pays de l’Afrique du Sud alors qu’il était tout jeune avocat. Mais Nelson Mandela va rompre avec cette vénérable tradition en 1955, sept ans après l’institution du système politique de l’apartheid en 1948 : « Le temps de la résistance passive est terminé. La non-violence est une stratégie vaine et elle ne renversera jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à tout prix. La violence est la seule arme qui détruirait l’apartheid. » En 1960, il fonde « l’Umkhonto we Sizwe », « le glaive de la nation », branche armée de l’ANC, à la suite de quoi, il part en Algérie pour y recevoir un entrainement de commando terroriste. Revenu d’Algérie, il organisera plus de 200 attentats en 18 mois, causant la terreur dans le pays et des centaines de morts. Il sera arrêté le 11 juillet 1963, puis jugé pendant deux ans, condamné à la réclusion à perpétuité à l’âge de 46 ans. Il passera alors 27 ans en prison, dont 20 sur Roben Island au large du Cap, dans une cellule grande comme un mouchoir de poche, à casser 10 heures par jour des blocs de chaux. Sa condamnation était juste, justifiée par les horreurs dont il fut l’instigateur. Pour autant, il ne faut pas oublier les faits qui pouvaient justifier une lutte armée dans la mesure où, depuis des décennies, les Noirs étaient opprimés et humiliés et réclamaient leurs droits les plus élémentaires sans succès, jusqu’à l’institutionnalisation de l’injustice avec l’apartheid.
En 1948, les élections donnent le pouvoir au « Parti National Purifié » de Daniel François Malan. Seuls les Blancs et les Métis ont voté, soit 5 millions de personnes. Les Noirs et les Indiens, 25 millions de personnes, n’ont pas le droit de vote. Malan a été élu sur cette idée simple : « Le nègre à sa place ». Le but du PNP est de séparer hermétiquement les deux communautés. « Apartheid » veut dire « séparer » en afrikaans. En 1948, la loi « Immorality Act » interdit toute relation sexuelle entre races différentes pour conjurer ce que le régime en place redoute le plus, « le mélange des sangs ». Suit la « Population Registration Act » qui impose à chaque citoyen de déclarer son groupe racial. Pour être blanc, il faut prouver avoir deux parents blancs, et être reconnu comme tel par la société. Le régime entreprend de classifier l’être humain, provoquant des retournements de situations qui vont détruire des vies entières. Un tel se croyait blanc, le voilà métis, un autre est noir et doit quitter son école, changer de quartier, quitter sa fiancé ou son petit ami… Pour stigmatiser ces frontières raciales, on impose aux Noirs un « pass », petit carnet où sont consignées toutes les informations sur la personne et qu’il faut pouvoir présenter à tout instant pour se déplacer, pour travailler, se marier, aller à l’église… La loi « Group Areas Act » instaure les zones où doivent habiter les populations noires : les « township », banlieues de misère et les « homelands », immenses réserves dans les campagnes. C’est Hendrik Verwoerd le véritable artisan de l’apartheid. C’est lui qui fera ces lois et des centaines d’autres, réglant jusque dans les détails les plus infimes la vie des Noirs, leur imposant des restrictions et des vexations à l’infini. Il sera assassiné le 6 septembre 1966 et remplacé à la primature par Vorster qui continuera avec acharnement son œuvre ignoble.
La lutte armée de l’ANC et du parti communiste ne s’arrête pas avec l’emprisonnement de Madiba. La lutte ne cessera véritablement jamais. Elle fera des milliers de victimes dans les deux camps. Blancs comme Noirs sont également coupables des pires horreurs.
Tout le monde connaît le cliché de Sam Nzima, photographe pour le journal Star, qui photographie la mort de cet enfant, Hector Peterson, le 16 juin 1976, tué par la police lors d’une manifestation d’écoliers révoltés de devoir apprendre l’afrikaans, la langue inventée par les Blancs, déformation du hollandais : « C’est alors que surgit du chaos une vision digne de la pietà de Michel Ange. Une pietà où le Christ descendu de la croix est un enfant noir couvert de sang ; où la Vierge qui le porte dans ses bras est un adolescent en salopette, le visage tordu de terreur ; où Marie-Madeleine à leur côté est une fillette en larmes implorant pitié de la main. Trois personnages d’enfants qui illustrent dans leur douleur l’horreur subite qui vient d’éclater (…). Aucune image ne symbolise mieux la tragédie sud-africaine. »
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Depuis sa prison, Nelson Mandela reste l’âme de cette lutte pour la justice. Sa vision de l’avenir est claire, il l’a longuement exposée lors de son jugement : il ne veut pas « les Blancs à la mer ! », il veut dénoncer une « loi immorale, injuste et intolérable. Notre conscience nous dit que nous devons protester contre cette loi, que nous devons nous opposer à elle, que nous devons essayer de la changer. » Ce qu’il veut c’est « des droits politiques égaux (…), c’est la tyrannie qui règne dans ce pays qui a fait de moi un criminel pour le seul idéal que je défends. » Cette ligne, Mandela va la tenir, malgré ses années interminables de prison. Lorsqu’il en sort 27 ans plus tard, le 11 février 1990, il répètera la même chose : les Blancs sont des sud-africains comme les autres mais les droits civiques doivent être les mêmes : « un citoyen, un vote », « le rêve pour lequel je suis encore prêt à mourir ».
L’Afrique du Sud à la fin des années 80 est au bord de la guerre civile à cause d’une économie atrophiée par les sanctions économiques internationales qui pèsent contre elle depuis des années. Le mur de Berlin tombe et avec lui s’éloigne la crainte du communisme tant redouté par les afrikaners. 40% de la population noire active est au chômage, des violences extrêmes ensanglantent le pays… Frederik Willem De Clerk devient premier ministre en août 1989, pour sauver la situation et, certainement piloté par les Etats-Unis, il annonce aussitôt des négociations avec l’ANC pour une nation où tous les hommes jouiront de droits égaux, ainsi que la libération des prisonniers politiques dont le plus connu, Nelson Mandela.
De ces négociations sortiront la fin officielle de la lutte armée de l’ANC et la fin de l’apartheid. Si les massacres continuent, notamment de la part des Zoulous, Madiba fera tout pour les arrêter ; au risque de sa vie, il va dans le repère des Zoulous et prononce son fameux discours : « Jetez vos sagaies et vos haches à la mer ! Laissez tomber vos casse-têtes ! Nous sommes frères, faisons la paix ! » Les milices d’extrême-droite surenchèrent de violence et les massacres de toutes parts continuent. En mars 1992, De Klerk organise un référendum sur la suppression de l’apartheid. 69% des Blancs y sont favorables. Cette écrasante majorité lui permet de se libérer de l’extrême-droite et d’organiser la première élection démocratique de l’Afrique du Sud prévue pour le 27 avril 1994. Fort de son même message de réconciliation et d’égalité Blancs/Noirs, Mandela est élu Président de la République de l’Afrique du Sud : il s’attachera à réaliser ce qu’il prononcera le jour de son investissement : « Que jamais, jamais, jamais plus, ce beau pays ne connaisse l’oppression d’un homme par un autre (…). Que règne la liberté, que Dieu bénisse l’Afrique ! »
Avec l’archevêque anglican Desmond Tutu, il va chercher à réconcilier le pays en instaurant notamment une commission nommée « vérité et réconciliation ». Sept mille criminels s’y rendront pour avouer leurs crimes, moyennant quoi, ils bénéficieront d’une amnistie totale. Les deux hommes réalisèrent l’impossible en évitant un génocide (même si aujourd’hui encore les violences et les massacres continuent).
Mandela fera un mandat présidentiel puis il se retirera de la vie politique en 1999. Le bilan de ses années au pouvoir est plus que mitigé. L’Afrique du Sud n’a fait que s’enfoncer de plus en plus dans la violence, la corruption, l’anarchie et la perte de compétitivité économique.
Pourtant on ne peut nier la grandeur d’âme de cet homme qui chercha des voies de réconciliation dans un pays brisé en deux, voire en mille morceaux, tant la société sud-africaine est complexe, depuis trois siècles, depuis l’arrivée des premiers colons hollandais en 1652. Tout criait vengeance de siècles d’humiliations et de vies brisées.
Sa lutte pour la justice contre des lois indignes peut inspirer les nouvelles générations politiques car le cœur de l’homme finira toujours par se rebeller contre l’injustice… et de nos jours elles sont nombreuses, ces injustices, même si elles sont maquillées par l’hypocrisie démocratique et le politiquement correct.
Il aura été avec ses grandeurs et ses limites « un veilleur » et un homme libre qui illustre bien cette poésie de Jean Paul II :
La liberté, est-elle une conquête perpétuelle, ne peut-on
simplement la posséder ?
Elle nous vient comme un don, mais elle se maintient
dans la lutte.
Don et lutte s’inscrivent dans nos feuillets secrets, et
pourtant manifestes.
La liberté tu la paies de toute ta personne.
C’est pourquoi tu appelleras liberté celle qui, alors que tu la paies,
te permet d’être toujours
de nouveau en possession de toi-même.
A ce prix nous entrons dans l’histoire, nous pouvons
aborder les siècles.
(…)
Faible est le peuple quand il accepte sa défaite,
Quand il oublie qu’il reçut la mission de veiller
Jusqu’à ce que vienne son heure.
Car sur l’immense cadran de l’histoire, les heures viennent toujours.
Voici la liturgie de l’histoire
(…)
Ô terre qui ne cesse
D’être une parcelle de notre temps.
Ayant appris la nouvelle de l’espérance ;
Nous allons traversant ce temps en quête d’une terre
Nouvelle.
Et toi, nous t’élèverons, terre antique,
Comme fruit de l’amour des générations,
Amour qui a vaincu la haine. »
(Jean Paul II, Quand je pense patrie,
dans Mémoire et identité, Flammarion, p. 92)
Toutes les citations sont tirées du livre de Nelson Man.
Merci de rendre justice à l'autre artisan de la fin de l'apartheid, Frederik Willem de Klerk, dernier président blanc de l'Afrique du Sud. Il reçut avec Mandela le prix Nobel de la paix en 1992. Si Mandela sut faire taire les désirs de vengeance des siens, De Klerk eut le courage de convaincre les Afrikaneers de renoncer à leur domination. Pour faire la paix, il faut être au moins deux.