Je suis allé passer récemment une semaine dans l’une des bases de volontaires qui parsèment la côte Est du Japon. Le tsunami dévastateur du 11 mars 2011 a fait naître beaucoup d’aides, tant sur le plan matériel que sur le plan humain et nous ne pouvons que nous émerveiller de la capacité des Japonais à s’organiser collectivement pour faire face aux calamités naturelles qui les touchent régulièrement.
Pourtant en parcourant pour la première fois ces côtes japonaises affectées par le tsunami, une interrogation sourd : où est passé cet effort gigantesque de reconstruction du pays dont j’ai entendu parler ? Je suis pourtant témoin d’une activité intense : beaucoup de tractopelles, beaucoup de camions, beaucoup de chantiers, une activité forestière bien visible. Pourtant ces côtes restent aujourd’hui vides. Un terrain vague, comme un « no man’s land » a remplacé des centaines de lieux où les touristes venaient trouver, avant le tsunami, des panoramas somptueux et une vie foisonnante.
En ce qui concerne les personnes, c’est l’inverse. La vie a dû continuer et l’impact réel du tsunami est en grande partie invisible. Nous pouvons passer du temps avec les survivants du drame et rien ne transparaît. Le terrain vague, les décombres sont à l’intérieur. La surface ne révèle pas le drame, sauf rarement. Et pourtant pour tous la vie a basculé : certains ont perdu des membres de leur famille, des amis proches. Beaucoup de corps n’ont pas été encore retrouvés. Certains ont perdu leur maison, leur outil de travail. Pour beaucoup, la vie a dû repartir de zéro. Pour tous, tous les jours, le spectacle qui s’offre à eux est un rappel du terrible événement. Songez que le paquebot qui a été déplacé à l’intérieur des terres n’a pu être démonté qu’après deux ans et demi. Les rails dévastés de la ligne ferroviaire qui longeait la côte commencent tout juste à être retirés…
Cependant, la réalité est plus dure encore : une partie de la vie a « émigré » ; en effet, beaucoup d’entreprises ont quitté ces lieux et la main d’œuvre, les plus jeunes souvent, a dû aussi se déplacer, laissant une population âgée, composée surtout de pêcheurs et d’agriculteurs.
La dévastation a atteint 560 km2 de terres, les recouvrant d’eau de mer, et les laissant impropres à la culture et souvent polluées par les produits chimiques issus des usines détruites ; les exploitations maritimes (huîtres, algues, etc.) ont dû repartir de zéro dans des zones où le problème de la pollution nucléaire est venu tout compliquer.
Dans ce contexte, le rôle des volontaires est humble mais j’ai pu toucher du doigt son caractère essentiel.
Les volontaires viennent de différentes parties du Japon. Certains voyagent près de 1000 km pour venir témoigner de leur solidarité. D’autres, comme moi, n’ont eu à faire que quelques dizaines de kilomètres. Cependant, c’est comme si tout le Japon venait pour quelques jours se mettre en deuil, au service des côtes désolées et des cœurs meurtris. Nous participons aux travaux de nettoyage des sols et des champs qui contiennent encore de nombreux débris qui ne peuvent être retirés par les machines, nous aidons les pêcheurs (notamment dans leur exploitation des algues marines) ou bien participons parfois à l’activité forestière, à certains endroits. C’est une aide humble mais réelle. Les pêcheurs, les agriculteurs, la population sont émus de voir des jeunes qui pourraient être leur fils et leur fille, se dévouer. Il y a des étudiants, des retraités, des personnes qui prennent un congé pour venir. La femme d’un pêcheur que nous avions aidé a pris sa voiture pour nous rejoindre et nous donner les gâteaux qu’elle avait préparés pour nous. Un autre nous a offert une bouteille de « saké », une autre encore nous a offert un déjeuner somptueux à base de poisson cru… Nous ne prenons pas de photos des personnes que nous aidons. Il y a une pudeur de part et d’autre. Nous gardons les visages dans les cœurs.
Les volontaires, en venant sur ces lieux, font mémoire, et ils sont souvent bouleversés : en rencontrant la population, en touchant du doigt la dévastation, ils prennent plus conscience de la fragilité de notre existence et cela devient l’occasion d’un rappel des raisons qui nous font vivre. Plus que cela, ils deviennent aussi les témoins de la leçon de courage que nous donne la population locale. Ensemble aussi, nous vivons un moment fort. J’ai vu trois jeunes pleurer comme des enfants au moment de partir. Des larmes qui viennent laver ces terres salées et stériles…
Un représentant du Vatican, tous les Evêques du Japon et beaucoup de personnes de toute confession se réunissent ce mardi 11 mars à Sendai pour une commémoration qui s’achèvera au moment où a eu lieu le tremblement de terre, vers 15h. Les scientifiques disent que ce tremblement de terre a déplacé le Japon de 2,4 mètres vers l’Est. Puisse ce déplacement extérieur correspondre à un déplacement intérieur de nos cœurs vers nos frères, où qu’ils soient.
11 mars 2011-11 mars 2014