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Sept clés pour comprendre le cinéma des frères Dardenne

Alors que la Croisette est en émoi après la projection de leur dernier opus, "Deux jours, une nuit" et que d'aucuns se risquent à pronostiquer une troisième palme d'or pour les frères belges, ce qui serait une première dans l'histoire du festival, penchons-nous sur le cinéma des frères Dardenne, ce cinéma à la fois difficile et séduisant. Sept clés pour entrer, sans peine mais non sans effort, dans l'univers Dardenne…


CC BY-SA Georges Biard

Les origines, le documentaire social : "Le réel ne répond plus"

La première chose dont il faut se souvenir, c'est que les frères Dardenne sont entrés dans le cinéma… par la porte du documentaire. A la fin des années 70 et au début des années 80, ils produisent une série de documentaires dans lesquels ils se penchent sur les acteurs des grands mouvements sociaux que connut la Belgique dans les années 60 (1981 : « Le réel ne répond plus »). S'il est évident que leurs films reflèteront plus tard cette "thématique sociale", la ligne de continuité entre documentaire et fiction dans l'œuvre des frères Dardenne est bien davantage qu'une "thématique", c'est une certaine forme d'attention au réel. "Ce que nous avons hérité du documentaire, c’est le sentiment que quelque chose vous résiste quand vous filmez une réalité qui existe en dehors de votre mise en scène, en dehors de votre construction dramatique, qui est déjà là avant vous. Ça déborde votre cadre, et une fois que vous êtes parti, que vous arrêtez votre caméra, cette réalité continue de vivre dans le documentaire. Je crois que nous, dans nos films de fiction, on a toujours été attentifs à cette résistance de la matière. C’est peut-être ça qui fait que c’est du réel : ça résiste."

Leur "père spirituel" : Armand Gatti

Et puisque nous en sommes à évoquer la « résistance », et l'origine des frères Dardenne, comment oublier le rôle fondamental que fut celui d'Armand Gatti, leur "père spirituel" comme ils aiment l'appeler. Cet italien d'origine, résistant pendant la seconde guerre mondiale, commença sa carrière d'écrivain comme journaliste et la poursuivit dans le théâtre et la poésie. Auteur de nombreuses pièces et de plusieurs films, les frères reçurent de lui non seulement un sens de l'engagement politique, mais aussi une ouverture sur l'art et la littérature qui les marqua à vie. "C'est cela que nous appelons un "Père Spirituel," l'homme qui te donne le désir de découvrir de nouvelles choses. Et aussi un homme qui te surprend, tout en te donnant confiance. Il a joué un rôle important dans notre œuvre. Sans lui nous n'aurions pas fait ce que nous avons fait toutes ces années." Cette présence du "mentor", d’une certaine forme de paternité ou de maternité non biologique, est en outre le thème central de deux de leurs films, Le Fils et Le Gamin au Vélo.

Oublier "Je pense à vous" ; "La Promesse" comme nouveau départ

Venons-en à leurs films. On parle souvent de "La Promesse" (Grand Prix du Jury, Cannes 1996) comme de leur premier film, mais en réalité il fut précédé de "Je pense à vous". Ce dernier fut un échec, non seulement du point de vue de la critique, mais aussi du point de vue des réalisateurs eux-mêmes. La raison de cet échec, et la conversion radicale qu'elle entraina dans leur façon de filmer, est une clé importante pour comprendre leur œuvre. Avec "Je pense à vous", les frères s'essayent au septième art selon les règles de l'art telles qu’on les enseigne à l’école : on élabore d'abord le scénario, puis on le porte à l'écran en composant d’une part la succession des plans et de l’autre chaque plan séparément. Ici tel acteur, là telle pièce de décor, maintenant tel dialogue, et ainsi de suite. Le résultat leur semble faux du début à la fin, une sorte de reconstitution de la vie en laboratoire. Dans "La Promesse", ils tournent la page et adoptent une attitude toute autre. Non plus partir d'idées, mais du réel : le visage des acteurs, dont la caméra, tenue au poing, va se rapprocher considérablement. "Revenir aux corps, aux accessoires, aux lieux, aux murs, aux portes, au fleuve. Partir du concret, pas des idées", explique Jean-Pierre. Et Luc ajoute : « Être dans la matière, pas dans la construction dramatique, dans le regard, pas dans l’intrigue.»

Construire un film « sur le corps des acteurs »

Ce qui devient alors la base de leur travail n'est pas le scénario, mais ce sont les acteurs. Les frères Dardenne, qui auditionnent et choisissent eux-mêmes soigneusement leurs acteurs, ont sur ce point des attentes assez différentes de celles qui animent les directeurs de casting. Ce qu'ils cherchent, ce n'est pas tant la capacité de composer un rôle ou de maîtriser ses états psychologiques, mais plutôt une certaine qualité de présence et de liberté. "Ce que l'on cherche chez l'acteur, c'est la présence. Notre rôle, c'est de lui donner confiance : confiance en lui, et confiance en nous." La confiance est cette condition nécessaire pour que l'acteur accepte de s'offrir à la caméra, sans se cacher derrière la technique. Pour provoquer les acteurs à ce don de soi qui permettra à la caméra d'enregistrer, non des masques mais de vrais visages, les frères Dardenne aiment mettre au centre de leurs films quelqu'un qui n'est pas un acteur professionnel et dont c'est le premier film. L'absence d'expériences passées et de technique leur permet en effet d'entrer plus spontanément dans cette attitude de don de soi à la caméra (Jérémie Rénier dans "La Promesse", Emilie Dequenne dans "Rosetta", etc.), et leur fragilité à l'écran tend à unir autour d'eux l'ensemble de l'équipe de tournage, les entraînant dans cette même attitude d’offrande et de confiance. Cette méthode de travail, on l'aura compris, laisse une grande part à l'improvisation. Et pour ce qui est des acteurs professionnels, les frères ont développé leurs propres "trucs" pour les tirer de leur carapace d’acteur, comme par exemple de leur faire répéter une scène jusqu’à l’épuisement (jusque vers 4 ou 5 heures de l’après-midi, "surtout quand tombe une petite pluie fine", ajoute Jean-Pierre avec un sourire malicieux), jusqu’à ce qu’ils perdent le contrôle de leur jeu et entrent dans une attitude d’abandon. C’est un travail très exigeant, mais tous les acteurs qui ont travaillé avec eux témoignent avec reconnaissance de ce que cette exigence, toujours vécue dans la confiance et le respect, a fait surgir en eux des capacités d’expression insoupçonnées ("Même si on se voit moins, notre relation est toujours aussi forte. Ils ont à jamais changé ma vie", dira Emilie Dequenne bien des années après Rosetta.)

De Caïn à Igor : surprendre l'éveil de la conscience humaine

Nous avons parlé de leur méthode de travail si particulière (mais non sans antécédents, pensons notamment à John Cassavetes), un mot à présent sur les thèmes de leurs films. Depuis "La Promesse", les frères Dardenne semblent ne chercher qu'une seule chose : capter, saisir, intercepter, caméra au poing, l'éveil de la conscience humaine. Son éveil moral, cet instant pour ainsi dire miraculeux où un individu d'abord engoncé dans la masse anonyme et passive du "on" commence enfin à prononcer un "je" libre. Et cet éveil se fait toujours dans le sillage d'une rencontre qui fait naître un sentiment de responsabilité, et souvent aussi une confession. Igor qui prend en charge Assita, Francis qui prend conscience du mal qu'il a infligé à Olivier et accepte son pardon, etc. Se souvenant de ces soirées où leur mère leur lisait des passages de la Bible, Luc évoque notamment le meurtre d'Abel, et cette question de Dieu à Caïn : "Qu'as-tu fais de ton frère ?" "A cette question, Caïn n'a pu répondre tout de suite, il y a dû y avoir un silence après cette question… Tous nos films se déroulent dans ce silence."

Le travail : être en relation

Un autre thème récurrent de leur œuvre, et qui se trouve au cœur de "Deux jours, une nuit" : le travail. Si beaucoup veulent voir dans leurs films, et en particulier semble-t-il dans ce dernier, une "chronique sociale" et une "critique du libéralisme", il est bon de se souvenir que le travail pour eux répond d'abord à un besoin anthropologique. Le travail, c'est le lieu du rapport au réel et avec les autres. Être sans travail, c'est être condamné à la solitude, à l'inutilité. Jean-Pierre s'en explique en prenant l'exemple du "Fils" : "C’est souvent à travers les gestes du travail que font les personnages que leurs rapports se construisent, et c’est particulièrement vrai dans "Le Fils". Plus que dans le dialogue, même si l’un n’exclut pas l’autre, c’est d’abord à travers les gestes, à travers le travail de l’acteur qui fait ces gestes, que les personnages se développent. Le personnage principal, dans "Le Fils", est un professeur de menuiserie qui enseigne les gestes du travail. C’est l’apprentissage de ces gestes qui fonde le rapport et la modification du rapport entre cet homme, qui s’appelle Olivier, et un des apprentis, qui s’appelle François. Et ce rapport, c’est l’histoire du film."

Le point de vue de l'ange

Les frères Dardenne ne nous offrent pas un spectacle ni la démonstration d'un programme social : ils nous font entrer dans une expérience, dans un petit morceau de la vie de leurs personnages, dans leur regard. Suivre Igor, Rosetta ou Olivier ne va pas sans effort. Luc remarque justement que leurs films auraient certainement déplu à Nietzsche, puisqu'à l'opposé de son image du surhomme, leurs protagonistes sont des hommes qui "portent" : ils portent des objets, portent leur faute, portent un poids de responsabilité, ou bien se portent les uns les autres. C'est aussi ce qui nous est demandé à nous comme spectateurs : accepter de porter ces personnages, de porter leur croix. Dans "Le Gamin au Vélo" à deux reprises les premières notes d'une sonate de Beethoven viennent se poser, dans des moments de trop grande souffrance, sur l'épaule du jeune Cyril, comme le main d'un ange. C'est un peu notre position, à nous spectateurs qui sommes admis dans l'intimité (jamais voyeuriste) de leur souffrance : nous tenir près d'eux jamais trop proches ni bien loin de leur croix, offrir à leur passion le refuge de notre compassion. Beaucoup de films sont une parenthèse ouverte dans le quotidien : les films des frères Dardenne sont une plongée dans le quotidien, une expérience qui ne nous retire de la vie que pour nous en montrer davantage la beauté et nous rendre à elle aussitôt, un peu plus humains.

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1 Commentaire

  1. Bruno ANEL

    Merci Paul pour ces explications lumineuses. Certains films des Dardenne me font penser à des paraboles: la rencontre entre un adulte et un enfant qui rétablit celui-ci dans sa dignité de fils, par l’amour donné dans « le gamin au vélo », par le pardon dans « Le Fils ». « Deux jours, une nuit » me remémore le chapitre 25 de St Matthieu: j’étais sans travail, que m’avez-vous donné ?

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