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Tori et Lokita, des frères Dardenne

Le dernier film des frères Dardenne, Tori et Lokita, est un film court (88 minutes) mais essentiel. Si les frères belges nous avaient habitués, ces dernières années, à des fables morales où l’histoire primait parfois sur les personnages, on retrouve dans celui-ci l’énergie brute, vitale, de Rosetta, où le drame tout entier se joue dans les regards et dans les corps. C’est un film qui vous fait toucher l’âme humaine, pour le meilleur et pour le pire. Ou plutôt : c’est un film qui vous touche, qui vous brûle — qui vous marque l’âme à la manière d’un fer brûlant.

 

 

Le film suit Tori et Lokita, deux jeunes immigrés africains, on pourrait presque dire : deux naufragés, qui s’efforcent de vivre et de survivre dans une ville de Belgique. Tori a 12 ans, Lokita en a 17. Ils ne sont pas frère et sœur, mais ils sont, l’un pour l’autre, aussi frère et sœur qu’il est possible de l’être. Compagnons de naufrage, de travail, de joie et de peine. Leur désir de vivre se heurte à un monde dur, où tout se paie, tout s’achète, même le corps, même la liberté.

L’image qui me vient à l’esprit pour illustrer ce que font les frères Dardenne dans ce film, ce qu’ils nous offrent, c’est celle d’un fruit : une orange, peut-être même une orange sanguine. Toute personne ressemble à cette orange. La grande majorité de nos interactions avec la réalité et avec les autres se situent au niveau de la peau : c’est notre tempérament, la réactivité de notre sensibilité, les conventions sociales — toutes choses derrière lesquelles la liberté peut si aisément se réfugier.

Il arrive de temps en temps que l’on rencontre des personnes qu’un grand amour, ou qu’une grande souffrance, a mises à nu. Elles vivent sans masque. Quand on les rencontre, c’est avec leur âme, directement, que l’on entre en contact. Elles ont, dans la vie de tous les jours, quelque chose de la vérité à laquelle l’âme ne s’autorise parfois que dans le secret du confessionnal. De telles personnes peuvent effrayer, car devant elles il est difficile de se cacher. Leur âme appelle notre âme, leur liberté notre liberté.

 

 

Dans Tori et Lokita, tous les personnages — tous — sont mis à nu de cette manière. C’est comme si l’on regardait une scène quotidienne avec des lunettes magiques qui nous permettraient de voir, au-delà des faux-semblants, la vérité de chaque âme, le mouvement de chaque liberté. La mesquinerie, la violence, l’indifférence, mais aussi l’amour, la compassion, le sacrifice : tout est exposé, dévoilé.

Comment les frères Dardenne parviennent-ils à faire cela ? Notamment en interdisant à leurs acteurs toute composition psychologique. Les visages sont sévères, les voix presque atones. Ce n’est pas un procédé nouveau : les réalisateurs de Rosetta se sont souvent expliqués de cette austérité par leur désir de montrer la personne en faisant tomber le masque du personnage. Dans Tori et Lokita, cette nudité du visage est poussée à l’extrême et elle évoque Mouchette, de Robert Bresson — Mouchette avec qui, d’ailleurs, Lokita n’est pas sans ressemblance…

Comme dans les icones byzantines, dont le film a l’esthétique sévère et la mystique incarnée, la personne — sa liberté, son être — s’exprime tout entière dans la position et le mouvement du corps (de face ou de dos, couché ou debout), le mouvement des mains (qui giflent ou qui caressent), la direction du regard, la parole, le silence. Comme dans les icones, les objets, sans cesser d’occuper leur place et leur fonction dans le monde réel, acquièrent une dimension symbolique et ambivalente. Les billets qui passent de main en main, la focaccia, un trousseau de clé : autant d’éléments qui, tels les instruments de la passion, en viennent à représenter aussi bien l’amour et la liberté que la haine et le martyr.

Dans son journal, intitulé Au dos de nos images, Luc Dardenne écrit à plusieurs reprises qu’avec son frère Jean-Pierre, ils rêvent de faire un jour un film sur la vie du Christ. Un tel aveu semble presque étrange tant on connaît leur dévotion pour la vie ordinaire des gens ordinaires, et tout cela dans le cadre gris des villes de leur belgique natale. Et pourtant, justement pour cette raison, cela n’est peut-être pas si étrange. Ce n’est pas curiosité historique ou tendance « spirituelle » qui les poussent vers la figure du Christ, mais leur passion pour la personne humaine et son drame le plus profond.

 

 

Dans Tori et Lokita, les frères Dardenne s’approchent au plus près de la passion du Christ — sans avoir pour cela à quitter leur pays et leur époque. A bien des égards, ce film s’apparente à un chemin de croix. Du reste, la symbolique des icônes byzantines se retrouve également dans le choix des couleurs : Lokita, l’agneau crucifié, est habillée de rouge, tandis que Tori, qui occupe au pied de sa croix la place de Marie, est habillé de bleu roi. On retrouve en outre, au long du film, tous les instruments de la passion : la bouchée de pain du Jeudi Saint, les 30 deniers de Judas, le jardin de l’agonie, la chemise avec laquelle Tori lave le visage de Lokita…

Sur cette via crucis où nous nous retrouvons, nous aussi, entraînés, des inconnus sortent de la foule anonyme. Il y a Sainte Véronique qui apporte la consolation toute gratuite d’un geste de charité, et Simon de Cyrène qui accepte de porter avec nos deux protagonistes le poids du fardeau et le risque de la responsabilité : un homme qui est là, par hasard, au bureau de Western Union, et qui accepte de mettre son nom sur les papiers de Tori. Ce petit acte gratuit, qui ne prétend pas à l’héroïsme, est pourtant celui qui permet à Lokita d’envoyer l’argent à sa mère et qui permet à son sacrifice de porter son fruit.

Tori et Lokita est un film intransigeant, exigeant, décapant (le critique américain Roger Ebert l’a qualifié de « thriller moral ») qui réussit l’exploit de réveiller nos âmes si souvent abruties par tant d’images et de violence. L’austérité de la forme n’est là que pour mettre en valeur l’essentiel : les visages de Tori et Lokita, l’importance de chaque acte, la beauté de l’amitié… Dans un commentaire sur le film, Jean-Pierre Dardenne commentait :

« La simplicité, c’est un peu notre obsession. C’est cette simplicité qui permet aux personnages de vraiment exister, d’être vraiment là. Nous construisons une histoire, mais il ne faut pas que nos personnages deviennent des objets de cette histoire. Il faut qu’ils restent des sujets. Ils sont pris dans une histoire, mais les guides, ce sont eux. Il ne faut pas les surscénariser et les mettre dans des situations qui mettent des metteurs en scène dans des points de vue de surplomb par rapport à leurs personnages. Il y en a qui font des films comme ça et ils sont très bien, mais nous, on essaie de rester à la hauteur de nos personnages. »

 

 

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