Home > Littérature > Hannah Arendt, une femme libre

Dans cette vidéo tirée de l’émission Un Certain regard, la philosophe juive allemande Hannah Arendt nous livre un regard d’une grande profondeur sur les évènements sociaux-politiques de sa vie. Elle nous donne une magnifique leçon de liberté qui est pour elle le fruit d’une grande ascèse pour ne pas céder à la pensée ambiante, à la force d’intimidation des bureaucraties, aux systèmes idéologiques de pensée.

L’Amérique n’est pas un Etat-Nation

En Europe ou en Asie, la culture, la langue, l’histoire, la tradition sont le principe même de nos pays. C’est pourquoi l’Etat est aussi une Nation. En revanche, « L’Amérique n’est pas un Etat Nation : ce pays n’est uni ni par des souvenirs, ni par la langue, ni par une origine identique. (…) Il n’y a pas d’Américains authentiques ici (…) On devient citoyen des États-Unis par simple acceptation de la constitution. Ici c’est un document sacré, c’est le souvenir constant d’un acte unique et sacré, l’acte de la fondation des Etats-Unis. Tout cela est très difficile à comprendre pour un étranger.

Dans ce système politique, c’est la loi qui règne et non les hommes. »

La liberté

Dans son livre La crise de la culture Hannah Arendt définit la liberté comme : « la capacité de produire un miracle, c’est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait pas s’attendre. » [1] Elle reprend là une définition de saint Augustin : « L’homme est libre parce qu’il est un commencement » [2]. La liberté implique donc la capacité de créer quelque chose d’absolument unique, mais aussi la responsabilité de mon acte.

Être libre ne signifie pas maîtriser la réalité. Nous cherchons le plus souvent à planifier et à maîtriser : « Tout le monde agit en fonction de l’avenir » [3], mais parce que « l’action est faite par nous et non par moi », je ne peux pas, en réalité, déterminer ce qui va advenir quoi qu’en pense la plupart des gens. « Seulement si j’étais seule, je pourrais prédire ce qui va venir. (…) Il y a tant de choses qui viennent du hasard. »

Ce désir est en fait souvent une peur de la liberté, c’est-à-dire peur de poser des actes dont je suis responsable. « Evidemment nos contemporains ont peur de la liberté, mais ils ne le disent pas. Si seulement ils le disaient, on pourrait immédiatement ouvrir le débat. Si seulement ils disaient : "nous avons peur, nous avons peur d’avoir peur". C’est l’une des principales motivations. Mais nous avons peur de la liberté. »

Toute idéologie, tout formule en « -isme » est une preuve flagrante de cette peur : laisser la règle penser à ma place, laisser un autre prendre la responsabilité de mes actes. « Je ne suis pas du tout sûre d’être une libérale, je n’ai aucun credo en la matière, je ne professe pas une philosophie politique que je pourrais résumer par un terme en « -isme ». (…) » « Moi, je me sers où je peux, je prends ce que je peux et ce qui me convient, l’un des grands avantages de notre temps c’est ce qu’a dit René Char : "Notre héritage n’est précédé par aucun testament", cela veut dire que nous sommes entièrement libres d’utiliser où nous voulons les expériences et les pensées du passé. »

La liberté implique le jugement, c’est-à-dire faire miens les événements qui arrivent. « Ma conception de la liberté ne repose que sur la conviction que chaque être humain en tant qu’être pensant peut réfléchir aussi bien que moi et peut former son propre jugement s’il le veut. Ce que je ne sais pas c’est comment faire naître ce désir en lui. »

« La seule chose qui peut aider c’est réfléchir, réfléchir c’est-à-dire penser de manière critique, et penser de manière critique c’est-à-dire que chaque pensée sape ce qu’il y a de règle rigide et de conviction générale. (…) Tout ce qui se passe quand on pense est soumis à un examen critique. Ce qui signifie, qu’il n’y a pas de pensée dangereuse parce que le fait même de pensée est en lui-même une entreprise très dangereuse. (…) Mais ne pas penser est plus dangereux encore. »

Le totalitarisme

Hannah Arendt montre que le totalitarisme naît précisément de notre peur de la liberté. Un refus qui conduit à « la domination de l’homme sur l’homme ».

« Une dictature totalitaire n’est ni une simple dictature, ni une simple tyrannie. Lorsque j’étudie le totalitarisme j’étudie une nouvelle forme de système politique inconnue auparavant. » Le totalitarisme supprime la liberté en enlevant la possibilité de penser. Une caractéristique essentielle du totalitarisme, c’est le « rôle des victimes innocentes. Sous Staline, il n’était pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour être déporté ou pour être exécuté. (…) Auparavant aucun gouvernement n’avait tué quelqu’un pour avoir dit oui, généralement un gouvernement ou un tyran tuait des gens parce qu’il avait dit non. Un de mes amis m’a rappelé qu’un idée très similaire avait été formulée en Chine il y a plusieurs siècles : "Les hommes qui ont l’impertinence d’approuver ne valent pas mieux que ceux qui désobéissent et s’opposent" (…) C’est là, bien évidemment, l’essence du totalitarisme : le fait qu’il y ait une totale domination de l’homme par l’homme. »

Rendre les hommes ensemble « responsables » d’un acte arbitraire dont chacun est responsable sans qu’aucun ne l’ait réellement voulu. Voilà qui conduit à l’abdication de la pensée.

 L'existence d'Israël et l'identité juive

Plus loin Hannah Arendt commente l’identité juive en Amérique. Elle remarque que les juifs émigrés en Amérique sont devenus souvent très fanatiques en faveur de l’état d’Israël. Là encore, c’est la même nécessité de remettre sa liberté à un autre, sa pensée critique à une communauté. « Prenez par exemple les Juifs allemands émigrés aux Etats-Unis. En très peu de temps, ils sont devenus très nationalistes. Beaucoup plus nationalistes que je ne l’ai jamais été, en dehors du fait que j’étais moi, sioniste, et qu’ils ne l’étaient pas. » « Puisqu’ils étaient habitués à l’assimilation, il se sont assimilés à la communauté juive. Avec la ferveur des nouveaux convertis, ils se sont assimilés à la communauté juive américaine. »


Hannah Arendt (Interview à New York)


[1] La Crise de la Culture, p. 221
[2] Idem, p. 217
[3] Toutes les citations suivantes proviennent de l’interview donné par Hannah Arendt dans Un certain regard

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3 Commentaires

  1. Bruno ANEL

    Merci pour cet éclairage, Suzanne. Il m’aide à préciser ce que j’avais compris du film consacré à Hannah Arendt. Il lui fallait une grande liberté d’esprit pour affirmer « la banalité du mal » qu’elle avait déduite du procès Eichmann, quitte à heurter le sentiment de beaucoup. Si le mal est banal, il peut être fait par tout individu si les circonstances l’y conduisent et qu’il n’a pas le courage d’écouter sa conscience et d’y résister. C’est tellement plus simple de penser que le mal, ce n’est pas moi, c’est l’autre. Le raciste, le nazi, le criminel, c’est forcément l’autre. Moi, je suis du bon côté de l’Histoire.

  2. DC

    Hannah Arendt définit la liberté comme : « la capacité de produire un miracle, c’est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait pas s’attendre. »

    Merci Suzanne !

  3. Claire

    Je retiens cette phrase : « Ma conception de la liberté ne repose que sur la conviction que chaque être humain en tant qu’être pensant peut réfléchir aussi bien que moi et peut former son propre jugement s’il le veut. Ce que je ne sais pas c’est comment faire naître ce désir en lui. » Nous sommes tellement loin du prêt-à-penser infligé aujourd’hui, de la condescendance avec laquelle le peuple est regardé par les élites…
    « Comment faire naître ce désir en lui »… En lui offrant une vraie amitié peut-être ?