A l'occasion du centenaire de la mort de Péguy, le père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé nous introduit à sa thèse dans laquelle il souligne la modernité théologique du grand écrivain français et la place centrale de l'incarnation dans son œuvre.
Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé
Charles Péguy est mort le 5 septembre 1914, à la veille de la bataille de la Marne. Un siècle plus tard, son œuvre littéraire, philosophique et théologique intrigue, provoque, nourrit tous ceux qui prennent la peine de le lire à pleine page. Théologien de l’incarnation rédemptrice, mémorialiste de la Chrétienté, modèle du chrétien engagé, homme de prière et d’action, son parcours intellectuel et spirituel manifeste une étonnante fidélité à la grâce et à la vérité du christianisme.
Si Charles Péguy a beaucoup médité sur le mystère du salut, il a toujours eu en même temps une intelligence très vive de la création et de l’œuvre de restauration que Jésus réalise. Le salut, ce n’est rien d’autre que l’expression même de la compassion de Dieu à l’égard de sa créature, marquée par la loi du péché et de la mort. Charles Péguy garde de ses années de combat dans le socialisme une volonté très ferme de lutter contre la misère humaine, parce que celle-ci dégrade l’homme. D’origine sociale très humble (il est orphelin de père et sa mère et sa grand-mère rempaillaient des chaises pour survivre, dans les faubourgs d’Orléans), il s’est toujours montré solidaire des plus pauvres et des malheureux. Dans sa première Jeanne d’Arc, écrit alors qu’il avait perdu la foi et semblait très éloigné de l’Eglise, il met sur les lèvres de son héroïne cette prière impressionnante : « s’il faut, pour sauver de la flamme éternelle les corps des morts damnés s’affolant de souffrance, Abandonner mon corps à la flamme éternelle, Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle ; Et s’il faut, pour sauver de l’Absence éternelle Les âmes des damnés s’affolant de l’Absence, Abandonner mon âme à l’Absence éternelle, Que mon âme s’en aille en l’Absence éternelle ». Une fois revenu à la foi, Péguy trouvera dans le mystère de la communion des saints cette grande réalité de la solidarité efficace de tous les chrétiens (effectifs ou en devenir) entre eux, par le moyen d’une charité active qui bénéficie à tous.
Au centre de sa contemplation, nous trouvons donc le mystère du Dieu fait homme, de l’insertion du divin dans l’histoire humaine, un événement qui renverse le cours des choses (qui naturellement vont vers leur vieillissement et leur disparition) et qui sauve la totalité de la création : « L’incarnation n’est qu’un cas culminant, plus qu’éminent, suprême, un cas limite, un suprême ramassement en un point de cette perpétuelle inscription, de cette (toute) mystérieuse insertion de l’éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel qui est le gond, qui est cardinale, qui est, qui fait l’articulation même […] de toute création du monde et de l’homme ».
L’incarnation élève la nature humaine bien au-dessus de sa condition première. Jésus s’insère dans la totalité de l’histoire des hommes et des civilisations. C’est ce qu’il décrit dans les deux mille huit cents quatrains de son grand poème Eve (1913). Mais cet événement concerne aussi chaque homme dans son irréductible originalité : « Ainsi l’enfant dormait au fond du premier somme. / Il allait commencer l’immense événement. / Il allait commencer l’immense avènement, / L’avènement de Dieu dans le cœur de tout homme /. » Pour permettre cette rencontre de tout homme avec son Sauveur, Jésus a choisi la vie la plus humble, la plus ordinaire qui soit, une vie de famille banale. Voilà la raison et la signification spirituelle des trente années de vie cachée du Christ : « Il est pourtant notoire, il est considérable que c’est cette vie de famille, si décriée, si honnie, et l’attention de nos chrétiens devrait bien un peu se porter là-dessus, il est considérable que ce soit cette vie de famille, si de toutes parts engagée dans le siècle, que Jésus ait choisie, qu’il ait élue entre toutes pour la vivre, qu’il ait effectivement, qu’il ait réellement, qu’il ait historiquement vécue pendant les trente premières de son existence (terrestre). »
Par le mystère de l’incarnation, nous sommes définitivement unis à Jésus, unis à Dieu : « Jésus est du même monde que le dernier des pécheurs ; et le dernier des pécheurs est du même monde que Jésus. C’est une communion. C’est même proprement cela qui est une communion. Et à parler vrai ou plutôt à parler réel il n’y a point d’autre communion que d’être du même monde. »
C’est la prière et les sacrements qui nourrissent cette solidarité de chaque baptisé avec son Dieu et Seigneur Jésus-Christ. De cette prière et de ces sacrements jaillit la grâce, c’est-à-dire une nouveauté dans le cœur de l’homme qui fait de lui un être promis à la résurrection et à la vie éternelle. C’est aussi la grâce qui donne à l’homme de donner un témoignage étonnant à la face du monde de la liberté chrétienne comme affranchissement de la crainte de la mort et de la tristesse du péché.
Quand on a compris cela, quand on a saisi l’irréductible originalité de la vocation chrétienne dans un monde sécularisé, quand on vit vraiment du mystère de la grâce, alors on est au cœur de l’Evangélisation et de la mission de salut de l’Eglise. Mais cette mission ne va pas sans une authentique et quotidienne fidélité. C’est le constat que Charles Péguy faisait au soir de sa vie : « Ce n’est peut-être pas de l’orgueil. Que de constater autour de nous. Qu’assaillis de toutes parts, éprouvés de toutes parts, nullement ébranlés nos constances modernes, nos fidélités modernes, nos créances modernes, chronologiquement modernes, isolés dans ce monde moderne, battues dans tout un monde, inlassablement assaillies, infatigablement battues, inépuisablement battues des flots et des tempêtes, toujours debout, seules dans tout un monde, debout dans toute une mer inépuisablement démontée, seules dans toute une mer, intactes, entières, jamais, nullement ébranlées, jamais, nullement, ébréchées, jamais, nullement entamées, finissent par faire, par constituer, par élever un beau monument à la face de Dieu. A la gloire de Dieu ».
D’où aussi la lucidité du chrétien face à une civilisation qui s’est construite contre Dieu et qui rend ses participants de plus en plus indifférents, voire hostiles aux grandes questions du salut et de la destinée du genre humain. L’Ancien Régime, qui a donné le spectacle de bien des abus, n’a jamais été le règne de l’argent. Mais le monde moderne, la nouvelle humanité a réalisé ce prodige : toutes les puissances spirituelles ont été refoulées, ainsi que toutes les autres puissances matérielles. Il ne reste que l’argent qui se dresse, désormais, seul face à Dieu : « Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul face à l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.) Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu ».
Les conséquences pour l’humanité sont évidentes : on ne considère plus, dans le travail humain, que sa valeur marchande. La civilisation nouvelle en vient à n’estimer que ce qu’elle produit, et par là, elle s’adore elle-même. Le monde moderne ne croit en rien. Il faut maintenant préciser, il ne croit qu’en lui : « Parlant au contraire l’un des plus fermes langages qu’il y ait au monde, et l’un des plus précis, qui est précisément ce langage de la théologie, nous montrerons, nous constaterons que […] ce siècle qui se dit athée ne l’est point. Il est autothée, ce qui est un bien joli mot, et bien de son temps. Il s’est littéralement fait son propre Dieu, et sur ce point il a une croyance ferme. Il y était conduit d’ailleurs inévitablement. » Pour Péguy, il est désormais clair que l’argent est l’antéchrist, le maître partout présent du monde moderne. Cette idolâtrie est le signe ultime d’une nouvelle barbarie.
La solidité de la doctrine de Péguy, sa docilité à l’égard de la grande Tradition ecclésiale, dont il est l’écho fidèle et l’interprète original, sa fidélité au donné révélé, la cohérence de sa pensée théologique font de lui un témoin insigne de la vérité évangélique qui s’adresse à tous les hommes de bonne volonté. Héritier de la grâce, il prend sa place parmi ceux qui ont reçu mission d’ouvrir les richesses de l’Eglise aux pauvres et aux petits, à ce peuple immense dont il est lui-même issu. Au service de la foi des fidèles du Christ, il manifeste par toute son œuvre la grandeur de la vocation de l’homme.
Péguy travaille pour la génération qui doit venir : « Elle est trop vivante pour ne pas se réintégrer, au bout d’une génération, dans l’organique. C’est une race libre qui a la liberté chevillée au cœur ». C’est un peuple jeune qui a besoin de chefs jeunes, que le monde moderne est incapable de lui donner : « C’est aller au-devant de la défaite, c’est vouloir délibérément la défaite et la capitulation que de mettre ou de laisser aux plus hauts postes de commandement, aux plus hautes situations de gouvernement des hommes qui ont dans la moelle même le goût et l’instinct et l’habitude invétérée de la défaite et de la capitulation. »
C’est au service de cette jeunesse d’espérance que Péguy met toutes les ressources de son style, de son intelligence et de sa mystique. Il n’en demeure pas moins que sa connaissance du christianisme, ou, pour mieux dire, son intelligence du fait chrétien, défie les explications enfermées dans l’horizon étriqué du rationalisme historique. Son œuvre prise en son entier, pour qui la considère avec honnêteté et patience, est une illustration impressionnante de ses propres analyses sur le génie et la grâce.
Fils de la modernité, Péguy a offert au jeu de la grâce toutes les ressources de sa personnalité intellectuelle et spirituelle. Cet engagement total est la dernière réponse, la réponse définitive, à la fois implacable et magnanime, au parti intellectuel, au monde moderne.
Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé
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Charles Péguy et la modernité
La génération future « est trop vivante pour ne pas se réintégrer, au bout d’une génération, dans l’organique. C’est une race libre qui a la liberté chevillée au cœur ». Merci pour cet article qui amplifie le notre regard et rend l’audace de tout regarder dans le mystère de l’espérance, le regard de Dieu.