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Kazuo Ohno (1906-2010), Père de la danse moderne

Le 27 octobre 1906 au Japon naissait Kazuo Ohno. Terre de Compassion vous invite à découvrir le parcours extraordinaire de cet homme devenu le père de la danse moderne. De la traversée de l’enfer à la gratitude pour le don de la vie, Kazuo nous entraîne au coeur de l’expérience humaine. Lui qui cherchait son inspiration dans les fleurs et la lune était aussi un homme de compassion qui dansait pour la consolation des morts et des vivants, jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à l’épuisement de ses forces, à l’âge de 103 ans.

« Sa simple présence est un événement artistique. »

Un jour qu'il reprochait à ses étudiants leurs mouvements trop appliqués et démonstratifs, Kazuo Ohno avait résumé son idéal d'une manière qui, sur le moment, avait dû leur paraître bien obscure : je voudrais voir un danseur, leur avait-il dit, capable de se tenir devant moi et qui, sans faire un seul mouvement, saurait m'émouvoir aux larmes. "Sur le moment", car cet étrange souhait de Kazuo Sensei devait se réaliser dans sa propre chair, des années plus tard. En témoigneront notamment ceux qui étaient là, dans cette salle comble de Yokohama, le 10 octobre 2001, au soir d'une de ses dernières danses en public, et qui suivaient dans un silence religieux l'entrée en scène fragile et douloureuse d'un vieillard de 95 ans, soutenu par son fils Yoshito. Assis sur une chaise, face au public médusé, Kazuo danse d'une main tremblante, mais dans ces quelques gestes c'est tout son être, toute sa vie qu'il nous offre. Un critique note à cette époque : « Sa simple présence sur scène est un événement artistique. »

 

« L'Argentine et moi, nous sommes toujours ensemble »

Né le 27 octobre 1906 à Hokkaido, la grande île la plus au nord de l'archipel nippon, Kazuo Ohno connaît un parcours surprenant, rien moins que rectiligne et bien tracé. On dit de lui qu'il fut un des plus grands danseurs du 20ème siècle, et Pina Bausch elle-même le regardait comme un maître. Cependant il avait 30 ans passés quand il a dansé pour la première fois, 43 ans lors de son premier récital, et lorsque le monde découvrit son existence il avait plus de 70 ans.

Il faut dire que rien ne semblait prédestiner Kazuo à la danse. Second de dix enfants, d'une famille modeste, de tradition militaire, la danse entre dans sa vie en 1929, lorsqu'au théâtre impérial de Tokyo il voit danser pour la première fois Antonia Mercé, que l'on surnommait alors « l'Argentine », ou encore « la reine des castagnettes ». Kazuo est subjugué. Mais l'objet ultime de l'admiration qu'éveille en lui cette danse, ce n'est pas tant la danse elle-même, ni la danseuse, mais c'est un sentiment nouveau et puissant : la « gratitude pour le don de la vie ». Ce sentiment sera la source de toute sa danse, de toute son existence et il l'accompagnera jusqu'au bout, jusque dans les heures les plus sombres : « L'Argentine et moi, nous sommes toujours ensemble », écrira-t-il encore 50 ans après cette rencontre. Il aimera dire et redire à ses élèves que c'est dans la profondeur de leur vie intérieure seule que peut s'opérer la mystérieuse alchimie par laquelle un mouvement devient danse. Et cette vie intérieure, nous enseigne Kazuo, s'identifie au sentiment de gratitude envers la vie. Seule une danse née de la gratitude peut à son tour engendrer la gratitude. « Je me fiche que vous soyez talentueux ou non. Mais ce qui, en revanche, m'importe beaucoup, c'est que votre danse me laisse avec un sentiment de gratitude envers l'existence.»

« Ses mouvements expriment l'enfer qu'il a traversé »

Les heures sombres ne tardent pas à frapper à sa porte : en 1938 Kazuo doit abandonner la scène et prendre l'uniforme militaire. Pendant huit ans il restera au front, accédant au grade de capitaine. Après la reddition du Japon en 1945, il reste un an captif en Nouvelle Guinée, période durant laquelle il voit mourir les deux tiers de ses codétenus. « Ce fut pour lui une traversée de l'enfer » écrira son fils Yoshito dans ses mémoires. Lors de l'interminable traversée qui le reconduira finalement au Japon en 1946, il voit ses soldats succomber les uns après les autres. C'est en regardant leurs corps abandonnés à la mer les uns après les autres que peu à peu prend forme en lui la danse qui, dans le Japon d'après-guerre, prendra le nom d' "Ankoku Butoh", ou plus tard simplement de Butoh : la danse des profondes ténèbres. Il évoquera cette infernale traversée dans une danse qu'il intitulera, « the Jelly Fish dance », une danse « pour consoler les morts ».

Dès la fin des années 40, Kazuo se donne tout entier à la danse. Avec Tatsumi Hijikata, l'autre grand nom de la danse moderne au Japon, et plus tard avec son fils Yoshito, ils développent une forme de danse expérimentale et spontanée, fondée sur l'improvisation. Le thème de la mort y est très présent, tant le souvenir des années de guerre reste encore vivant dans leur corps. « Ses mouvements expriment l'enfer qu'il a traversé lorsqu'il errait au milieu des carnages du champ de bataille, écrit son fils Yoshito, sans parler de cet enfer que tout être humain connaît dans les profondeurs de son cœur. » La période qui s'étend de 46 à 67 est une période très productive, Kazuo et Hijikata se produisant sur scène à de nombreuses reprises, mais le don de Kazuo reste encore pour l'essentiel une semence enterrée et qui attend de voir le jour. Au terme de cette période, Kazuo abandonne la scène, sans espoir de ne jamais trouver la force ou la motivation d'y revenir. Ce qui le retient de danser, ce n'est pas l'âge ou un certain désintérêt, mais plutôt le sentiment confus que sa danse n'a guère d'espoir à donner à ceux qui souffrent, guère de lumière à offrir à ceux qui sont dans les ténèbres, et que s'il en est ainsi, mieux vaut se retirer de la scène que d'ajouter aux souffrances du monde.

 

« Danser pour nourrir et consoler les âmes »

Le retour soudain de Kazuo Ohno à la scène en 1977 est la conséquence d'une rencontre, ou plutôt d'une seconde rencontre, qui n'est pas sans rappeler celle qui valut aux disciples d'Emmaüs de revenir en courant vers Jérusalem. En entrant dans une galerie d'art, il est soudain subjugué par le portrait d'une danseuse en qui il reconnaît Antonia Mercé, l'Argentine. Ce visage ranime en lui le souvenir de l'expérience faite dans sa jeunesse, de l'autre côté de la guerre et de ses horreurs, et de cet immense sentiment de gratitude qu'elle avait alors éveillé en lui. Quelques jours plus tard, l'Argentine lui apparaît en rêve et lui dit : « Ohnosan, je vais danser. Voulez-vous danser avec moi ? »

Hijikata lui-même reconnaîtra que c'est cette année-là, en 1977, alors qu’il a 71 ans, que commence véritablement la carrière de Kazuo Ohno. Avec l'aide de son ami, il chorégraphie une danse dans laquelle il met toute son âme et qu'il intitule : « Admirando la Argentina ». La première partie de cette danse, inspirée de « Notre Dame des Fleurs », de Jean Genet, a la forme d'une confession où le danseur apparaît sous les traits d'une prostituée au seuil de la mort, pour renaître dans la seconde partie, « le Pain Quotidien » dans un mouvement de gratitude pour le don de la vie. « Cette danse, note Yoshito, exprime ce qui est le but ultime de la danse de Kazuo : nourrir et consoler nos âmes. » Pour Kazuo, il deviendra clair dorénavant que sa danse restera vivante et grandira dans la mesure où il restera fidèle à l'objet de sa contemplation. « Un être humain, expliquera-t-il à ses étudiants, ne grandit pas dans l'effort, il grandit dans le repos. »

 


Kazuo Ohno dans « Admirando La Argentina »

 

« La danse est sa manière de dire le Notre Père »

Sans doute le moment est-il venu de révéler un fait étonnant au sujet de Kazuo Ohno, à savoir qu'il est chrétien. Étonnant, car il était pour le moins improbable que, dans un pays qui ne compte guère plus de 0.3% de chrétiens, une telle figure de proue de l'avant-garde artistique soit du nombre. Sa foi chrétienne date de sa rencontre, en 1930, avec un pasteur baptiste, rencontre dont on sait peu de choses sinon que peu après Kazuo reçut le baptême, et qu'il en gardera toute sa vie un grand amour du Christ. Certaines prises de vue du film « O, Kind God » dévoilent une belle icône de la Vierge à l'Enfant au mur de sa chambre. Dans ses entretiens avec ses étudiants, Kazuo Ohno s'ouvrira souvent de cette vie d'un Autre en lui. « Sa danse prend source dans sa foi en Dieu » écrit son fils Yoshito. Il note cependant qu'il n'a jamais vu son père prier « de façon conventionnelle ». C'est que « la danse est devenue sa manière de dire le Notre Père. Il investit toute danse avec un véritable esprit de prière ». De son expérience de traversée de l'enfer pendant la guerre, ainsi que de sa longue décennie loin de la scène, il gardera une compassion particulière pour Judas, auquel il fait souvent référence. Dans le programme accompagnant une performance à Paris en 1980, il adresse au Christ une prière en sa faveur, lui demandant « de prendre sur lui la peine de Judas ».

« Se donner avec la liberté d'une fleur »

De 1971 jusqu’à sa mort en 2010, Kazuo Ohno se produit dans le monde entier, et il semble que plus son corps devient faible et limité, plus son âme au contraire devient libre et jeune. N’avait-il pas dit un jour à ses étudiants que « c’est lorsqu’une fleur se fane qu’elle atteint le sommet de sa beauté » ? Kazuo aime à leur donner les fleurs en maîtres, elles dont tout le mouvement se résume en un lent et silencieux épanouissement qui prend sa source dans le secret de la terre. Danser, leur explique-t-il, c'est « se donner avec la liberté d'une fleur » : « Peu importe le talent avec lequel vous vous efforcez de copier l'apparence extérieure d'une fleur, ce ne sera toujours pas ça. Bien que extérieurement cela puisse être très ressemblant, il manquera toujours ce qui est vraiment essentiel. En revanche, vous éclorerez sous nos yeux à partir du moment où la délicatesse et la beauté intérieure de votre danse nous toucheront. Si vous vous oubliez vous-mêmes, alors spontanément vous vous ouvrirez comme des fleurs, sans même avoir à y penser. »


« Il investit toute danse avec un véritable esprit de prière. »

 

« Je danserai jusqu'à ma mort. Je danserai au Ciel. »

Lorsque ses jambes ne le porteront plus, qu’à cela ne tienne : il dansera avec l’aide de son fils, qui le soutiendra et lui donnera la force de danser. Et lorsque même ainsi il ne tiendra plus debout, il dansera sur une chaise. Et lorsque son corps peu à peu cessera de répondre, il dansera avec ses bras, avec ses mains, puis avec une seule main. Jusqu’à son dernier souffle, Kazuo est porté par la danse, poussé par le désir de tout donner, de se donner jusqu’au bout, jusqu'à la fin, jusqu’au dernier mouvement. « J'ai dansé toute ma vie, je danserai jusqu'à ma mort, je danserai au Ciel ! », s'était-il exclamé un jour. Une vidéo réalisée par son fils Yoshito en 2010, à quelques mois de sa mort, nous montre un Kazuo Ohno paralysé dans une chaise roulante, le visage figé, les yeux fermés. Plus mort que vif. Mais lorsque la Passion selon Saint Matthieu, de Jean Sébastien Bach, commence de s'élever dans le studio désert, un gros plan dévoile le léger mouvement des mains et le sang dans ses veines qui semble battre au rythme de la musique. A croire que c'est pour lui que Rilke avait écrit ces fameux vers : « Crève-moi les yeux et je te vois encore / Sans pied, je puis aller vers toi / Arrache-moi les bras, je puis t’étreindre / et te saisir avec mon cœur comme avec une main / Arrête mon cœur, mon cerveau battra aussi fidèlement / Et si tu mets à feu mon cerveau, Alors dans mon sang, je te porterai. »

Kazuo Ohno nous montre une figure d'artiste bien loin de cette image de l'homme dans son monde, sur son nuage. Il se montre à nous au contraire comme un homme qui porte le poids de la souffrance des autres, un homme dont la mission est de consoler. La douleur qui se lit sur son visage, particulièrement dans les dernières années, ressemble à la douleur de l'enfantement, c'est la douleur d'un homme qui voudrait donner à son audience, nous donner ce qu'il a de plus précieux, sans jamais savoir si cela est possible, ou si le don sera reçu. Jusqu'à son dernier souffle, il vivra pour donner, pour s'offrir, pour nous communiquer si possible cet amour de la vie qui l'anime. Comme il le disait un jour à ses étudiants : « Pourquoi existons-nous ? Que cherchons-nous ? Qu'est-ce qui nous nourrit vraiment ? Est-ce que j'aime ma vie et celle des autres ? Voici les fondements de notre danse. Soyez très attentifs à la souffrance, la vôtre et celle des autres. C'est elle qui vous permettra d'atteindre le bord du désespoir et de sortir de vous-mêmes. Lorsqu'un enfant est malade, sa mère ferait tout pour lui — elle irait jusqu'à donner sa propre vie pour celle de son enfant, bien qu'en réalité elle ne puisse échanger sa place avec celle de son enfant. C'est cette douleur qui doit émaner de votre danse — c'est cela la danse que je désire voir. »

Kazuo Ohno danse "the jelly fish dance",
inspirée par son expérience de la guerre, une "danse pour consoler les morts"

Antonia Mercé, dite "l'Argentine"

 

Extrait d'un documentaire sur le Butoh, avec plusieurs danses de Kazuo Ohno,
dont la danse qui a marqué son retour à la scène et attiré l'attention du monde en 1977:
"Admiring la Argentina", en hommage à Antonia Mercé

 

Kazuo Ohno dansant à l'âge de 96 ans à Tokyo

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3 Commentaires

  1. Imker

    Dérangeant de regarder en face la vieillesse et la douleur se produire en beauté. Le masque nous ronge, comme la croix, et c’est l’amour qui se donne, dans un ultime geste, une ultime preuve. Merci Paul

  2. Aude

    Un grand merci pour la découverte de ce « grand enfant » : impressionnant sa présence sur scène, le mouvement de ses mains : elles suivent des lignes imaginaires qui nous montre toujours un audelà de nous-même. Son rapport à la mort, à la souffrance est aussi incroyable. Quand il danse c’est comme une extase de lui-même, une forme de kénose, pour nous montrer où palpite la vie, où la liberté prend sa source.

  3. Pingback : John Neumeier : la danse de Noël – Terre de Compassion

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