Home > Politique > Mais que veulent les Russes ?

Après le discours remarqué de Vladimir Poutine sur la situation internationale au Club de Discussion [1] Valdai, nous publions un état des lieux de la situation russe esquissé par T.F., homme d’affaires allemand établi à Moscou depuis 20 ans, devant les membres d’un cercle de réflexion géopolitique fondé par des politiciens et journalistes berlinois. Point de départ de sa réflexion, la constatation née de la lecture des « Somnambules » de C. Clarke qu’il est des moments de l’histoire où il semble que tout peut basculer. La somme des peurs et des incompréhensions devient telle que l’irrationnel plonge des continents entiers dans la violence. D’où la nécessité au moins de connaître l’autre pour comprendre ses motifs, avant de se laisser conditionner par les va-t-en-guerre.

Trois prémisses :

1. La Russie n’a pas de plan-cadre géostratégique, pas de « Grand Strategy ». La politique russe est réactive, évalue la situation.
Le trait peut-être le plus caractéristique de la mentalité russe est celui du conservatisme. La Russie ne se connaît pas de mission en tant que telle, pas même dans les milieux orthodoxes, où la théorie de la « troisième Rome » est marginale. On note donc une concentration pragmatique sur ce qu’il est possible de faire pour conserver.

2. Le premier mobile russe est l’autodéfense et le contrôle d’un éventuel agresseur.
Les deux invasions monstrueuses de 1812 et 1941 (26 millions de morts… [2]) n’ont fait que renforcer cet état d’esprit, marquant au fer rouge dans l’esprit russe la nécessité vitale de se constituer un glacis de protection – Varsovie, Minsk, Smolensk, Moscou.

3. La Russie penche vers l’Europe, mais refuse vigoureusement l’universalisme néo-conservateur professé par ses élites. Elle défend l’idée d’un monde multipolaire.
Astérix et Obélix ne sont pas loin. « Ils sont fous ces gens de l’UE ! », disent les Russes, cette Europe que vous voulez nous imposer n’est pas notre Europe. Face à la « démocratie des minorités » qui règne à l’Ouest (focalisation sur les droits de groupes minoritaires), le sens russe de la masse populaire et de ses devoirs ; face à l’uniformisation bruxelloise, la liberté russe, son anarchie naturelle ; mais surtout l’exigence des russes d’être considérés tels qu’ils sont, sans qu’on veuille les faire rentrer dans un carcan idéologique, aussi « humaniste » qu’il se présente.

Les perspectives géostratégiques russes

1. Pour Moscou, les conflits en Europe restent locaux et sont motivés avant tout par des problèmes socio-politiques ou idéologiques.
Un des principaux soucis russes en ce qui concerne le conflit en Ukraine est de comprendre ce que désirent les USA et l’UE. La question ukrainienne est une question slave doublée de la question cosaque (peuple en rupture de ban extrêmement fier et indépendant), auxquelles vient s’ajouter l’incompréhension devant les menées troubles de l’OTAN (y faire entrer l’Ukraine est un contresens historique, politique, géographique, au même titre que de faire entrer le pays dans l’UE).

2. La menace islamiste est considérée comme bien réelle par les Russes, autant dans le Caucase qu’en Asie Centrale. La ceinture islamique (ou au moins sa partie asiatique, Turkménistan, Tadjikistan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan) prend une importance croissante dans la vision politique russe, d’autant plus que les musulmans représentent 13 % de la population.
Il faut remarquer ici que l’Islam est en Russie présent dès avant le christianisme avec un état islamique sur la Volga, comme le fut aussi le judaïsme avec les Khazars. L’Etat russe est donc multiculturel de fait depuis plus de mille ans, et le voit sans angélisme mais sans crispation non plus comme un problème essentiellement pratique.

3. D’éventuels conflits territoriaux avec la Chine restent limités à la Mandchourie extérieure. Des cessions de territoire à long terme sont envisageables. Mais il n’est pas question d’un « basculement de la Russie vers l’Est », comme l’évoquent certains médias.

Les perspectives économiques :

1. Les matières premières constituent 80% des exportations russes. Celles de pétrole, les plus profitables, devraient commencer à décliner – ou à devenir nettement moins rentables – vers 2020/2030. Les réserves de gaz et de charbon sont plus fournies, mais moins profitables. Les infrastructures énergétiques sont exclusivement orientées vers l’Ouest. L’industrie de transformation, particulièrement en ce qui concerne les biens d’équipement, reste faible, malgré une certaine croissance.

2. Le potentiel scientifique reste élevé, également dans le domaine de l’armement (pour l’anecdote, deux événements mineurs mais significatifs : un drone américain a été forcé à atterrir en Crimée en mars dernier, et un bombardier Sukhoi Su-24, survolant en avril dernier la corvette « USS Donald Cook » en Mer Noire, en a brouillé tous les systèmes électroniques – de quoi rendre le Pentagone nerveux).

3. Un appareil d’état hypertrophié et des coûts sociaux élevés représentent un risque de déstabilisation latent en cas de chute des recettes publiques (très dépendantes des cours des matières premières – le budget de l’Etat passe dans le rouge si le baril de brut descend sous les 112$). La Russie est certes la huitième puissance économique mondiale, mais nettement inférieure à ses concurrents immédiats (USA, Chine, UE) en termes de démographie et de performance économique.

4. Un élément surprenant et positif cependant est la reprise démographique, après une période catastrophique qui laissait présager la disparition pure et simple du peuple russe.

Les buts ostensibles de la Russie

  • la stabilisation du Moyen Orient, si possible en affaiblissant les sunnites
  • un mariage de raison avec la Chine
  • la résistance contre l’intégration européenne
  • la rivalité idéologique avec l’ « Ouest » en tant que pivot intégratif pour la société toute entière

De fait, si la Russie ne constitue ni pour les USA, ni pour l’Europe un concurrent à part entière du point de vue militaire et économique, elle en est un cependant du point de vue idéologique. Face à une puissance américaine chancelante – et donc dangereuse comme un tigre blessé, prête à tout pour se maintenir en vie –,  face à des Européens de l’ouest fort naïfs, les Russes se posent comme faisant partie de la civilisation occidentale, mais profondément hostiles à l’idée du sécularisme universaliste. Le discours de Vladimir Poutine au Valdai en 2013 était en cela très éclairant :
« Chaque Etat doit disposer de forces militaires, technologiques et économiques, mais la première chose qui en détermine le succès est la qualité de ses citoyens, la qualité de la société : leur force intellectuelle, spirituelle et morale. A la fin, la croissance économique, la prospérité et l'influence géopolitique dérivent de ces conditions de la société. (…)

En Europe le politiquement correct a atteint de tels extrêmes qu'il y a des gens qui discutent sérieusement d'enregistrer des partis politiques faisant la promotion de la pédophilie. Dans de nombreux pays européens, les gens se retiennent ou ont peur de manifester leur religion. Les fêtes sont abolies ou appelées par d'autres noms, leur essence (religieuse) est cachée, ainsi que leur fondement moral. Je suis convaincu que cela ouvre une voie directe vers la détérioration et la régression, débouchant sur une crise démographique et morale très profonde. (…) Et quoi d'autre que la perte de la capacité de s'auto-reproduire témoigne de la façon la plus spectaculaire la crise morale d'une société humaine ? Aujourd'hui, la grande majorité des pays développés n'est plus capable de se perpétuer, même avec l'aide de l'immigration. »

Au fond, la frontière avec la Russie se dessine ainsi le long de cette ligne qu’indiquait le Pape Benoît [3], entre le monde sécularisé et le monde religieux.

Conclusion

Pour les pays européens, il semble donc vital de ne pas se laisser tromper par des faucons atlantistes va-t-en-guerre, qui depuis quelques années (au moins à partir de la guerre en Tchétchénie) font feu de tout bois pour diaboliser les Russes, les brusquer en leur jetant au visage les sempiternels droits de l’homme, et faire naître des antagonismes là où ils n’existent pas.

Pour l’Allemagne, notamment, l’amitié avec la Russie est à la fois une évidence ancienne (la plupart des ministres des tsars étaient issus de familles de la noblesse balte, prussienne et germanophone) et une nécessité présente. La culture semblable d’une société consensuelle et l’expérience commune d’avoir vécu sous la dictature, l’admiration réciproque des deux peuples (voir ce qu’en dit Rilke dans ses Histoires du Bon Dieu, et la fascination des Russes pour l’ordre allemand) en font des partenaires naturels. Il serait donc absurde d’en rester à des jugements à l’emporte-pièce sur Vladimir Poutine, alors que de bons échanges seraient un facteur de stabilisation non négligeable dans la situation internationale actuelle.

 

Conférence de T.F., Berlin


[1] Le Club de discussion international Valdaï a été institué en 2004 par l'agence russe RIA Novosti, le Conseil pour la politique étrangère et de défense de Russie, le quotidien Moscow News, les revues Russia Profile.org et La Russie dans la politique mondiale. Chaque année il rassemble près de trois cents analystes politiques de différents pays et aborde des thèmes dont la discussion permet aux participants étrangers de mieux comprendre la Russie.
[2] Selon Christian Hartmann, chercheur à l’Institut d’Histoire Contemporaine de Berlin, 11 millions de soldats et 15 millions (!!) de civils (in Operation Barbarossa: Nazi Germany’s War in the East, 1941-1945. Oxford: Oxford University Press, 2013)
[3] Cf l’article « l’Europe dans la pensée de Joseph Ratzinger »

 

 

 

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6 Commentaires

  1. Thibault

    merci pour ce magnifique article qui met en relief la ligne de partage idéologique entre la Russie et le bloc de l’ouest : une vision éthique radicalement opposée.
    Il manque peut-être à cet article le fait que les frontières actuelles sont un enjeux pour les peuples qui se reconnaissent russes et qui aspirent à revenir dans la mère patrie… ce que les occidentaux semblent nier alors que c’est un principe de droit que les peuples ont le droit à disposer de leur destin.

  2. bekeongle

    Article intéressant mais qui ne met pas assez l’accent sur le côté « furieux » des Anglo-Américains car dire que les Russes ne représentent pas un concurrent pour USA et UE, c’est manquer une des raisons principales de l’ostracisme généralisé dont est victime la Russie de Poutine et le personnage lui-même.
    La situation en Ukraine est la suite d’un véritable coup d’Etat perpétré par l’Ouest contre un Président élu absolument « démocratiquement », comme en ont témoigné les experts de l’OSCE.
    Si l’on ajoute foi aux dires de ces messieurs, on ne peut, par la suite, prétendre que Yanoukovitch méritait d’être viré (et de la façon la plus brutale qui soit, comme si c’était un dictateur ….certes ce n’était pas un type bien mais en connaissez-vous tant que çà en France, par exemple ???)
    Les Anglo-Américains depuis des décennies, se comportent comme des criminels de grande envergure (Kossovo, Irak, Syrie, en Afrique etc…etc…)
    Ils veulent conserver leur suprématie « PAR TOUS LES MOYENS »
    Si on ne comprend pas cela, si on ne l’accepte pas, si on considère que ceux qui pensent çà sont des « complotistes », alors on se refuse à essayer de comprendre le monde actuel et son évolution ; car le terme de ‘complotiste’ a été forgé à l’aune de ‘traditionnaliste, fasciste, pétainiste (en France, bien sûr) homophobe’ tous ces adjectifs qu’on vous balance à la figure pour vous réduire au silence alors qu’il ne s’agit que d’un tremblement hystérique que ressentent ceux qui sont acculés au bord de la Vérité : et ils la craignent plus que tout !

  3. Certes, cet article est très éclairant:
    Finalement, le peuple russe s’est forgé une objectivité et un pragmatisme à l’opposé de ce que nous connaissons en Europe.
    Ecoutons les et gardons nous de l’angélisme: Nous ne sommes pas plus mauvais que les autres.
    Nous assistons à un choc de deux mondes: l’un décadent, l’autre émergeant du chaos.
    Tout ça nous prépare un siècle passionnant!

  4. Bories

    Excellent article, merci P. Jean-Marie ! J’aimerais ajouter quelques précisions sur la force militaire et diplomatique russe. D’abord, l’armée a tout le peuple derrière elle. Le sommet d’une soirée à laquelle participent des militaires est la danse des officiers. Ensuite, les Russes sont remarquablement équipés pour contrer les ambitions sanglantes des Etats-Unis :
    1) La stratégie américaine de conquête consiste à s’assurer la suprématie aérienne totale du champ de bataille, et à envoyer des drones ailleurs, où ils le désirent. En ce qui concerne la lutte contre les drones, les Russes ont prouvé non seulement qu’ils étaient capables de les abattre, mais même d’en prendre le contrôle en plein vol ! En ce qui concerne l’armée de l’air et les missiles américains, les Russes ont 15 ans d’avance avec l’utilisation des redoutables missiles sol-air S300 (qui ont prouvé avec éclat leur efficacité au début de septembre 2013 en abattant deux missiles américains tirés depuis la Méditerranée centrale vers Damas), les S400 qui sont en cours d’installation et même les S500 : ceux-ci ne sont pas encore sortis que les Russes en dont déjà vendu aux Chinois. Taïwan n’a plus qu’à faire profil bas.
    2) Sur mer, il y a d’abord la supériorité russe dans le domaine de la guerre électronique prouvée lors de l’incident cité par l’auteur, et les Russes ont aussi des torpilles supersoniques (eh oui, sous l’eau !) imbattables.
    3) En ce qui concerne la grosse quincaillerie, les Russes ont un missile balistique intercontinental mirvé (têtes multiples à guidage indépendant au moment du retour dans l’atmosphère) volant à mach 17, un record du monde absolu. Cet engin, testé plusieurs fois contre un champ de tir de l’île Sakhaline, s’est avéré parfaitement fiable et d’une précision ahurissante. Les Américains sont loin derrière.
    4) Les Russes ont remporté une discrète victoire lourde de conséquence en prenant la tête de l’organisation de coopération de Shanghai, constituée de six états membres : la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, et l’Ouzbekistan. Au programme : multipolarisation du monde et résistance à l’OTAN. Le Pakistan, l’Inde et l’Iran attendent juste qu’on leur ouvre la porte. Cela représente plus de la moitié de la population mondiale, et des débouchés magnifiques pour le gaz russes : bientôt les Russes pourront sans souffrir fermer le robinet européen.
    5) La dédolarisation va bon train et les Américains voient venir avec une terreur panique le jour où leur crédit sera épuisé : quand le dollar en tant que monnaie étalon des échanges internationaux trébuchera, c’en sera fini de la planche à billet américaine. D’ailleurs, on ne sait plus depuis 2008 combien de dollars il y a en circulation dans le monde : la banque fédérale ne publie plus les chiffres !
    6) Les appels réitérés de Poutine en faveur du respect du droit international ont un écho immense, malgré la diabolisation orchestrée par les média occidentaux.

  5. Christine

    Il est certainement intéressant d’entendre un autre son de cloche que celui qui résonne habituellement dans les médias. Cependant, cet article me laisse songeuse: la Russie est-elle vraiment aussi désintéressée que cela? Sans véritable ligne géostratégique? Sans désir de reconstituer une « grande Russie »?

    Parce que Poutine n’aime pas le relativisme occidental, devons-nous le canoniser? Oublier la corruption, sa gestion de la guerre en Tchétchénie, les disparitions de journalistes?
    L’exigence de prendre en compte tous les aspects du réel ne doit-il pas nous conduire à plus de nuances?

    1. DCB

      Il m'a semblé à le lire que cet article ne prenait pas spécialement la défense de la politique Russe. Il ne s'agit pas, pour l'auteur, si je l'ai bien lu, de faire l'apologie de ce qui ne serait pas défendable, mais de proposer un regard sur des motivations qui sont devenus étrangères à l'occident, qui, comme cela a été montré bien tragiquement à de multiples reprises se cantone dans une méconnaissance des interlocuteurs (involontaire?) et propose des réponses forcément inadéquates. Il me semble que le propos de cet article est tout ce qu'il y a de plus salubre: " La somme des peurs et des incompréhensions devient telle que l’irrationnel plonge des continents entiers dans la violence. D’où la nécessité au moins de connaître l’autre pour comprendre ses motifs, avant de se laisser conditionner par les va-t-en-guerre."