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Warnken : La cité de l’enfance perdue

« Je ne veux pas voir les enfants séquestrés par les écrans, mais courir avec le vent, ou grimper aux arbres, mettre encore les mains dans la terre pour toucher le ciel. » L’éditorialiste du Mercurio (Chili), Cristián Warnken, nommé chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par la France le 26 mars dernier, nous offre une magnifique réflexion sur l'enfance. Un texte incontournable à quelques jours de Noël. 

Photo : Tell Magazine 

Je suis un privilégié : ma maison est pleine d’enfants. Ils courent, ils virevoltent, ils sautent, ils mettent le monde à l’envers, ils ne donnent aucune trêve à mon âge, ni ne lui permettent de s’asseoir sur ses lauriers. Au contraire de mes compagnons de génération qui commencent à souffrir le syndrome du « nid vide », je suis entouré d’oiseaux et d’enfants. Les oiseaux et les enfants absorbent toute l’eau et tout l’air de mon jardin et me remplissent pourtant d’oxygène. Ils ont déjà rompu la barrière entre mon jardin et ma bibliothèque qu’un jour j’ai dû croire infranchissable. Ce qui a pu me paraître une catastrophe à l’époque de mes névroses perfectionnistes, me semble aujourd’hui une fête. Je relis un exemplaire épuisé d’une revue d’un seul numéro, « David », dirigée par le poète Edouardo Anguita, de l’année 1953, dans laquelle on trouve une enquête sur le thème « qu’est-ce que le paradis ». Y écrivent des philosophes, des psychiatres, des écrivains et… des enfants.

Idée géniale du poète Anguita de donner aux enfants la même autorité que celle de ses amis intellectuels pour parler du paradis. Quelqu’un a-t-il plus d’autorité que les enfants pour parler du paradis ? Il y a tant d’immenses égoïstes qui ferment la porte de leur jardin pour que les enfants ne viennent pas les déranger !

Je me rappelle avoir lu une fois, dans un restaurant d’Allemagne un panneau qui disait : « On n’admet ni les chiens, ni les enfants ». Il n’y a rien de plus pathétique qu’un vieux monsieur ayant la phobie des enfants, ni rien de plus émouvant qu’une conversation d’égal à égal entre un enfant et un vieillard. L’enfant et le grand-père se rencontrent aux extrémités du réel. Tous deux, ils  savent ce que nous ignorons ou que nous avons oublié : que le temps est un enfant qui joue avec nous, et que vivre sérieusement, c’est vivre en jouant. Anguita une fois encore : « Enfant, mon enfant, dis-moi sans ciller / en une seconde / les dynasties régnantes – siècles, siècles / les monarques déchus / Grand-père, grand-père, dis-moi sans ciller, en un instant / avant que le rossignol ne conclue la note de son chant ».

Les enfants apprennent le monde à une vitesse impressionnante et nous, pour les rattraper dans leur vol, nous devrions désapprendre d’abord, laver notre mémoire des idées toute faites, des « connaissances ». Le véritable apprentissage tient plutôt de l’admiration et de l’émerveillement. C’est pourquoi, n’enlevons pas prématurément l’enfance à nos enfants !

Gabrielle Mistral l’a dit en sa double facette de maîtresse d’école et de femme passionnée par les enfants : « Ne leur mettez pas sur la langue la parole morte ». Combien de paroles usées assumons-nous depuis l’enfance comme un poids mort ! Quelle peine de voir ces enfants qui vont au collège avec des sacs à dos si chargés qu’on les dirait chargés de pierre ! Monsieur le ministre de l’éducation : quand ouvrirons-nous un débat sur ce qu’il faut enseigner dans nos écoles ? Comment sauver nos enfants de la vulgarité scolaire, du vain didactisme qui assassine l’émerveillement dès le plus jeune âge ? Et, d’un autre côté, comment protéger l’enfance des périls du monde digital où tout est surexposé, où pudeur et mystère courent le risque de disparaître ? René Char se demandait : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? ». Il n’y a rien de plus mystérieux que l’enfance ni rien de plus prévisible que l’âge adulte.

Je ne veux pas voir les enfants séquestrés par les écrans, mais courir avec le vent, ou grimper aux arbres, mettre encore les mains dans la terre pour toucher le ciel. Je veux jouer à cache-cache avec eux, pour retrouver l’enfant que j’ai perdu en moi. Je veux que cet enfant que je fus un jour revienne en courant pour m’embrasser et qu’il me dise : « Réveille-toi, tu es vivant ! ».

Je ne veux pas la paix des cimetières ni la froide platitude des écrans digitaux où le visage pur d’un enfant se heurte et se retrouve avec les « zombies ». J’écris alors que mes enfants, au deuxième étage de ma maison, dorment. J’ai peur qu’ils ne se réveillent plus comme ils sont, mais comme des adultes, et qu’ils commencent à me poser des questions raisonnables. Je veux aller les chercher maintenant au pays des rêves avant qu’ils ne se perdent pour toujours. Un, deux, trois… Je suis parti! 

 

Cristian Warnken

Paru dans El mercurio le 13/11/2014.

Tradution : Denis Cardinaux

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2 Commentaires

  1. De Belgique

    Pour rétablir la confiance brisée entre des adultes blessés, rien ne vaux l’innocence de l’enfant. Mais pour la préserver, rien ne vaux la bienveillance vigilante de parents responsables&raisonnés