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On ne répond pas au vide par le vide

Face au vide que provoque l'attentat, Silvio Guerra, dans Traces, pose la question de la liberté et de la réponse à donner : "L’émotion face à ce qui est arrivé a fait renaître un désir d’humanité, un désir d’“appartenir”, c’est-à-dire de ne pas rester seul face à une telle tragédie. Mais peut-on répondre au vide par le vide ? Ces paroles tiendront-elles face à tant de haine et de souffrance ? Face à une volonté “ennemie” de cette civilisation ? Ce vide qui est au-dehors de nous est, peut-être, déjà en nous".

Photo : Nicolas Moulin, au cours de l'exposition "Vider Paris" (2005)

 

Mercredi 7 janvier, jour de l’attentat au journal Charlie Hebdo, était aussi le premier jour des soldes. À Paris, cela signifie la présence d’une foule infernale dans les quartiers du centre. Une cohue "programmée".

Je suis sorti du métro dans l’un de ces quartiers et j’ai vu le vide se matérialiser. Il n’y avait pratiquement personne dans les rues, aucun bruit, peu de voitures. La peur était physiquement palpable partout où, quelques heures auparavant, régnait la frénésie du shopping. J’ai pensé au début de l’Apocalypse et je me suis dit : « Le commencement ressemblera à ça ».

"Vide" est le premier sentiment qui décrit le mieux ce que l’on ressent face à ce qui est arrivé. Tout est comme cela a toujours été, tout est comme avant, mais tout se perçoit comme vide. Un massacre a été perpétré au nom de je ne sais qui ou de je ne sais quoi, et cela a créé un vide humain : ne plus pouvoir communiquer, bouger, critiquer. On a tué l’humain.

On dit que les tueurs sont des "barbares". Mais les vrais barbares étaient attirés par la civilisation romaine, par sa beauté. Les soi-disant barbares d’aujourd’hui ne sont attirés que par le vide : « Faire le vide ». Comme ces terroristes qui ont déclaré en d’autres occasions : « Nous voulons apporter l’enfer sur terre ! »

L’attaque contre le journal n’est pas seulement une attaque contre la “liberté d’expression”, les “valeurs de la République”, ou l’“Occident”, comme on peut le lire et l’entendre ces jours-ci. Parce que cette liberté et ces valeurs invoquées ont été générées par une civilisation au cours des siècles. Elles ne sont pas nées toutes seules. Comme l’a dit très justement Nicolas Sarkozy : « c’est une guerre déclarée à la civilisation ».

En regardant les différentes réactions de ces derniers jours, je me suis demandé : que reste-t-il dans notre société de cet héritage de civilisation, de cette culture qui a généré la Fraternité, l’Égalité et la Liberté ? Un slogan ! J’ai été frappé de voir comment, sur les chaînes de télévision, immédiatement après le terrible attentat, ont commencé à fleurir des slogans tels que : « Je suis Charlie », « Je suis libre », « Hommage à Charlie », « Nous sommes tous Charliberté ». Ces slogans ont été adoptés à l’unanimité comme signe de lutte “contre la barbarie”.

Je me suis demandé ce que voulaient dire ces phrases. Que me communiquent-elles ? Que veut dire être libre quand je n’ai plus la liberté de me déplacer, d’aller au théâtre ou au musée, de retrouver mes amis ? Quand il y a cette volonté de me “couper” de l’histoire et de la tradition qui m’ont généré et ont forgé ce vivre en société ?

L’émotion face à ce qui est arrivé a fait renaître un désir d’humanité, un désir d’"appartenir", c’est-à-dire de ne pas rester seul face à une telle tragédie. Mais peut-on répondre au vide par le vide ? Ces paroles tiendront-elles face à tant de haine et de souffrance ? Face à une volonté “ennemie” de cette civilisation ? Ce vide qui est au-dehors de nous est, peut-être, déjà en nous.

Le soir précédent le tragique attentat, nous avions lu avec quelques amis le texte du père Julián Carrón. La consistance de ce que nous nous sommes dit n’a pu empêcher notre désarroi, mais l’ampleur de la signification d’une phrase que nous avons lue a jailli dans mon esprit : « Noël nous invite à convertir avant tout notre manière de concevoir d’où peut venir le salut, c’est-à-dire la solution aux problèmes que nous pose la vie quotidienne. Il provoque chacun de nous avec une grande question : d’où attendons-nous notre salut ? »

Face à une telle tragédie, cette question devient encore plus urgente. Qu’est-ce qui, ou qui, peut nous sauver d’une telle situation ? Que signifie attendre le salut face à de tels assassins ? L’arrestation des criminels ? La justice ? La liberté de s’exprimer ? Que tout redevienne comme avant ? Tout cela est vrai, mais ça ne me suffit pas. Je comprends que je ne peux répondre à cette question du Père Carrón que si je ne suis pas seul. Paradoxalement, face à tant de douleurs, de désarroi et de peur, je vois s’accomplir en moi le sens de la fête de Noël aujourd’hui : Dieu ne nous laisse jamais seuls dans l’épreuve.

Je ne sais pas à quel point mon sort est lié à la folie de ce vide. Mais dans ces heures si dramatiques, j’accueille l’urgence de ne plus vivre "à crédit". L’unique possibilité est de vivre – certes – car je reconnais être voulu, aimé, au-delà de ce qui peut m’arriver. L’évidence que le Christ né est l’unique fait qui donne une consistance à mon moi, devient, je le répète, encore plus aigüe et donc paradoxale. Regarder la réalité comme Lui me regarde depuis le premier jour. Toute la haine et le vide que le Mal répand ne peuvent diminuer ce désir de bonheur, d’espérance et de liberté. Dire « le Christ » n’est pas vide de sens : il s’agit de reconnaître et de vérifier si j’aime la vie telle qu’elle se présente plus que moi-même.

Je suis professeur, et je n’ai cessé de répéter à mes élèves depuis l’attentat : « Écoutez, si nous ne voulons pas nous aussi participer à la barbarie, l’unique possibilité est d’aimer ce que nous avons à faire, c’est-à-dire étudier, enseigner ; et de regarder nos amis ou nos professeurs comme un bien. Afin qu’à travers ce regard “studieux” (amoureux) nous puissions construire une nouvelle civilisation ». Accomplir la vraie “révolution de soi”.

 

Article paru dans la revue Traces de janvier 2015 :  Silvio Guerra dans Traces

Lire le texte de Julian Carrón cité ci-dessus : "Cette fragilité apparente qui ne cesse de nous interpeler"

 

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