Le Centre Pompidou avait demandé à Wim Wenders de réaliser le portrait d’un couturier. Un véritable défi pour lui qui considérait la mode comme quelque chose de superficiel.
Mais un jour où il portait pour la première fois une veste conçue par Yohji Yamamoto, le cinéaste allemand s’y sentit davantage lui-même que dans tous les vêtements qu’il avait portés jusqu’alors : "Je me sentais protégé. (…) L’impression d’être « Père » semblait être taillée en elle, non pas dans l’un ou l’autre de ses aspects mais comme tissé dans l’ensemble." Quelque chose dans ces vêtements dépassait l’apparence, quelque chose qui n’était pas simplement dépendant de la coupe, de la forme ou de l’étoffe, quelque chose qui était à la fois absolument nouveau, et en même temps porteur d’une longue tradition.
Image ou présence ?
Cette expérience suscite en lui une question à propos de l’identité : l’identité d’une personne, l’identité d’une chose, l’identité d’un lieu. "L'identité, c'est quoi ? Connaître sa place, sa propre valeur, savoir qui on est ? Comment ça se voit l'identité ? On fabrique une image de soi-même, on essaie de lui ressembler. C'est ça l'identité ? L'accord entre l'image que nous donnons et nous-mêmes ? C'est qui, nous-mêmes ?" L’image que nous nous faisons de nous-mêmes est, en partie, exprimée par la façon dont nous nous habillons, par la mode que nous choisissons. La mode témoigne à la fois de notre appartenance à un certain groupe, à un certain milieu social, d’une certaine façon de vivre, tout en montrant notre désir d’individualisation. Comme le montre Yamamoto, nous identifions vite une personne à travers ses vêtements : "Par exemple, tu vois une robe, une veste, un manteau qui traînent ou qui sont pendus au mur et déjà tu les reconnais : « c’est John, c’est Tony ! » "
De l’éphémère à l’âme
La mode est aussi toujours dépendante du moment, du présent. Wim Wenders le remarque dès le début du film : "L’identité c’est « out », « out of fashion ». Mais que serait la mode sinon justement ce qui est toujours « in », ce qui est en vogue ? Identité et mode, est-ce contradictoire ?" Si la mode est toujours limitée dans le temps, comment est-ce possible qu’elle révèle quelque chose de l’identité qui doit être justement quelque chose de fixe, de pérenne ?
"Je crois qu’il y a tant de designers qui ne travaillent que sur l’apparence, sans partir de l’intériorité pour aller vers l’extérieur. Yohji travaille à partir de l’âme."
C’est la question que pose Roger Willemsen à Wim Wenders dans une interview : "Pourquoi le film Carnet de note sur les vêtements et sur les villes, commence-t-il avec un excursus sur l’identité ?" Le réalisateur lui répond : "Parce qu’il me semble que c’est le travail essentiel du créateur de mode. Aujourd’hui, dans la tourmente de tout ce que l’on peut acheter, essayer, c’est très difficile de prétendre avoir une identité propre, justement à cause de ce que l’on porte, ce que l’on conduit, ce que l’on écoute ou ce que l’on regarde. Le travail de Yohji, c’est justement cela : permettre à l’homme ou à la femme qui porte un habit qu’il a conçu d’être plus en elle-même, de se sentir mieux et de faire un avec elle-même. (…) Je crois qu’il y a tant de designers qui ne travaillent que sur l’apparence, sans partir de l’intériorité pour aller vers l’extérieur. Yohji travaille à partir de l’âme."
Il est pourtant vrai que bien des domaines de la mode n’ont rien à voir avec l’identité. De fait, dans un monde de consommation, l’habit ne révèle plus rien de l’individu, il n’est plus authentique. Yohji Yamamoto veut dépasser cette non-identité, il cherche un vêtement qui ne viendraient pas cacher l’identité[1], mais qui, au contraire, la valoriserait.
Porter la réalité
L’intuition de Yamamoto de créer des vêtements qui soient formateurs d’identité vient de son amitié avec le photographe portraitiste August Sander. Dans le film, alors qu’il feuillette le livre Hommes du XXeècle, le designer fait ce commentaire : "Ici par exemple, dans ces photos, ce qui m’intéresse ce sont les visages, en relation avec le métier et la vie qu’ils mènent par ailleurs. Il me semble que leurs visages correspondent. J’admire ces visages … Quand je regarde les visages que je croise dans les rues des villes modernes, je peux rarement deviner le métier qu’ils exercent. J’ai l’impression qu’ils sont tous pareils. En ce temps-là, les personnes portaient la marque de leur travail, ils révélaient leur origine, c’était comme une carte de visite. Leurs visages étaient leur carte de visite."
Plus loin, il continue : "C’est en cela qu’on trouve de vrais hommes et femmes, je veux dire des hommes portent la réalité elle-même. Ils n’ont pas des vêtements mais la réalité. Et c’est aussi ma représentation idéale des vêtements, parce que je crois qu’on ne "consomme" pas seulement des vêtements, on vit aussi sa vie avec. Voilà ce que cela signifie : c’est ce que je veux atteindre. Ce n’est pas seulement un exemple … Lorsque l’on naissait dans un pays pauvre au début du XIXème siècle, alors l’hiver était vraiment un hiver. Il faisait très froid et on avait besoin d’un manteau très chaud. Ça c’est la vie, ça ce sont vraiment des vêtements, et ça n’a rien à voir avec la mode. Le manteau est beau parce que tu as froid, parce que sans lui, tu ne peux pas vivre. Il devient ton ami, ta famille. Je suis terriblement jaloux de cela. Si seulement on pouvait porter mes vêtements comme cela, comme je serais heureux !"
Ainsi l’identité d’un vêtement vient du fait qu’il va être utilisé, qu’il devient une sorte d’ami de l’homme. Il appartient alors à une personne, il lui correspond. C’est ce que Yohji Yamamoto arrive à créer alors même que le vêtement n’a pas encore été porté.
Traduit de l'allemand par Suzanne Anel.
Source : Carnet de note sur vêtements et villes. Film. Arthaus Verlag: BRD 1989.
[1] Une critique de mode a très bien formulé l’apparente contradiction qui semble exister entre mode et identité : « Des visiteurs du monde entier viennent à Paris pour voir le prêt-à-porter. La majorité sont des femmes, rédactrices et stylistes de magazines de mode. Elles vont voir plus de 7000 modèles afin de définir les tendances. Mais elles-mêmes ne s’habillent pas de façon particulièrement originale. Elles veulent paraître parfaites. Depuis la broche sur le revers jusqu’à leur sac à main, elles s’intègrent dans un style qu’on peut retrouver aussi bien aux expositions d’art à New York, aux premières de l’opéra à Paris ou à un concert de la Scala à Milan. Cet uniforme parfait est international et il ne trahit rien, ni la race, ni la nationalité, mais seulement le désir d’appartenir au groupe des riches. Ainsi l’arabe du Kuweit ressemble parfaitement à l’allemande de Francfort ou à la japonaise de Tokyo. » Bergmann, Simone: Ein Kleid für Theodora. Die Mode will zur Kunst, wieder einmal. DIE ZEIT: 15.9.1989, Nr. 38, (Zugriff 4.10.2012).