Hannes, ton dernier disque s’appelle « Changes II », en référence à ton premier album (2000), Pourquoi « Changes » ?
Le titre du premier album fait référence à une époque où j’ai vécu de grands changements. J’aime les changements. Ces morceaux du nouvel album représentent une autre époque de changements. Le premier titre est une référence à Drewermann. Il est pour moi quelqu’un qui enseigne comment être cohérent pour changer les choses et se changer soi-même. Il s’est demandé : « qu’est-ce que je peux penser et si je ne peux pas ici, alors je cherche d’autres chemins ». Cela a beaucoup à voir avec ma musique, car elle ne cherche pas à s’appuyer sur un genre particulier ou une idéologie, comme celle de la musique expérimentale dans laquelle tout doit faire peur, ou celle du classique où tout doit être beau, ou celle de la pop où tout doit plaire. Je veux marquer une distinction et suivre ce que je crois, ce que j’attends de certaines directions. Pour moi c’est cela le changement, pouvoir marcher sur d’autres chemins.
Pourrais-tu commenter l’image de l’album ?
C’est Michael Fuchs qui a fait cette image, il s’agit d’un collage. L’idée c’était de montrer ces plantes, un peu jolies et à la fois un peu dures, un peu sauvages. C’est ce qu’il a éprouvé en écoutant ma musique.
Peut-on dire tout de même que ton travail est expérimental ?
Ma musique est expérimentale dans le sens où je cherche une forme d’expression musicale cohérente et dans la mesure où cette forme n’est pas dictée par des attentes de l’extérieur, mais par des nécessités propres. Cette forme n’est pas précisément neuve, je ne sais pas si c’est neuf ou vieux, ce n’est pas là l’essentiel. Ce qui est essentiel c’est que ce soit authentique. Je cherche des choses qu’on ne pourrait pas pronostiquer, ni prévoir.
Cette musique produit une attention, un silence et, tout à la fois, elle est porteuse d’une grande intranquilité, de douleur peut-être. Quelles en sont les sources profondes ?
C’est très difficile à dire. Je pourrais donner des images, mais qui ne seraient que des abstractions. Ce qui de fait se passe, c’est que je cherche à générer une expression dans un moment donné. Je cherche une expression de ce que je vis ou de ce que je suis. Je ne veux pas dire que je suis la source de ma musique, mais que je saisis une forme d'expression (une figure, ndlr) et que la musique me satisfait lorsque cette expression est fidèle, quand elle a quelque chose à voir avec ce que je vis.
A propos du titre « changes », du moment où je suis dans la situation de ressentir une pensée au travers de la musique, cela change quelque chose en moi. C’est pour moi le sens de la musique. Mais il a été perdu : nous ne vivons plus la musique. On va à l’école, on joue la musique en suivant les notes, on écoute de la musique tout le temps, mais la musique comme forme ou sentiment à exprimer est perdue. C’est un langage que chaque homme pourrait avoir à sa disposition, mais c’est problématique car il est perdu et il n’existe plus que comme « art ». C’est pourquoi j'utilise les vieux chants traditionnels (Volkslieder) sur mon disque, car tout le monde pourrait écouter et vivre la musique, pas seulement les artistes qui la font.
De fait, sur les 10 titres de l’album, 4 sont des interprétations et des improvisations à partir de chants traditionnels. Mais une telle référence n’est pas neutre en Allemagne…
Oui, il est très problématique en Allemagne d’écouter ces chants traditionnels. Il y a d’une part les tubes de la musique folklorique vraiment idiots et commerciaux. C’est la première connotation. Et d’autre part, c’est le IIIème Reich, puisqu’à cette époque, la musique folklorique a été utilisée comme une manière de rassembler autour des idées nationalistes. Et c’est évidemment problématique. Fondamentalement, il n’y a plus d’identité saine, elle est troublée par ce temps du nazisme. C’est une plaie profonde et ce sera comme ça pour encore 100 ans sans doute.
Malgré cela, je cherche tout de même une relation avec ces chants qui ne serait pas nostalgique ni n'aurait quelque chose à voir avec l’identité allemande, cela tient d’avantage à la mélodie, j’ai reçu la mélodie dans l’oreille et j’ai trouvé plus tard les textes. C’est la mélodie qui est centrale pour moi. Et d’une certaine manière, il se peut que je travaille aussi avec toutes ces connotations.
N’y a-t-il pas un saut entre l’interprétation de ces mélodies et la tension des improvisations ?
La tension, c’est que tout va ensemble. Je veux maintenir les deux parties, le beau et cette tension. Tenir les deux.
Outre ces chants, quels sont les musiciens qui t’inspirent ?
Il y a beaucoup de musiques qui m’ont frappé, mais ce serait trop long à raconter… Il y a cependant une direction importante, celle de compositeurs classiques plus ou moins contemporains comme Pärt ou Messiaen. Il y a aussi Steeve Reich et d’une manière décisive, Mikael Nymen. Il est assez mal vu dans le monde classique car il est un peu pop ou trop « simple », mais il m’a toujours fortement impressionné. Il y a les musiciens de la scène New Yorkaise, comme Marc Ribot. Il a été pour moi un modèle et m’a permis de comprendre qu’on pouvait faire de telles choses. La première fois que je l’ai écouté, je reconnaissais quelque chose que j’avais toujours voulu faire alors que je ne pensais pas que ça pouvait fonctionner… Le son qu’il produit, sa musique est un grand encouragement pour moi. Il y a aussi, comme compositeur, Henry Flynt et comme guitariste Alan Licht. Il y a aussi les vieux musiciens de blues et Kurt Cobain, plus pour son style de composition que pour son groupe.
Ce sont deux grandes directions, mais pour moi ce n’est pas tant le genre qui importe que l’authenticité de la performance et cela peut arriver dans des styles très différents…
J’oublie des choses c'est sûr. Mais pour finir, je dois aussi citer la scène berlinoise avec laquelle ce n’est pas si simple. Ces musiciens me provoquent ou me laissent très insatisfait. Mais pour moi, ils ont ouvert des questions et ont permis qu’arrive des choses dont on n’aurait pas pensé qu’elles puissent fonctionner. Mais en dépit de mes problèmes avec cette scène, cela représente une influence importante. C’est le milieu dans lequel j’évolue.
Ce n’est pas sur cet album, mais tu as aussi fait des interprétations de grands compositeurs contemporains, comme Messiaen ou Arvo Pärt. N’est-ce pas un peu étrange de les aborder à la guitare…
C’est une idée proche de celle des chants traditionnels. Je pense que la composition classique est très fortement définie. Mais je peux très bien la jouer en disant : "je la comprends de toute autre manière". D’autre part, comme guitariste, je ne peux pas jouer Messiaen ou Pärt de manière originale car ils n’ont rien composé pour la guitare. Il y a des compositeurs qui ont écrit pour la guitare classique ou électrique, mais ils ne sont pas spécialement intéressants pour ma manière de jouer. La musique de Messiaen et de Pärt m’intéresse beaucoup plus. J’ai trouvé des possibilités pour la jouer à la guitare et que ce soit cohérent pour moi. Je ne dis pas qu’il s’agit d’une interprétation valide, mais il s’agit plutôt de quelque chose que j’ai compris et que j’essaie de redonner avec mes propres mots.
Il est intéressant pour moi de constater que tous les compositeurs que j’ai interprétés sont des compositeurs de musique religieuse. Je ne sais pas pourquoi, car je ne suis pas au sens propre religieux dans le sens où je revendiquerais dans ma musique une religion particulière, mais ces compositeurs me donnent de la joie et suscitent en moi des mouvements.
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