Home > Arts plastiques > Les toiles vers la liberté

"Lorsque j’arrivais à Checkpoint Charlie avec le coffre chargé de centaines d’œuvres d’art interdites, c’est sûr que j’avais un petit frisson dans l’échine. Mais voilà, le douanier est aussi un homme. Ce qu’il faut, c’est que tu lui donnes des raisons pour lui plausibles. Un petit jeu de psychologie, quoi. Alors voilà : je mettais sur le dessus le tableau le plus abstrait possible, pour que la première chose que voie mon âne de douanier, sans doute quelque fils de paysan de Saxe, lui soit complètement incompréhensible, voire même choquante."


© Hermann Glöckner, Dächer Wünschensdorf

Tu le vois arriver, suspicieux, « papiers, rien à déclarer ? », puis sa mine triomphante et déjà affairée, à découvrir dans le coffre la pile de toiles. « Et ça, c’est pas à déclarer, par hasard ? » Là, je prenais un air un peu gêné, et le laissais retourner et jeter un œil à la première. Moment de choc.

« Monsieur le douanier, désolé de vous imposer un truc pareil. Il faut me comprendre. Je vais visiter l’oncle à l’est, et le vieux se croit peintre. J’y peux rien. » Regard de commisération du douanier. « Il me fourgue tout un tas de ces horreurs, et c’est sûr je les balancerais bien dans les bois quelque part. Mais voilà, il se fait âgé, et obtiendra sûrement un jour ou l’autre un permis pour venir me rendre visite à l’ouest. Il faudra bien que j’accroche ses croûtes au mur, pour ne pas le peiner… »

Le douanier fermait le coffre avec un clin d’œil complice et me laissait passer. J’ai transporté peut-être un millier de ces toiles vers la liberté, ai pu organiser des expositions à l’ouest, alors que l’artiste était interdit en RDA.

J’ai passé aussi quelques unes de ses sculptures constructivistes, ses fameux « pliages ». J’en laissais traîner une négligemment par terre ou sur un siège et servais au douanier le même genre de petite histoire. « Eh, monsieur le douanier, c’est sûr que les toquades du vieux tonton artiste, c’est pas réjouissant, mais je les laisse dans la voiture parce que c’est bien pratique l’hiver : quand ça gèle à pierre fendre et qu’on préfère ne pas serrer le frein à main de peur de rester coincé, on glisse ça sous la roue, et le tour est joué. »

L’anecdote est de notre ami F.S., entrepreneur immobilier et mécène. Ayant monté son entreprise à Berlin-Ouest durant les années du mur et se voyant en passe de perdre son âme, appesantie par la réussite matérielle, il se mit à visiter les galeries de peinture et à se passionner pour les peintres eux-mêmes. Attiré par des toiles d’un certain Glöckner, il fut vite dissuadé de le rencontrer par la galeriste : « C’est un ours, et de toutes façons il habite à Dresde et peint plus ou moins dans la clandestinité. Il ne vous recevra jamais. » Pas découragé pour si peu, F. fit plusieurs fois le voyage, pour se voir fermer la porte au nez, jusqu’au jour où Hermann Glöckner comprit qu’il venait de l’ouest et le chargea d’une commission pour une amie. Naquit une amitié avec l’artiste, homme remarquable, modelé par la souffrance – celle de la première guerre, où il fut soldat ; de l’interdiction de ses œuvres par les nazis ; de la perte de sa maison, de son atelier et de quasiment toute sa production artistique durant le bombardement de Dresde en février 1945 ; de l’interdiction de peindre qui lui fut communiquée par le parti en 1951, après six courtes années de liberté de création ; de la mort prématurée de sa femme en 1968. Au début des années 80, deux rétrospectives au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris et au Palazzo Pitti de Florence signent la reconnaissance internationale de son œuvre. 

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