Nous sommes allés à la rencontre du peintre argentin dont l'exposition au musée des Beaux Arts de Buenos Aires a eu un impact énorme. Eugenio Cuttica revient pour nous sur l’évènement et sur sa vocation d’artiste.
Au regard du succés de l'exposition retrospective consacrée à votre oeuvre, comment percevez-vous votre cheminement d'artiste ?
L’exposition à Buenos-Aires résumait un parcours de 40 années de travail. La première partie était comme un cri, une peinture sortie des reins, du foie, liée aux émotions ; tout cela a une limite, la limite de la dénonciation. Quelqu’un crie jusqu’à ce que plus personne ne l’écoute. Il doit faire marche arrière pour prendre un autre chemin.
En réalité, j’ai reçu comme trois appels : un premier à l’âge de 7 ans. Je vivais quelque chose sans savoir ce que c’était. Cette flamme, j’ai voulu la protéger pour qu’elle ne se perde jamais, quelles que soient les circonstances de la vie. Ensuite, j’ai reçu un autre appel, à 22 ans, que j’ai laissé passer. A 42 ans, j’ai fini par accepter la nécessité de rencontrer des maîtres spirituels et j’ai changé ma manière de travailler. J’ai étudié le boudhisme-zen à l’Université de New-York. J’ai vécu des expériences très impressionnantes avec ces personnes par leur connexion avec le sublime. Ce sont eux qui ont fait changer ma peinture.
Tout cela a déclenché une explosion terrible comme l’a été cette exposition. Une énergie libérée, presque en dehors de tout contrôle. Quelque chose qui me traverse.
Peut-on parler de mission ?
Je suis complètement conscient que je ne fais pas cela pour me distraire. L’art n’est pas une distraction, ni une diversion. C’est « je suis venu pour cela et je dois le faire ». Je n’ai pas d’autre choix. En ce sens, c’est une mission. Je dois faire cela d’abord et faire le reste si le temps me le permet. Le véritable art est comme devoir porter un sac à dos rempli de pierres lourdes. Mais celui qui le fait finit par aimer les pierres. On sent qu’en portant ce poids, c’est le meilleur endroit où l’on peut être. Ça peut paraître stupide, vide, superficiel, épidermique ; on s’habitue à vivre comme si on grimpait une colline, avec ce sac de pierres lourdes. Peu à peu, on finit par y prendre goût, comme un sourire intérieur en faisant cela.
De quelle manière abordez-vous votre journée ?
Avant de travailler, nous faisons de la méditation, puis la cérémonie du thé qui est un rite japonais où on cesse de penser et on se concentre sur ce qu’on fait. C’est être dans le présent total. Tous les objets de l’atelier vont s’aligner et être synchronisés de cette façon, jusqu’à ce que, depuis la porte d’entrée, on puisse percevoir qu’il y a un esprit organisateur. Une fois qu’on commence à rentrer dans cet état mental, on commence à travailler et on essaie de maintenir ce silence intérieur le reste de la journée, même en rentrant chez soi le soir. C’est comme une prière.
Photo : dosier de presse "La mirada interior", Musée des Beaux Arts de Buenos Aires.
Le thème de la petite fille sur la chaise est un peu comme un « mantra ». La répétition est la seule manière d’approfondir quelque chose. C’est comme une porte qui s’ouvre sur une autre dimension. Ma prière, en ce moment, c’est la petite fille sur la chaise. Cette prière a un pouvoir impressionnant : 90% des gens qui ont vu l’exposition m’interroge sur cette petite fille. Les bouddhistes parlent de faire des choses simples comme aller chercher le bois ou balayer le temple. On le fait 100, 500, 1000, 2000 fois… et la 5000ième fois, il se passe quelque chose. On apprend, comme pour la première fois, ce qu’est réellement « chercher » le bois.
Vous avez expliqué souvent que la petite fille est en lien avec le thème de la féminité. Pouquoi cela vous tient-il à cœur ?
Je peins des thèmes dont on ne parle pas actuelement. Comme la féminité et le pouvoir qu’a cette vraie féminité – et non pas le lieu où en est arrivée la femme moderne par le moyen d'une stratégie de pouvoir. Aujourd’hui, c’est un thème tabou, intouchable, un terrain glissant. Il faut un langage très précis et presque personne n’a le courage de dire les choses. Mais il est incroyable de constater comment les femmes le perçoivent : certaines pleurent réellement devant les tableaux parce qu’elles pressentent quelque chose de vraie. Pour cela, la petite fille se trouve sous la table, dans un de mes tableaux, elle rêve, elle attend. C’est la vraie féminité abandonnée. Les autres femmes sont attablées, sérieuses, supposant qu’elles sont arrivées à une position ; elles sont sous le poids d’une forte pression et ne sont pas bien dans leur peau ; c’est une œuvre où j’ai peins ce qui ne peut pas se dire et, curieusement, les femmes qui voient ce tableau le perçoivent immédiatement.
L’art peut être une réponse à cette solitude de tant d’être humain ?
J’ai peint le tableau « le naufrage », par exemple, en écho à une phrase d’un psychologue Karl Young qui dit que les gens se sentent comme dans une barque sans barre qui va à la dérive au milieu de la nuée, une barque pleine de fous". Au milieu la petite fille entourée d’une auréole blanche qui représente le vent et la lumière. Elle regarde à l’horizon qui est la conscience de l’espérance. Aucun des autres personnages ne regarde la petite fille. Cette enfant de 9 ans, Luna, est dans une position d’éloquence et de fermeté ; elle est debout sur la chaise, en hauteur, en face de l’abîme et regarde vers l’horizon ; c’est un regard de communion avec l’univers ; un regard qui traverse la matière ; le regard de la conscience.
Photo : dosier de presse "La mirada interior", Musée des Beaux Arts de Buenos Aires.
Tout cet ensemble avec Luna a eu un fort impact sur les personnes… Beaucoup m’ont dit : "Merci maître (maestro) parce que votre travail est comme un caresse pour l’âme." Cette exposition a été une expérience de compassion incroyable.
Lors de conférences d’une heure données à l’occasion de l’exposition, personne ne bougeait, il y avait un profond silence. C’est l’explication du pouvoir de rédemption de l’art qui intéressait le plus les auditeurs. L’art ce n’est pas une sculpture ou un tableau. C’est une attitude… L’art c’est essayer de donner le meilleur de soi, avec un sens de l'excellence pour tout ce que nous faisons. Je disais par exemple : "si on fait les choses avec art, avec le sens de l’excellence aujourd’hui, qui est le passé de demain, le futur sera bon. Si le passé, le présent et le futur sont bons, nous entrons dans un flux énergétique où disparaît l’angoisse, la névrose, la peur… C’est comme la dimension de l’éternelle abondance. Il ne nous manquera jamais rien. C’est le pouvoir curatif de l’attitude artistique. Quand j’expliquai cela, les personnes restaient stupéfaites. Cette connexion avec une autre dimension qui nous ouvre est à la portée de quiconque. Mais on ne peut obliger personne à faire ce chemin. Souvent, aujourd’hui, on fait les choses sans ce sens de l’excellence. Par conséquent, il existe une forme subtile de domination dans laquelle tout le monde vit une sorte d'anesthésie. Pour ma part, j’ai été un peintre comme n’importe quel autre jusqu’à ce que j’aie accepté cet appel : J’ai dit, "je vais être le peintre de cette spiritualité". Depuis ce temps, 1000 choses incroyables m’arrivent… »
Photo : dosier de presse "La mirada interior", Musée des Beaux Arts de Buenos Aires.
Par exemple ?
Des gens sont venus de tous le pays pour voir l'exposition. Ça m’a profondément touché. Une femme de milieu très humble m’a dit : « Maître, Merci beaucoup ! Quelle chance d’avoir pu vous rencontrer. Je viens de faire 1200 kms pour voir votre exposition et je dois prendre un bus pour retourner à Formosa dans une heure car je n’ai pas d’argent pour payer l’hôtel. » Un groupe de femmes peintres de Mendoza ont aussi loué ensemble un minibus avec chauffeur. Elles sont venues à l’exposition pour repartir le jour-même. Un truc de fou. Tout le temps, il y a eut des choses comme celles-là. Je suis très heureux. Mais ce n’est pas quelque chose de transmissible. On peut penser que si ça nous arrive, n’importe qui peut le vivre. Mais il y a des personnes qui ont une incapacité à avoir ce genre d’expérience. C'est douloureux ! On essaie d’aider tous ceux que l’on peut, mais la majorité reste en dehors. Mais je sais que j’ai aidé en quelque chose. Même s’ils ne l’ont ressenti que durant une minute, en quelque chose, cela a servi.
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