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La Tirana : quand le désert se met à trembler

Chaque année, la fête de la Tirana fait refleurir le désert d’Atacama autour de Notre-Dame du Carmel. 200.000 personnes se rassemblent pour 15 jours de danse et d’offrandes qui culminent le 16 juillet. Felipe Espinoza V., professeur d’Esthétique à l’Université Catholique Pontificale de Santiago nous livre en exclusivité son analyse de cet événement extraordinaire. 

Le Chili, un pays festif ? 

« Le sentiment convergent du sud péruvien, du sud ouest bolivien,
du nord est argentin et du nord chilien 
ouvre l'espace et le temps pour qu’un évènement épiphanique
fasse fleurir le désert et l’Altiplano »
 
(Fidel Sepúlveda sur la fête de la Tirana).
 

Un lieu commun indique que les chiliens sont un peuple « peu festif ». De tempérament sombre, amer, parfois triste, il semble traversé par une aura de chagrin mélancolique que Diego Portales appelait avec raison « le poids de la nuit ». Cependant, et comme il arrive en bien des cas, le tableau diffère si l’on plonge dans le « Chili profond », celui qui ne fait pas les premières pages des journaux et qui n'intéresse pas les médias assoiffés de sensations et de scandales. C’est ici, depuis les expressions les plus authentiques de notre culture traditionnelle, et spécialement de notre religiosité populaire, que ce premier aperçu est démenti.

Observée depuis la sensibilité et les manifestations de notre peuple, la foi ne peut se comprendre ni s’expérimenter à moins qu’elle ne le soit depuis un évènement festif. Il semble que les prières et les cérémonies liturgiques ne suffisent pas. Pour preuve, le calendrier très fourni de festivités associées à la piété populaire tout au long de l’année sur l’ensemble du territoire chilien. Il ne suffit pas de prier le saint ou la Vierge, il faut encore les touchers, les embrasser, les chanter et les danser : c’est là l’authentique et véritable dévotion, la foi vivante sortie des entrailles de la vie de la communauté à travers la fête.

En ces jours, et tout spécialement le 16 juillet, la fête emblématique de la Tirana nous convoque, célébrée chaque année dans le Nord du Chili, dans la région de Tarapacá. D’origine coloniale, la célébration en l’honneur de la Vierge de la localité du même nom est porteuse d’une légende significative[1]. Avec des influences andines très marquées, tant dans la musique que dans l’habillement des officiants, se présentent des confréries de danse semblables à celles de l’altiplano bolivien, connue sous le nom de diabladas ou Morenadas. De tels ensembles de danse (baile), éminemment masculins et d’origine chilienne, apparurent au temps de la Colonie parmi les mineurs du Petit Nord (IVème Région), pour se diffuser ensuite à d’autres zones, spécialement dans la région centrale et la première région, où elles assumèrent les caractéristiques propres du lieu. Un baile est un groupe dédié entièrement à la Vierge, la confrérie étant habituellement chargée de sortir l’image de la Vierge de l’église et de la conduire en procession.

Il est d’un grand intérêt de souligner le nouvel aspect que prit la fête à la fin du XIXème siècle, à l’occasion de la Guerre du Pacifique et de l’incorporation du territoire de Tarapaqua au Chili. La migration importante d’ouvriers depuis la zone centrale du pays vers les territoires salpêtriers du nord chilien lui offrit une dimension beaucoup plus massive, la convertissant en une référence incontournable de la religiosité des ouvriers déracinés du salpêtre. Actuellement, la fête continue à convoquer une grande quantité de fidèles qui viennent non seulement de la région, mais aussi de Bolivie et du Pérou, afin de s’acquitter de leurs vœux (mandas) fait à la Vierge au cours de l’année. Comme il arrive dans le miracle naturel qu’on appelle « le désert fleuri[2] », des hameaux, qui durant l’année sont de véritables « villages fantômes » fleurissent avec la dévotion à la Vierge, organisant le cycle de l’année autour de la foi dans la figure mariale : « la joie, le sentiment, la foi habitent le désert. Ce rassemblement illumine le destin de toute l’année. L’année tourne autour de la fête. C’est l’oasis qui féconde le désert, le sature de créativité, de vie menée à la frontière entre l’humain et le divin[3] ». La vie du dévot est alors expérimentée comme promesse et la fête devient le lieu ou « l'être que nous sommes et celui que nous rêvons d’être se retrouve lui-même pour quelques heures dans la rencontre de son corps et de son âme »[4].

Parmi les intellectuels chiliens, celui qui, sans aucun doute, s’est dédié avec le plus de lucidité et de pertinence à réfléchir sur ce fait populaire festif, fut le professeur Fidel Sepúlveda Llanos[5]. Dans la ligne de pensée d’un de ses référents comme le fut le mexicain Octavio Paz, Fidel a consacré une place importante de son travail à la culture populaire chilienne et en particulier à sa dimension festive, associée au cœur de la religiosité populaire. Dans la fête, souligne Sepúlveda, se transfigurent l’espace, le temps et le quotidien de l’homme, nous indiquant que l’unité entre fête et vie résulte d’un lien indissoluble[6]. Mais on ne touche pas ici seulement à la dimension sociale de l’humain, puisque lorsque la fête est vécue comme il se doit, elle se pare de franges cosmiques, où la célébration de la vie en commun se découvre inséparable de la communion avec la terre, l’eau, l’air et le feu[7].  Depuis cette dimension cosmologique, les officiants mettent « leur peau en contact avec celle de l’univers, avec la terre et les étoiles », et reçoivent par ailleurs, depuis cette expérience sensible, « l’interpellation du monde de l’humain et du divin[8] ».

Cette dernière référence au divin nous rapporte à la fête que nous célébrons en ces jours – la fête de la Vierge de la Tirana – à laquelle Fidel dédia des lignes importantes : « Ici la fête abat les frontières des états nationaux qui ont tellement entravé l’unité de l’Amérique Hispanique… Ici se produit la fécondation de l’humain par le divin, mais aussi du divin par l’humain. La Tirana es l’expérience de la vie à la frontière entre l’aymara, le métisse et le blanc »[9]. C’est que, dans la logique festive, les règles et les normes du monde civil restent suspendues pour le temps de la célébration, accentuant notre condition de frères et d’égaux. De plus, s’ajoute la dimension dialogique, propre de la religiosité populaire, où le divin et l’humain s’entremêlent, dialoguent et se confondent. De là, Fidel exprime poétiquement : « par la fête ce qui est du ciel descend sur la terre et ce qui est de la terre monte au ciel »[10], réflexion si nécessaire pour une époque marquée par le sécularisme vide, mais au cœur de laquelle il continue d’exister des évènements comme ceux-ci où « il nous est révélé le meilleur du visible, mais par dessus tout, l’expérience que l’essentiel de l’être de l’homme et du monde est l’invisible »[11].

Avec ces quelques lignes, j’ai voulu donner le témoignage de la réflexion d’un professeur universitaire chilien, figure majeure pour beaucoup de générations marquées son étude et son intérêt pour la culture populaire dans ses expressions les plus variées. En ce qui concerne la festivité de la Tirana, nous revenons boire aux sources généreuses du Chili anonyme et profond, lesquelles, au milieu d’une globalisation galopante et effrénée continuent d’être vivantes et de se transmettre de génération en génération et où la fête rend aux populations leur raison de vivre et nous donnent de rencontrer la famille humaine, la communauté humaine que nous formons et dont nous avons besoin pour continuer à être[12].

Felipe Espinoza V., professeur d’Esthétique
Pontificia Universidad Católica de Santiago 

Traduction : Denis Cardinaux

 

La Tirana, Una fiesta sin final, Trailer du documentaire de Mario Valenzuela.

Notes

[1] Ce qu’on connaît le plus de la Tirana, c’est sa légende : l’amour impossible entre la Ñusta Huillac (ñusta est le titre donné à une princesse Inca, elle s'était illustrée dans sa résistance violente à la colonisation, ndt) et le portugais Vasco de Almeyda. Son dénouement tragique donnera origine à la grande dévotion vouée à Notre Dame du Carmel. Cent ans plus tard, un religieux découvrit sur le même site une vierge taillée dans la roche et une croix de bois. Il fit construire une chapelle, lieu de culte pour des milliers de pèlerins aujourd’hui. Plus de détails sur ce lien (en espagnol)

[2] Le désert fleuri est l’un des phénomènes naturels les plus étranges et les plus beaux qui ont lieu dans l’extrême nord du Chili. Ici, le désert d’Atacama, le plus aride du monde, se change brusquement à certaines époques pour se voir débordé de couleurs incendiées et fraîches, grâce à la germination de millions de plantes et de fleurs.

[3] Sepúlveda, Fidel, “Fiesta y vida” en Revista AISTHESIS N°38, año 2005, Pontificia Universidad Católica de Chile, Facultad de Filosofía, Instituto de Estética, p. 95.

[4] Ibíd. p.98.

[5] Plus de détails sur la vie et l’œuvre de Fidel Sepúlveda à consulter sur ce lien.  

[6] Op. Cit. p.96.

[7] Ibid. P.93.

[8] Ibid. P.94.

[9] Ibid. P.95.

[10] Idem.

[11] Ibid. P.94.

[12] Ibid. P. 94, 98.

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4 Commentaires

  1. Denis Cardinaux

    La fête de la Tirana est sans doute l'un des pélerinages les plus émouvant que j'ai vécus. J'ai pu rencontrer les fameux "chinos", le célèbre "baile" qui a charge de sortir la Vierge du Sanctuaire, plus catholiques que le pape, selon un sociologue très anticlérical d'Iquique, pourtant passionné par eux, ils vivent une consécration intérieure fervente et profonde à la Vierge du Carmel. Ils m'ont permis de porter la statue de Notre Dame du Carmel au cours de la porcession qui dure plus de 8 heures. Un moment inoubliable dont mes épaules aussi, se sont souvenues longtemps. Pour eux, un prêtre devrait être le premier à danser la Sainte Vierge, car il y a une dimension sacerdotale, aussi étrange que cela puisse nous paraître, dans cette manière de danser. 

    On ne peut décrir cette manifestation si singulière, qui n'a rien, mais rien d'un carnaval. C'est une bulle sonore, qui se forme en plein milieu du Tamarugal, oasis du désert. Chaque "baile" a sa place déterminée et ses horaires précis, malgré la profussion de musique et de mouvement, tout est très organnisé. Les rues sont occupées 24/24 h par ces gens qui se sacrifient toute l'année pour pouvoir accomplir leurs voeux à la Sainte Vierge. Lorsqu'ils portent leur habit, ils ne peuvent ni manger, ni boire. Durant toute la manifestation, il vivent un véritable jeûne : les époux s'abstiennent de toute relation, on évite aussi scrupuleusement que possible l'alcool…  Il y a une relation indescriptible entre eux et la Virgen del Carmen, que le trailer montre avec beaucoup de délicatesse et de vérité. Le moment le plus émouvant, ce sont les adieux des "baile" à la Sainte Vierge, lorsque les danseurs qui ont terminé leur "mandas" (voeux), remettent leurs habits. Durant ces moments, les regards, les larmes, la force des chants ne trompent pas. Il s'agit d'amour, et le plus pur qui soit, exprimé par un petit peuple pourtant si blessé et si pauvre ! Comme si la Sainte Vierge s'était choisi le peuple le plus petit de la terre pour lui vouer la plus belle vénération qui soit. 

    Il faut aussi remercier le travail de l'Eglise qui a su, après de nombreuses difficultés à comprendre ce qui se passait à la Tirana, protéger et éduquer ce pélerinage, qui est devenu une manifestation de foi très profonde. 

    Depuis 3 ans, les prêtres de Points-Coeur, insérés dans le tissus écclésial chilien au titre d'aumônier de l'Univeristé Catholique de Santiago (au passage, la meilleure d'Amérique latine!!! Viva Chile !) ont lancé avec la Pastorale (au passage, la plus citée en exemple par la Congrégation pour l'Education Catholique du Vatican ! Viva Chile !) un pélérinage original : une "résidence" artistique avec des étiduants en art. Il s'agit de mettre ces étudiants parfois très éloignés de l'Eglise au contact de cette profusion d'amour et de foi. J'ai été témoin de beaucoup de larmes et nombre d'entre eux affirment que l'art se trouve ici, dans cette vie surabondante, dans cette ferveur populaire sans égale qui suscite tout autre chose qu'une posture esthétique. M'est avis, en effet, qu'ils y trouvent plus que de l'art… 

    Nous avons accompagné leurs initiatives créatives. Ils tentent d'exposer chaque année, dans un langage artistique contemporain ce qu'ils recoivent de cette expérience que rien ne peut décrire. Ils sont généralmeent très bien accueillis et très touchés par le petit peuple d'Iquique qui a soif que l'on connaisse leur "virgencita" et la beauté de cette expérience. Beaucoup reviennet dévôts de la Virgen del Carmen… Certains sont même venus au Point-Coeur de Valparaiso.

    Le p. Thomas Billot est en ce moment même à la Tirana avec un groupe d'étudiants. C'est à son travail fidèle et passionné que nous devons cet article de la part de Felipe Espinoza, éminent professeur de la Faculté d'Esthétique, ami de Cecilia Bralic, grande professeur elle aussi de la faculté de Théâtre de la PUC, et disciple de Fidel Sepúlveda. Cecilia, par sa passion et son courage pédagogique a été à l'origine de ces projets et de ces rencontres. Nous l'en remercions très chaleureusement !  Ainsi que l'équipe du Campus Oriente, tout particulièrement María-José, Consuelo, Catalina, Luis et tous les autres… 

    Viva la Virgen del Carmen de la Tirana  ! 

    Et voici une composition de ce "Chino" si humble et si profond, Patricio Flores, compositeur de la Tirana, il s'agit de l'hymne des Chinos. Le "Cacique", c'est le chef des chinos. Le bruit que l'on entend, le "ragido", c'est le son des flûtes des chinos qu'ils utilisent lors des cérémonies pour sortir la statue de la Vierge de l'église :  

     

  2. Denis Cardinaux

    Et Voici la Vierge du Carmel de la Tirana, la "Chinita" que le peuple d'Iquique vénère avec une tendresse si généreuse. Chino, ce n'est pas le chinoi comme on le prétend. En aymará, c'est le serviteur, celui qui est dédié au service de l'image sainte. La "chinita", c'est donc la servante, qui, pour être Reine, n'en danse pas moins avec son peuple dans les rues de la Tirana : 

  3. MSD

    Nos processions paraissent bien insipides au regard de cette fête de la Tirana….Andere Länder, andere Sitten…

    en tout cas cher Denis, vous savez nous transmettre vôtre attachement au peupe chilien et au Chili.MCD

  4. Denis Cardinaux

    Chère MSD, je suis heureux de faire connaître ce petit miracle de générosité, de fidélité et de dévotion du bout du monde… Merci pour votre visite !

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