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Palermo Shooting : la photographe de la mafia !

Savez-vous qui est la vielle dame qui photographie Campino dans Palermo Shooting de Wim Wenders ? C'est Letizia Battaglia, mondialement connue comme la photographe de la mafia. Suite à une interview sur Radio Notre Dame (15/07/2015) et à l’occasion de ses 80 ans, nous revenons sur son travail qui, au-delà de la dure réalité, tente de saisir le miracle de chaque personne.

« Je m’appelle Letizia Battaglia. Letizia signifie joie, Battaglia signifie guerre ! (…) Je crois à la justice, à l’énergie de l’amour ! J’aime marcher dans Palermo et m’asseoir quelque part pour boire un verre de réalité et de voir les choses qui se passent aux alentours. Pas de chose exceptionnelle, mais les choses qui passent devant moi ».

Les meurtres ont souvent lieu de nuit. Letizia Battaglia avec sa Vespa, entre rues et ruelles, essaie d’arriver le plus tôt possible sur les lieux pour les clichés. Entre 1978 et 1992 plus de mille vies sont sacrifiées dans des règlements de comptes. Ce qu’elle essaie de prendre, « ce n’est pas une simple photographie vaine. Vous écrivez l'histoire par les images de la guerre civile, faite de gagnants et de perdants de la mafia, avec des corps encore chauds »[1]. Elle a commencé à faire ces clichés pour le journal communiste « l’Ora » puis elle a découvert le don qu’elle avait de pouvoir photographier l’histoire.

Chaque photo est un miracle

Dans l’interview donnée à Radio Notre-Dame le 15 juillet dernier (télécharger le podcast), Battaglia révèle que « chaque photo est un miracle. Parce qu’on ne peut pas dire quand elle le devient. Ni pourquoi on la fait. Dans les musées on peut voir ce qui s’est passé dans le monde, on peut découvrir notre histoire. Avec les photos ça marche différemment. Pour prendre une photo il faut de la compassion. On ne sait pas. Ce n’est pas moi qui définis une photo belle ou pas. Elle arrive. On ne peut préméditer un moment beau ou pas. Les photos préméditées sont fausses. »

Dans ses clichés son souci est davantage de pouvoir révéler la beauté que d'avoir le statut de « la photographe de la mafia ». Son but ce n’est pas de faire de la politique, ni préserver un patrimoine pour diffuser des œuvres d’art. Ses sujets sont la souffrance, la mort, les assassinats. « Quand je fais des photos j’essaye de découvrir le miracle qu’il y a dans la personne ». Ceci dit, les photos que Battaglia a prises ne sont pas faciles à regarder. Certaines montrent des morts, hommes, femmes, jeunes, vieux. D’autres le visage d’une mère qui vient de voir le corps sans vie de son fils, d’autres encore expriment l’angoisse, le désespoir, la solitude, la mort.

Afin que les nouvelles générations sachent

Peut-on prendre en photo des sentiments ? Peut-on valoriser dans un cliché l’instant d’une vie qui pour certains n’est plus et pour d’autres est le commencement d’un cauchemar ?

Battaglia a fait plus de 600.000 photos. Beaucoup sont dans les grands musées du monde. D’autre chez des particuliers. Pourquoi cela ? Par pure gratuité ! « Je fais des photos par plaisir, par gratuité. Parfois je suis payé, parfois non. Je fais des photos simplement afin que les nouvelles générations sachent. Mes photos sont exposées pour transmettre des valeurs »[2]. Battaglia garde quelques photos chez elle, entre autres, celles où l'on voit Rosaria Schifani, femme d’un garde du corps de Giovanni Falcone, tué par la mafia, dans l’attentat du 23 mai 1992[3].

Elle s’occupe aussi de transmettre ce qu’elle photographie : « Quand je rencontre les jeunes dans les écoles, mon but est de les fasciner pour leur transmettre les histoires qui ne sont pas leurs histoires personnelles, mais qui font partie de leur histoire, l’histoire commune. Parfois ils ne paraissent pas intéressés par ce que je leur montre. Ils ont occupés à passer à autre chose et à ne pas participer au moment présent. Parfois ils n’ont pas envie de connaitre et d’écouter une vielle de 80 ans ; j’essaye de les fasciner. Oui fasciner. Je dois le faire. Je veux qu’ils comprennent. (…) Je suis prête à aller là où il y a besoin. Mais j’attends d’être invitée parce que s’il n’y a pas de désir au fond, ça ne sert à rien de parler. Je vais partout où je suis invitée » [4].

Battaglia n’a pas peur de dire que : « La mafia aujourd’hui est élégante, elle travaille dans les instituions, dans les finances, recycle l’argent de la drogue, elle est presque mélangé avec l’Etat. Ce mal est présent mais on ne le voit pas ! Cela est terrible parce que s’est instaurée une corruption mentale, une fragilité de la pensée. Je dirais même que s’est installée une vulgarité de comportement qui nous semblent commun, une culture de corruption »[5].

On n’est pas habitué à recevoir des gestes d’amour

En 1985 elle reçoit le prix Eugène Smith. En 2007 à Berlin elle a reçu le prix le plus prestigieux de la photographie : le prix Erich Salomon. Elle est aussi la première italienne à recevoir le prix Infinity Awards. Elle commente: « Plus de 700 personnes avaient payé 1000 euros chacune pour participer à la remise de ce prix ; elles étaient toutes en train de m’applaudir. Je me suis ému car j’ai compris que l’amour vient aussi des personnes qui ne te connaissent pas mais qui peuvent t’aimer à travers une photo. Cela m’a même fait souffrir puisque quand on n’est pas habitué à recevoir des gestes d’amour, d’attention, de respect, même l’amour devient quelque chose qui te fait souffrir parce qu’il ne vient pas des personnes que tu aimes, que tu connais, mais des personne qui t’aiment pour ce que tu es »[6].

Dans le film Palermo Shooting (Rendez-vous à Palerme) de Win Wenders, Battaglia dit : « Je photographie Palermo, la vie, la mort. Beaucoup de mort. Pourquoi ? Pour qu’on s’en souvienne, pour les honorer, pour qu’ils ne se perdent pas dans la mémoire ! ».

A la minute 1:46, le dialogue entre Campino et Létizia Battaglia

J’ai vécu à Paris pour fuir de Palermo. Par fuir je veux dire m’enfuir dans une autre ville et pouvoir retourner chez moi plus pleine. Je rentre dans ma ville avec plus de sagesse. Et cela me fait comprendre que seule je ne peux rien et que j’ai besoin des autres.

Aimer et souffrir pour Palermo

Elle a rencontré Pina Bausch en Allemagne, puis en France, et elle l’a faite venir à Palermo. Ce fut pour elle un grand don parce qu’elle « est une femme merveilleuse ». C’est ainsi que Bausch a créé la chorégraphie Palermo Palermo. Cela lui a permis de rencontrer Win et Donata Wenders qui « sont des personnes qui aiment Palerme et qui trouvent que Palerme a des belles choses et cela me donne force ; oui cela me dit que j’ai raison à aimer et souffrir pour Palermo ». Oui, c’est par le regard des autres qu’elle aime profondément sa ville. 

Dans une interview qu’elle a donnée à la Rai[8] elle rappelle les moments qu’elle a vécus lorsque le frère de l’actuel Président de la République italienne, M. Piersanti Mattarella, fut assassiné. Il était le président de la région sicilienne. Elle affirme : « je vis la photographie comme salut et vérité ».

 

Notes

[1] So contemporary Letizia Battaglia (01/06/2015), sur qcodemag

[2] Entretien avec Latizia Battaglia, dans Suivez le guide (15/07/2015) sur Radio Notre-Dame

[4] Ibid.

[5] Intervista alla fotogiornalista siciliana Letizia Battaglia sur youtube.

[6] Ibid.

[7] Latizia Battaglia : Mattarella sara un presidente rivoluzionario, Rainews.  

2 Commentaires

  1. Vincent

    Magnifique article! Grazie a Cesare!! C'est frappant de vérité et de profondeur. Cette femme est un grand prophète et un vrai maître de vie et de compassion. La recherche de la vérité, la disponibilité pour la transmettre lorsqu'on la lui demande, sans s'imposer, la passion pour l'homme et sa beauté, même dans la souffrance et le tragique. La fécondité de sa propre souffrance. Vraiment grand! 

  2. Thibault

    Merci Cesare pour cet article qui nous fait connaitre cette artiste "de la vie et de la mort" pour ne pas oublier. La vie et la mort se combattent et leur champs de bataille est cette ville si belle, si ancienne, si riche en Histoire. Ces photos illustrent de façon saisissante la parabole de l'ivraie et du bon grain qui poussent ensemble. Les deux réalités semblent à première vue complétement opposées, et puis on finit par ne plus savoir bien qui est qui, elles finissent par se confondre. Non pas que le bien et le mal se confondent, mais sur les visages photographiés la réalité ne se laisse pas réduire mais au contraire inspire la compassion et non la haine, la pardon et non la pure justice, la Rédemption et non la condamnation éternelle.