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Giussani : parler à ceux qui ont encore soif

La terre est en flamme entre fondamentalisme islamique et nihilisme occidental, la perte de repères des hommes, le conformisme ecclésiastique : il est urgent de reconnaître, affirmer et communiquer l’Être. Entretien de 2002 de Renato Farina avec le fondateur de Communion et Libération.

Image : Don Giussani et Jean-Paul II en 1980 (© Servizio Fotografico de L’Osservatore Romano / Arturo Mari)

(…)

Renato Farina : Quelques notes de mémoire. Cette interview n’était pas programmée, il n’y avait pas d’enregistreur, mais seulement des notes prises dans un morceau de journal. Elle eut lieu en trois occasions. Deux ou trois fois à Sanremo (…) et puis à Gudo Gambaredo. Ces notes ont été ensuite arrangées avec l’aide d’Alberto Savorana qui était présent à ces rencontres (…). J’envoyais dix pages à Don Giussani qui, très fragile, ne voulut pas changer un mot. Je suis encore aujourd’hui touché par la force extrême d’un homme sur la fin, dont le corps se défait, et pourtant son « je » était toujours plus une seule chose avec le Mystère et ses fils spirituels. Je me rappelle très bien comment Don Giussani, après le second échange, devait se retirer parce qu’il ne réussissait plus à parler. Gisella vint ensuite vers nous, Alberto et moi, pour nous dire quelque chose comme : « il m’a dit : ‘’Ah ! si j’avais encore la force, comme je voudrais les aider jour après jour’’. » (Renato Farina)

La campagne, dans le bourg de la Bassa milanaise, est humide et fumante de pluie dans le soleil de midi. Il a parlé tout le temps de l’Être, du Mystère, monseigneur Luigi Giussani aujourd’hui. « L’Être existant ici et maintenant, l’Être-Charité ». Mais non pas l’Être des philosophes : aussi celui-là, bien sûr. Mais plutôt l’Être que sont nos visages. Un Mystère familier. Don Gius (il s’appelle familièrement ainsi) lui a donné un nom auquel je ne m’attendais pas. Il n’a pas d’abord dit le Christ, mais « Madone », « la Madone » (…).

Don Giussani a maigri, et il lui est impossible de se distraire de l’essentiel. Sa façon de parler est un martellement des doigts de Chopin sur le piano : l’homme, Dieu, la liberté, l’amour, la beauté. Et les noms des personnes. Cela suffit ainsi. Il a la certitude que chacun de nous a une tâche à accomplir – « même toi qui ne crois en rien, mon ami ! » te dirait-il – discret et essentiel : sans notre travail, les mains de l’Être auraient moins de prise sur les choses. « Ne comprends-tu pas que ton ‘’je’’ se défait quand il ne mendie pas l’Être ? » me dit-il. « L’Être veut nous entraîner, il prend notre marasme entre ses mains, comme la mère écoute la voix de l’enfant, et il se donne lui-même à nous ». Sans cela, affirme ce vieillard aux yeux verts comme une eau lumineuse, vivre serait beaucoup moins que vivre. Et il répète : « Sans le Christ, les choses se déliteraient, le ‘’je’’ serait perdu. Au contraire… » Le bon vin, le pain frais et dégusté avec lenteur (« après la poésie et la musique, le goût pour la beauté s’exerce chez les hommes sur la nourriture et le vin » dit-il de façon inattendue).

J’essaie de retranscrire ici les notes un peu maladroites d’une rencontre personnelle qui n’avait pas l’intention d’être une interview. On me pardonnera le recours aux majuscules et aux minuscules : je n’y entends rien. Avec le ‘’e’’ minuscule, l’être est encore tout, et toi qui me lis tu es tout. Le mot « charité » revient souvent. Si, comme la fumée de l’encens, il risque d’indisposer l’un ou l’autre, pensez simplement qu’il ressemble à l’amour, dont il est le nom chrétien.

Don Luigi Giussani, presque 80 ans, est la personnalité religieuse italienne la plus connue dans le monde, bien au-delà des frontières de Communion et Libération qu’il a fondé en 1954. Ses livres ont eu un succès retentissant aux Etats-Unis d’Amérique où désormais CL s’est implanté dans chaque ville. Par ailleurs, le Meeting de Rimini dédié au « Sentiment des choses, la contemplation de la beauté » bat son plein.

Renato Farina : Qu’est-ce que Don Giussani étudie et pense ?

Luigi Giussani : Je me rends compte chaque jour de façon plus vive que l’Être est Mystère, mystère existant. L’être existant ! La situation tragique de l’homme est qu’il ne le reconnaît pas.

R.F. : Nous savons que nous existons. C’est déjà beaucoup.

L.G. : Si l’être est Mystère, il ne peut pas être reconnu s’il n’est pas aimé. Aimé ! Qu’est-ce que l’amour ? C’est un détachement complet de soi pour entrer dans un ‘’tu’’. Ainsi tu sors de toi-même et te laisses prendre dans un tourbillon d’où l’Être commence à devenir compréhensible. L’Être-Mystère ne pourrait pas être reconnaissable, on ne pourrait pas le surprendre et y adhérer, s’il ne se dévoilait comme Charité.

R.F. : Mystère, comme aussi le mot ‘’amour’’, sont devenus des mots qui se trouvent dans les journaux des salons de coiffure : bouillie sans saveur désormais.

L.G. : Je le sais bien. Mais il reste l’instinct qui n’est pas encore détruit dans les personnes pour qui les mots reprennent de l’épaisseur. Pour transmettre ce que j’ai dit, il convient d’avoir une attitude d’âme qui surprend tout le monde, dont la responsabilité ramène de nouveau au vrai point de départ où tout commence.

R.F. : En somme, si j’ai bien lu dans vos livres, [ce point de départ est] l’expérience : sans expérience on ne connaît pas et on ne transmet rien.

L.G. : Et l’expérience est expérience de l’amour ou bien elle n’est pas. D’ailleurs l’Être est Charité. Le Mystère qui nous fait exister, qui nous entoure, qui suscite nos demandes et nos désirs, et qui se propose de toutes parts, est Charité. Dieu se supporte lui-même pour cette raison…

R.F. : Beaucoup cependant ne le supportent pas.

L.G. : Je ne pensais pas à cela. Je voulais précisément dire que Dieu se supporte lui-même parce qu’il est Charité. Pour cela l’Être s’accepte lui-même, parce qu’il est Charité. Il ne porte pas en lui la mort et la contestation : il est Charité avec lui-même et en dehors de lui, envers tout et tous. Étant l’amour, il s’accepte et s’offre.

R.F. : Permettez-moi : ceci est incroyable. Le monde est en flamme. Vous le savez, et cependant, avec le journal en main, vous dites : le Mystère nous entoure et il est Charité, ce qui est aussi le nom biblique de l’Amour (ou bien me trompè-je ?).

L.G. : C’est en effet ainsi. Et ce Mystère, il revient aux hommes de le reconnaître et de l’imiter. Ceci est l’aspect dramatique de notre époque. Et c’est cela que les Talibans – les fondamentalistes islamiques – ne comprendront jamais : l’identification entre la perception de l’Être et l’Amour. C’est cela la diversité, et c’est le jeu qui peut décider de l’avenir d’une façon ou d’une autre. Pour ma part, je suis ému de savoir qu’au Kazakhstan, à quelques kilomètres de la guerre en Afghanistan, se trouve la présence chrétienne des mes amis qui reconnaissent ce Mystère-Charité. Il y a plus d’attente de cela chez les pauvres, quelles que soient les confessions auxquelles ils adhèrent par tradition ou par choix, que chez ceux qui pensent avoir compris et mesuré définitivement le Mystère, qu’ils soient catholiques ou non.

R.F. : Vous êtes dur avec les chefs de la chrétienté.

L.G. : Le Pape [Jean-Paul II] est émouvant dans la claire perception qu'il a de la tragédie actuelle et dans l’âme bouillonnante et implacable avec laquelle il indique le devoir à accomplir. L’absolue pureté de sa présence dans le monde me frappe. Il suffit de l’avoir vu à Toronto, ou au Mexique, devant la Madone de Guadalupe. J’ai été heureux de pouvoir lui dire, au moment même de la fête mondiale de la jeunesse, que 108 jeunes de 22 nations s’étaient ce jour-là promis au Christ dans la virginité chez les Memores Domini [association de droit pontifical née de CL et présidée par don Giussani, ndlr]. Mais qui l’écoute ? Personne ne l’écoute… Jusque parmi les évêques et les prêtres. Mêmes les responsables de communauté ne comprennent pas bien ces choses, dans le sens de briser leur conformisme pour ouvrir des portes vers le futur : ils n’attendent pas la plénitude. Il n’y a pas d’attente. Cela vaut pour CL et en dehors. Dans l’Église et en dehors. La question est simple : ce qui est, le mystère qui est, la réalité de l’Être, s’accepte seulement en raison d’une expérience dans laquelle on est devenu objet [de l’amour] de Dieu. Tu es entraîné dans un tourbillon qui arrive maintenant, et qui a une histoire, mais cette histoire recommence toujours hic et nunc, autrement ce n’est pas une histoire, autrement il n’y a pas d’histoire. Et de là naît une culture. Autrement tout se perd.

R.F. : Ce hic et nunc, le « ici et maintenant », n’est-il donc pas compris ?

L.G. : On peut faire un discours correct et propre, donner quelques règles sur le comment être chrétiens et hommes. Mais, sans l’amour, sans la reconnaissance du Mystère vivifiant, le singulier s’éteint et meurt. Notre espérance, le salut dans le Christ ne peut être quelque chose que nous avons lu et que nous savons bien répéter. Un discours plus ou moins édifiant ou moraliste, voilà à quoi est souvent réduite l’annonce. Il faudrait rebouillir… et cependant le monde se laisse couler sans pasteur… On ne comprend pas toutes ces choses : ce qui est vraiment utile, et combien cela investit le peuple, et ce en vertu de quoi le peuple est exalté. C’est-à-dire l’unité comme signe visible de ce Mystère-Charité. Ce Mystère a investi hic et nunc (ici, maintenant !) un peuple qui parfois n’a même plus de chefs qui s’en rendent compte… Autrement ils seraient déchaînés pour montrer et démontrer le salut dans le Christ.

R.F. : Ce n’est donc pas seulement une incapacité de transmettre ?

L.G. : La foi n’est plus un principe interprétatif des choses. Et aussi en dehors de la communauté chrétienne, on ne perçoit plus l’essence du chemin religieux humain. Nous sommes dans l’absurde qui considère pour acquis qu’Israël, qui reste le peuple élu, ne peut plus se réunir avec les chrétiens. Mais il s’agit pourtant du peuple de l’attente… Les Juifs les plus avertis le savent : j’ai reçu un message du rabbin de New York qui définit Communion et Libération comme « le reste d’Israël ». Je crois que, si la fin du monde n’arrive pas avant, les chrétiens et les juifs pourraient devenir une seule chose en l’espace de 60 ou 70 années.

R.F. : C’est une chose que l’on n’entend jamais.

L.G. : C’est justement cela le problème : c’est comme si on n’attendait plus rien. Et ici, j’entrevois le devoir des chrétiens. Il faut qu’ils perçoivent ce Mystère-Charité. Je voudrais qu’ils soient consolés et animés par la participation de la présence du Pape à l’histoire d’aujourd’hui : il faudrait au contraire simplement obéir, rebouillir, et être emportés par un tourbillon… L’exaltation du singulier n’est toujours pas communiquée, la victoire du Mystère, la gloire du Christ face ce qui arrive. Mais cela advient seulement avec l’expérience. Pour cela je veux ramener tout le monde à la reconnaissance suivante : l’Être est Mystère. Comment faire pour l’affirmer ? Parce que qu’on reconnaît que cela est ! Cela est ! Le Mystère est. Comment faire pour parler ainsi ? On peut imiter le Mystère. Voilà. Imiter l’Amour dans le gouvernement de Soi, dans Son offrande. Trouver la façon de la dire, faire que ces choses pour nous soient le bouleversement et la paix de notre ‘’je’’. Le point par lequel le Mystère se reconstitue est la voix de l’enfant, le rapport avec la maman, le rapport avec le Mystère qui se transmet à nous.

R.F. : Vous dites une seule chose…

L.G. : Je reviens toujours là, et il te semble que je répète toujours la même chose : mais c’est la réalité, c’est tout. La situation de l’homme face à l’Être est dramatique. On accepte seulement ce dont on a fait l’expérience. Et si elle n’est pas vécue comme une expérience d’amour, elle finit par s’attacher à une vision tragique, à transmettre la croix sans qu’elle soit aussi vivifiante. On finit par transmettre le Christ et ce qui vient de lui avec un discours bien huilé, mais qui n’est pas sanctifiant, parce que sans amour. Si nous ne sommes pas pris par ce tourbillon qu’est le Mystère-Charité, à la fin, tout devient stérile. Sans le Christ, il n’y aurait rien de sûr, et nous serions dans l’insécurité absolue. Au contraire, avec Lui, le singulier est exalté. Pour cela, je veux tout ramener à ce constat : l’Être est Mystère. Le Mystère est. De notre part, on peut seulement imiter le Mystère. Je parle de l’Être comme affirmation d’une positivité, de la positivité de la vie : c’est la charité.

(Lire la suite)

 

Entretien de Renato Farina paru en italien le 17/01/2016 dans la revue Tempi
Traduction : Vincent Billot (Texte complet de l’introduction disponible sur demande).
 
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2 Commentaires

  1. Fréd

    Je constate avec étonnement que la rencontre avec la parole de cet homme est à chaque fois nouvelle, à chaque fois un point de départ.

  2. bekeongle

    Cette interview est particulièrement frappante pour notre "aujourd'hui" qui s'est encore éloigné un peu plus de la compréhension du Mystère telle que veut nous la faire partager Giussani. On a de plus en plus l'impression d'une annonce qui est le fait de "plans", de "projets", d'"études", tout cela frappé au coin de la dernière trouvaille psycho et avec une condescendance assez pénible envers ceux qui, comme moi, tordent le nez en estimant que ce remue-ménage n'a rien "d'enthousiasmant" et crée simplement une sorte de devoir moral de suivre ce cirque sinon "t'es  pas chrétien" ……Pauvreté ! bouillie froide ! mièvrerie ! niaiserie !!!!!!

    C'est une vision aussi vertébrée, structurée, lumineuse que celle de Gius dont notre monde de carpes froides et sans saveur a besoin: sortir des marigots dans lesquels on se complaît et affronter enfin le grand Océan ….L'Etre Mystère qui ne peut se concevoir que comme AMOUR !

    Il est également frappant de voir le lien qui unit JP II et Gius : ce n'est pas un hasard,évidemment!

    Qu'est-ce que JP II a apporté de plus exaltant et de plus renouvelé pour notre monde décérébré que cette vision de l'Homme, créé "à l'image de Dieu, plus encore dans la communion conjugale que dans la solitude" ? Or le nom de cette union, c'est "l'AMOUR'" , la Charité, le Don de soi !