Co-fondateur et directeur de la revue Limite, Paul Piccarreta défend l'écologie intégrale. Dans cet entretien, il pose un regard lucide sur la capacité de l’homme à vivre une vie pleinement humaine et à s’affranchir de tout ce qui l’en empêche : le pouvoir du marché, le progrès technique institué comme un nouveau dieu incontournable, la croissance économique à n’importe quel prix.
Au cours de cet échange avec Paul Piccarreta, mais aussi en lisant la revue Limite, nous découvrons à la fois un jugement sans concession sur la société actuelle et une réelle espérance. « La vie qui s’annonce sera capable d’accueillir de la joie, nous dit-il. Parce qu’étonnamment, rien n’a jamais su tarir ce ruisseau ». L’équipe fondatrice de cette nouvelle revue n’a pas 30 ans. Ils sont sans complexe et semblent en même temps habités par une soif ardente : la vie ne peut pas être enfermée dans les cadres du monde ancien que continuent de bâtir les grands libéraux de l’après-guerre, parce que, selon eux, il n’y aurait pas d’autre alternative possible. Un grand marché global sans frontière, sans identité, sans tradition, sans racine, sans limite, voilà ce qui nous attend si nous décidons de fermer les yeux et de nous laisser entrainer. Il est pourtant possible de faire autrement. L’écologie intégrale vous propose de faire « un petit pas de côté »…
Depuis septembre dernier, vous publiez Limite, une revue trimestrielle d’écologie intégrale. Comment naît une telle initiative ?
Vous parlez fort à propos de naissance dans votre question, puisqu’il s’agit avant tout de cela. Notre discours et tout notre travail d’écologie intégrale ne saurait être une œuvre au sens le plus complet du terme, s’il n’y avait pas d’abord une naissance pour la supporter. Lorsque j’ai pris la décision de créer cette revue, c’était parce que je faisais le constat que notre époque, en France en tout cas, ne pouvait plus encadrer la nouveauté (la nouveauté au sens fort, encore une fois, pas une parodie vulgairement prescrite par les « tendanceurs »). Je ne vais pas vous dire que Limite n’est pas le fruit d’un calcul, mais il s’agirait de savoir lequel. En l’occurrence, il est celui qui préside à la réunion de plusieurs courants d’idées et de « modes » de vies. Des décroissants se retrouvent avec des parisiens et décident de faire route ensemble. Des catholiques de bonne famille avec des protestants évangéliques s’accordent pour parler d’un Christ "anarchiste". Des athées républicains, c’est-à-dire des laïcards, se découvrent des convergences avec des « cathos de gauche ».
Tout cela n’aurait pas été possible il y a 30 ans. Il faut avoir vu « le faisceau de ténèbres de son temps » comme dit Valéry, pour prendre conscience que l’heure n’est plus aux divisions ancestrales et qu’il est temps de créer à nouveau du commun. Du commun sur la base, bien entendu, d’une écologie totale, c’est-à-dire d’une écologie qui ne glorifie pas l’homme au détriment de la nature (une écologie trop anthropocentrée) et ne glorifie pas la nature au détriment de l’homme (la pente dangereuse de certains courants de la deep ecology). Voilà ce qui fait une naissance, une radicale nouveauté, au sens où l’entendait Hannah Arendt lorsqu’elle écrivait que seuls des nouveaux nés pouvaient faire sombrer un régime totalitaire.
Nous sommes tous nés après la chute du mur de Berlin et nous n’avons que de vagues souvenirs de celle des tours du World Trade Center. Ce doit être suffisant pour se reconnaitre d’une génération et s’octroyer le statut de nouveau-nés. Enfin, comme on ne saurait se donner la naissance, je dois bien évidemment rappeler qu’une filiation particulière, depuis ma jeune adolescence, me lie au philosophe Fabrice Hadjadj. Il m’a fait découvrir la grande majorité des auteurs que je cite régulièrement, Jacques Ellul, Günther Anders, ou même Olivier Rey. Quant à monter une revue, l’essentiel est de trouver une terrasse de café où se réunir régulièrement (en évitant les balles) et de ne pas avoir peur de se coucher tard.
Pourquoi une revue plutôt qu’une association ou un parti politique ? Diriez-vous, comme vos amis grenoblois de « Pièces et main d’œuvre » que le terrain des idées est le plus décisif ?
Au sens strict, Limite est d’abord une association, une comme on en trouve des milliers en France. Nous ne fonctionnons pas sur le mode de l’entreprise, mais de façon très horizontale. Je tiens ce détail pour capital, puisque la plupart des journaux actuels souffrent d’une hiérarchie envahissante et briment l’imagination des journalistes. L’association est donc un modèle qui nous convient bien, elle porte en elle cette petite marque de liberté (rien à voir avec le libéralisme) qui rend l’œuvre gratuite (fusse-t-elle à but lucratif) et du coup bien plus riche de sens. Chacun y a sa place, les cancres comme les bons élèves.
Quant au parti politique, que dire ? Le parti politique présuppose l’adhésion à un corpus d’idées et non l’assemblée de personnes en premier lieu. Lorsque vous y signez, c’est avant tout pour faire entrer les gens au club, et non pour l’élargir. Il fonctionne sous le mode grégaire de l’annexion, quand l’œuvre sociale ou culturelle, elle, s’organise sous celui de l’accueil. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Au reste, nous avons suffisamment soupé des partis politiques. Simone Weil, anarchiste enracinée, voulait les supprimer. Nous la rejoignons tout à fait.
Quant à « nos amis grenoblois », leurs idées s’accompagnent toujours d’un respect pour les personnes qui les portent. Cela change des groupuscules sectaires qui ont la naïveté de croire que leurs idées vont changer quelque chose à la donne. Je ne crois pas qu’il faille convaincre le PDG d’Air France de ne pas faire de licenciements boursiers. C’est d’une naïveté coupable. En revanche, vous pouvez réunir beaucoup de monde sur la base d’une communauté de principes que sont la défense d’une vie décente, la répartition plus juste des richesses, et la conviction qu’il est plus beau de vivre dans un corps d’homme au milieu d’un environnement sain, que dans un corps-machine perdu dans des mégatonnes de déchets. Et puis, pour convaincre, il faut beaucoup d’argent, et quand vous n’en avez pas, il faut beaucoup de personnes.
Dans l’édito du second numéro, paru le 15 janvier, vous affirmez que l’écologie intégrale est la meilleure alternative au libéralisme sans frein. Limite est-elle une revue de dissidents ?
Le libéralisme est un fait social total, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss. Fait social total, cela signifie qu’une fois qu’il est postulé dans un domaine quel qu’il soit, le libéralisme va nécessairement s’arroger un droit de regard sur tous les autres domaines de la vie. On connait cette histoire du boulanger américain qui avait refusé de créer une pièce montée pour le mariage d’un couple homosexuel. Le député de l’Etat de l’Oregon, un conservateur hostile au mariage gay mais confiant dans l’économie marchande, avait alors eu la bonne idée de prêter l’oreille aux conseils avisés de multinationales. Lesquelles suggérant qu’egality, it’s good for business. Bon pour les affaires, littéralement. Depuis, les pâtissiers ont interdiction de refuser ce genre de commande.
Quand le commerce est florissant, les « valeurs individuelles » ne valent plus grand-chose. Question fait social total, on est en présence d’un cas d’école. Le Marché récupère tout, on ne peut le moraliser qu’en édictant des règles qui vont sembler arbitraires à beaucoup et qui s’avèrent insupportables pour ceux qui les subissent. Pourquoi les hétéros, et pas les homos. Pourquoi les blancs et pas les noirs ? Le libéralisme stipule que peuvent se formuler n’importe quels souhaits du moment qu’on peut en tirer un avantage économique. Cela a les conséquences que l’on connait aujourd’hui. Le repli communautaire, ethnique, sociale, sexuel, etc. Et plus vous fragmentez le marché en ces segments-là, plus vous obtenez une gamme large et dynamique de choix, rayons ordonnés pour la libre circulation des clients. La seule solution, si l’on veut vivre dans une société authentiquement sociale et chrétienne, ce n’est pas d’affirmer des valeurs morales sorties de votre imaginaire. C’est de faire sortir le marché de votre imaginaire. Et même, pourquoi pas, sortir du grand marché tout bonnement. Quitter le grand magasin, et tenter de vivre en autonomie. Cela ne veut absolument pas dire vivre seul, cela signifie vivre pour quelqu’un, sa femme, ses enfants, ses voisins, mais pas pour le PIB.
Bien sûr, ce constat qui est fait dans Limite et ailleurs a forcément des allures de dissidences. Mais ce n’est pas la dissidence qui nous attire, on a déjà passé l’âge. C’est la vie authentique, sans aliénations techno-marchandes.
Avec une belle audace vous traitez les clivages socio-politiques actuels d’obsolescence. Malgré votre nom, vous ne semblez donc pas très limités dans vos sources – Marx, le mouvement de la décroissance, l’anarchisme, etc. – et en même temps vous appelez de vos vœux un ré-enracinement de l’homme, « une mystique devant laquelle s’agenouiller ». Est-ce par goût du paradoxe ou est-ce la marque caractéristique de la nouvelle génération que vous incarnez?
On me dit souvent qu’en matière d’étiquetage politique, Limite brouille les pistes. Et je réponds que nous ne brouillons rien du tout, que c’est l’époque elle-même qui est brouillée. Or, comme nous ne faisons que lire la situation actuelle sous un autre prisme que celui du gauche/droite, il s’ensuit que nos propos ne ressemblent en rien à ce qui a pu être dit ces dernières années. Encore moins à ce que l’on peut entendre à la télévision, à la radio, ou dans les grands journaux de la presse écrite où l’on ne se permet plus beaucoup de nuances.
Si vous évaluez les évènements qui nous arrivent par l’entremise de la question orwelienne « cette chose me rend-elle plus humain, ou moins humain ? », alors, forcément, les lignes vont se déplacer. Et vous vous retrouvez à combattre la traite des femmes indiennes avec des bourgeoises de Neuilly, très sympathiques au demeurant, en même temps que vous condamnez la délocalisation que leur maris ont entrepris pour leur grande boite d’assurances. Dans le même temps, vous allez vous attaquer aux entreprises polluantes qui stérilisent la population en compagnie de militants écolos, et vous allez les combattre lorsqu’ils vous diront que parce qu’ils sont stériles, leur seul recours est la location de ventre à l’étranger. Avec le temps, on se rend compte que ces contradictions s’effacent et que chaque camp progresse pour se retrouver sur la base d’arguments communs. L’argument majeur étant « voulons-nous vivre au détriment des autres ? ». Pour un chrétien, c’est la seule question qui vaille. Pour un socialiste, un anarchiste, ça l’est aussi.
Si cette jonction n’a pas été possible en France plus tôt, c’est moins par idéologie que par détournement de l’attention. A droite, il fallait combattre le communisme. A gauche, il fallait libérer les ouvriers de l’oppression et accorder des droits aux minorités (les femmes, les noirs, les homosexuels etc.). Maintenant qu’on l’a fait, et qu’on a constaté l’inanité de certains combats, on peut passer à autre chose et se consacrer à l’essentiel. Je le prends comme un détour dont on a ramené au moins quelques conclusions : d’abord que l’économie ouverte implique un changement de comportement des individus, elle les rend moins altruistes, ensuite que plus le marché s’ouvre et plus les inégalités se creusent.
Cela m’amène à répondre à votre question. Nous arrivons bien sûr à la fin d’une ère. Et nous sommes même déjà dans la prochaine. Je souhaite que Limite puisse réunir par temps de divisions, mais aussi bien créer de nouvelles fissures idéologiques. Car toute complicité n’est pas forcément bonne, et toute inimitié n’est pas forcément justifiée.
Les grands ennemis de la société que vous dénoncez (le courant technocrate-libéral pour faire court) semblent beaucoup plus puissants que les initiatives et les expériences – par ailleurs magnifiques et pleines d’autorité – que vous leur opposez. Qu’est-ce qui vous permet tout de même d’espérer?
Une fois que vous avez fait le triste constat que les choses vont mal, plusieurs possibilités s’offrent à vous. Vous pouvez fermer les yeux en suivant la marche du monde. C’est l’attitude la plus courante. Mais vous pouvez aussi marcher avec le peloton tout en vous moquant du spectacle, cela vous donne une allure d’intellectuel et vous promets quelques tribunes. Enfin, vous pouvez faire un petit pas de côté en proposant des chemins de traverses. Si vous opérez ce pas discrètement, on vous laissera tranquille.
Cette dernière solution est celle que nous envisageons. Ce n’est pas une activité normale que de faire un pas de côté, cela n’a rien de naturel. Mais pour beaucoup cela s’impose du dedans comme une obligation physique et morale, parce qu’il devient inadmissible de continuer à marcher vers le ravin la bouche en cœur. Mais il faut bien s’entendre sur une chose : proposer une alternative concrète à la vie salariale, marchande et individualiste n’a rien de « fun » ni « branché ». Je sais qu’il existe beaucoup de livres qui les recensent toutes, et cela m’effraie. La fondation Yann Arthus Bertrand comme celle d’Attali s’amusent à publier régulièrement des tours du monde des initiatives. Je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir en faire, car je ne peux croire une seule seconde que des gens dont la vie consiste principalement à prendre l’avion pour donner des conférences sur le CO2, que des personnes qui ont fait de la télévision et des médias de masse leur unique voie d’apparition, se préparent à vivre autrement un beau matin. La vérité, c’est que, comme l’explique si bien le philosophe Olivier Rey, nous allons vivre un effondrement de toutes les mégastructures actuelles. Lorsque cela va se produire, il faudra s’y être préparé. C’est la première chose que je voulais dire. La seconde c'est qu'aussi triste et difficile que soit ce drame, il n’invalide pas l’hypothèse que la vie qui s’annonce sera capable d’accueillir de la joie. Parce qu’étonnamment, rien n’a jamais su tarir ce ruisseau. Et qu’au bout du compte, c’est pour elle que nous vivons. Non. C’est même elle qui nous fait vivre. Plus que l’espoir, la joie est ce filet d’eau qui coure entre les roches et dépasse nos seules capacités d’espérer.
Avez-vous encore un frigidaire chez vous? ou comment pratiquer l’écologie intégrale au quotidien ?
Je suis philosophe de formation, journaliste par passion, et épicier par décision. Cette dernière qualité me donne la chance de pouvoir manger des produits frais matin et soir, beaucoup de légumes, peu de viandes rouges, mais j’ai le malheur de ne pas avoir de jardin. Cela me manque particulièrement. J’ai encore un frigo, mais à quoi me sert-il, je me le demande. Beaucoup d’aliments peuvent se conserver sur le rebord d’une fenêtre la moitié de l’année. On peut aussi simplifier considérablement les choses en considérant que faire des courses pour trois semaines n’a pas de sens en-dehors d’un état de siège. Les produits frais peuvent se garder plusieurs jours, la viande dans du sel, et le reste à l’abri de la lumière. Et même, allons plus loin, si un état de siège devait se présenter, une pénurie majeure pointer le bout de son nez, il faudrait apprendre à se débarrasser des longs circuits de distribution. Cela implique bien évidemment de quitter le rythme asservissant auquel nous obéissons, et de prévoir une alimentation exclusivement locale.
Nos amis Gaultier et Marianne n’ont plus de frigo depuis quelques mois, ils se nourrissent à l’AMAP du coin, et comme moi, ils passent un certain temps à faire la cuisine. La question qu’on nous pose souvent est « où trouvez-vous le temps de cuisiner chaque midi ? ». Je réponds « Où trouvez-vous le temps de faire trois heures de transports par jour, deux heures de télé, un film en streaming tous les deux jours, etc. ? » C’est une vie harassante. La nôtre est plutôt normale. Au reste, on connait l’argumentaire décroissant sur la question du travail : un rééquilibrage du temps de travail, une sortie progressive du salariat, et vous voilà prêt à ne vivre que pour vous (quand je dis vous, je pense à cette vie inclusive, où les amis, la famille, les voisins ont une place dans votre vie).
L’écologie intégrale au quotidien, pour vous répondre, il va falloir quelques décennies pour la mettre en place. Passer par des ruptures assez brutales, quelques sacrifices, avant d’entrer dans une vie décente et vivable pour tous.
Paul Piccarreta
(Propos recueillis par Vincent Billot)
Consulter le blog de la revue Limite
Voilà, sans doute, l'un des grands rôles de l'Eglise : interroger l'homme contemporain sur ce qu'il vit. Et l'interroger de telle manière qu'il ne puisse répondre qu'en faisant preuve de liberté profonde.
En ce sens "Limite" interroge (de manière provocative, ça me plait ;-)) sur ce qui compte pour chacun. D'où la question posée dans le titre qui résume tout cela.
Si Points-coeur est une oeuvre contemplative avant tout, comment ne pourrait-elle pas, à force de regarder les blessures et les beautés du monde, percevoir ces fameux "signes des temps" ?
Bravo et merci (Vincent, Denis, toute l'équipe), pour cette interview.
Merci d'avoir offert cet éclairage sur cette démarche. Parmi les plus jeunes d'entre nous, se lèvent des éclaireurs. C'est une belle réponse à la crise de l'engagement, car là, il est radical. Mais ils ont raisons, parce que de toutes manières, qu'on le veuille ou non, notre quotidien va être complètement bouleversé. Soit on s'y prépare et même, on l'accueille dans la joie, soit on se le prend en pleine figure et on ne comprend pas, et on perd pied.
Ces transformations sont là et il nous faudra être quelques uns pour reccueillir, amménager, inventer cette nouvelle façon de vivre. J'essaie de suivre le Christ et le chemin du Christ pour notre temps est celui-là, alors allons-y gaiement !
Merci pour cette interview éclairante. L'un des meilleur article sur la démarche de Limite lu à ce jour. Bravo !