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« Abandonner la mode c’est abandonner la civilisation ». Un portrait de Bill Cunningham

Pour beaucoup, afficionados de la mode ou non, et en particulier pour les New Yorkais, la mort de Bill Cunningham, survenue le 25 juin dernier, est la disparition d'une icône : son obstination à ne se déplacer qu'en vélo, son éternelle veste bleue des éboueurs de Paris, son appareil photo toujours à portée de main, et ce bon sourire qu'il offrait si volontiers à tout un chacun. Mais le souvenir de cet homme passionné par la couleur, les textures et les formes, va bien au delà de l'anecdote et de l'excentricité.

 Copyright: (c) Robert Banat (www.robertbanat.com)

 

Bill cunningham était, de l'avis des experts, une des personnes les plus cultivées au monde en matière de mode occidentale, ayant suivi et documenté ses moindres évolutions depuis les années 40 jusqu'à aujourd'hui, avec une fidélité et une minutie difficilement égalable, travaillant 10 heures par jours et sept jours par semaine, jusqu'à ce que des problêmes de cœur l'obligent enfin —l'an dernier!— à freiner son rythme. Il avait 87 ans.

Bill Cunningham commence la photo de rue pendant la seconde guerre mondiale. Alors que le monde se déchire, il part à la recherche de la beauté. Après la guerre, il s’installe à Manhattan où il ouvre un atelier de chapeaux. Dans les années 70, il collabore avec Annie Flanders au SoHo Weekly News, dans lequel il met à l'honneur les jeunes créateurs de mode. Au cours de cette même décennie il est embauché comme photographe de mode par le New York Times, qui restera son employeur jusqu'à sa mort.

« Si ce que je vois pourrait rendre belle une femme normale cela m'intéresse, sinon ça ne vaut pas la photo… »

Mais si Bill Cunningham a marqué profondément le monde de la mode, ce n'est pas uniquement pour ses connaissances encyclopédiques (redoutables, soit dit en passant: qu'un créateur prétentieux s'octroie sans l'avouer les mérites d'un autre, et Bill dénonçait aussitôt le subterfuge en ressortant les photos de l'œuvre originale, eûssent-elles 30, 50 ou 70 ans!). C'est surtout par son regard que Bill Cunningham a offert une contribution unique et inoubliable au monde de la mode.

Que l'on s'appelle Anna Wintour ou Catherine Deneuve, que l'on s'habille chez les plus grands créateurs (lisez: Les plus chers), cela ne suffit pas pour attirer sur soi le regard et la caméra de Bill Cunningham. En revanche, une femme même sans nom, si elle est habillée avec recherche et avec goût, pourra être mise à l'honneur de sa rubrique hebdomadaire dans la section "styles" du New York Times. A contre-pied de la presse ‘people’, qui fait souvent cause commune avec la photographie de mode, Bill Cunningham explique : « Je ne vois pas les gens que je photographie. Tout ce que je vois c’est la façon dont ils s’habillent. La seule chose qui m’intéresse, ce sont les gens qui s’habillent avec goût.»

 Copyright: (c) Robert Banat (www.robertbanat.com)

De même lorsqu'il assiste aux défilés de mode, l'obturateur de Bill Cunningham ne se déclenche pas automatiquement au passage des modèles, comme il en va de la grande majorité des photographes, qui photographient systématiquement chaque modèle. "Si ce que je vois pourrait rendre belle une femme normale cela m'intéresse, sinon ça ne vaut pas la photo…"

Bill Cunningham c'est avant tout un regard, et le regard implique un jugement, donc un critère, une visée, un objet que l’on cherche. Lorsqu'il se rend en France en 2008 pour y recevoir l'ordre de chevalier des lettres et des lettres, Bill Cunningham prononce une courte allocution. "Une chose reste vraie aujourd'hui comme elle l'était hier et comme elle sera demain, celui qui cherche la beauté la trouvera", sur quoi l'émotion le submerge et le contraint à quitter le podium.

 « Je ne sors jamais avec une idée préconçue. Je laisse la rue me parler. »

S'il accepte cet hommage, lui qui fuit les honneurs comme une perte de temps (personne n'a jamais pu le convaincre de s'assoir deux heures de temps pour voir le documentaire que lui a consacré le cinéaste Richard Press, documentaire qui a pourtant reçu les honneurs d’Hollywood aux Oscars en 2010), c'est sans doute qu'il se sentait une dette envers la France. Envers André Courrèges et Paul Poiret, deux couturiers qu’il estime entre tous. Mais aussi parce que de tous les "semaines de la mode" organisées aux quatre coins du monde, celle de Paris est celle qu'il attend le plus impatiemment, car, dit-il, "elle éduque le regard."

Bill Cunningham, c’est un regard qui juge, qui jauge, un regard éduqué par l’histoire et les rencontres qu’il a faites, des grands maîtres de la couture au moindre passant habillé avec élégance. C’est un regard qui se laisse éduquer. Il est étonnant de rencontrer un homme si simple et si dénué de tout snobisme dans un monde où l’apparence est reine. S’il couvre les défilés et les soirées de gala pour connaître et montrer tous les aspects de la mode, sa joie, jusqu’au bout, reste la rue. « Je ne sors jamais avec une idée préconçue. Je laisse la rue me parler. »

« abandonner la mode c’est abandonner la civilisation. La mode c’est l’armure qui nous permet de vivre humainement notre quotidien. »

Lorsqu’il a commencé à se consacrer à la mode dans les années 40, alors que l’ombre d’une nouvelle guerre s’étendait sur l’Europe, il ne manquait pas de critiques pour lui faire remarquer qu’il choisissait une voie bien futile en regard de la gravité de l’heure. Au contraire, répond Bill Cunningham, « abandonner la mode c’est abandonner la civilisation. La mode c’est l’armure qui nous permet de vivre humainement notre quotidien. »

La beauté est une armure qui protège notre liberté. C’est de cette liberté, au fond, dont Bill Cunningham était épris, une liberté qu’il a vécu avec panache et passion, et qu’il recherchait inlassablement dans les rues de sa ville. Car, lance-t-il un jour à un journaliste qui lui demandait pourquoi il a souvent refusé d’être payé pour ses services, « c’est la liberté qui est la chose la plus précieuse, tandis que l’argent est ce qui a le moins de valeur. »

 

Voir le travail de Bill Cunningham sur Timesvideo.

NOTE: la plupart des citations sont extraites du film Bill Cunningham New York : 

 

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