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Les Etats-Unis « en guerre contre eux-mêmes » : l’enjeu éducatif

Nouvelle semaine de violence aux Etats-Unis. L'histoire semble se répéter: la mort brutale, coup sur coup, de deux jeunes afro-américains aux mains de policiers blancs, sans qu'il y ait eu menaces formelles de la part des victimes. Jeudi 7 juillet, la manifestation de « black lives matter », mouvement qui a pris une importance nationale dans le sillage des émeutes de Ferguson en 2014, tourne à la tragédie lorsqu'un homme, préparé mais agissant vraisemblablement seul, abat cinq policiers et en blesse gravement plusieurs autres.

Tempête politique

En cette période électorale, la récupération politique de ces événements est hélas inévitable: les républicains poussent en faveur de davantage de sécurité, les démocrates pour un contrôle plus serré de la vente d'armes à feu. Mais les tragédies de cette sorte ont martelé les Etats-Unis avec une telle férocité ces derniers mois[1] que l'arrogance politique se brise par endroit et laisse place à une prise de conscience douloureuse: « What have we become? Are we a people at war with ourselves, unable or unwilling to control our most violent urges? » (Que sommes-nous devenus? Sommes-nous un peuple en guerre contre lui-même, qui a perdu la capacité ou la volonté de contrôler ses instincts les plus violents ?) écrivait Jay Parini pour CNN au lendemain de la tuerie de Dallas[2].

Lorsque Obama est entré à la maison Blanche il y a un peu moins de huit ans, un grand souffle d'air frais semblait devoir enfin balayer certaines heures sombres de l'histoire des Etats-Unis. Le premier président noir américain portait avec lui la promesse d'un avenir où race, couleur, origine ne feraient plus de différence. C'est un troublant paradoxe que de constater qu'au terme de ses deux mandats, la question raciale est plus virulente qu'elle ne l'a été depuis longtemps.

Qui pourra guérir les Etats Unis ?

« Qui pourra guérir les Etats-Unis ? », titrait encore CNN le weekend dernier. Qui pourra unir un pays divisé ? Certainement pas Hillary Clinton ou Donald Trump, qui se divisent la partition séculaire du pays en deux blocs idéologiques aux positions bien campées, démocrates et républicains, et qui ne font guère, pour l'essentiel, que calquer leurs positions sur celles de ces deux énormes machines politiques. Ce système rigidement bipartisan, qui correspond de moins en moins à la réalité (comme le démontrent le succès de Trump d'un côté, et de Sanders de l'autre) a instauré et généralisé dans les année 90 la « guerre culturelle » (l'opposition systématique et non nuancée sur tous les grands thèmes de société) comme son mode de dialogue, et comme justification de son existence[3].

Obama lui-même semble avoir abandonné ses responsabilités, peut-être pour éviter qu'une erreur de gouvernement dans une situation délicate nuise à la campagne de Hillary Clinton, dont il se porte garant. Quoi qu'il en soit des raisons de son retrait, de plus en souligné et critiqué par les américains eux-mêmes, sa politique oscille entre l'absence et l'autoritarisme. La directive fédérale publié au mois de Mai pour obliger les états à laisser les individus choisir la salle de bain, homme ou femme, correspondant au genre auquel ils s'identifient (et cela vaut aussi pour les douches lors d'événements sportifs, pour les dortoirs lors des sorties scolaires, pour les écoles d’hommes ou de femmes, etc.) est un récent exemple que le président, face à une question grave, opte pour la facilité de supprimer les libertés[4].

L’éducation, une clé absente des débats

A Philadelphie, le musée consacré à la Constitution américaine conclut son parcours historique avec un jugement remarquable: « dans notre histoire, la liberté a souvent été un problème. Mais la solution n'a jamais été de supprimer la liberté ». La loi fait certainement partie de la solution, mais elle ne peut supprimer les différents idéologiques et les dissensions profondes, qu’elle ne fait parfois qu’exacerber. La solution ne serait-elle pas plutôt de travailler à éduquer la liberté?
Il est surprenant de constater que l’éducation est la grande absente parmi les thèmes qui font le pain quotidien des campagnes politiques qui monopolisent depuis plusieurs mois les médias et les pensées des américains. Tout au plus est-elle abordée sous l'angle économique, comme lorsque Benie Sanders proposait un accès gratuit et universel à l'université. Mais à avoir érigé l'économie en critère de progrès, les Etats-Unis ont négligé une dimension fondamentale de l'humanité, l'éducation, sans laquelle elle glisse irrémédiablement dans la barbarie.

Sans nier la réalité du problème racial, la pauvreté de l'éducation dans de nombreuses communautés américaines est sans doute une cause plus déterminante des récentes tragédies. La brutalité d'un grand nombre de policiers d'une part, et le taux élevé de délinquance parmi les jeunes afro-américains de l'autre ont une source commune : la pauvreté de l'éducation, qui laisse l'humanité en proie aux instincts et au communautarisme, incapable, comme le notait Jay Parini, « de contrôler ses instincts les plus violents ».

L’éducation est la clé, non seulement pour contrôler ses instincts, mais aussi pour acquérir un sens de la personne et de la dignité humaine qui ne s’arrête pas aux frontières d’une communauté ou d’un groupe d’intérêt.

Un système éducatif miné par l’économie de marché

Nous disions plus haut que l'éducation a été « négligée ». C'est sans doute une façon très naïve de voir les choses, car l'absence d'éducation est la source de profits immense pour toutes les industries qui misent leur fortune sur une consommation aveugle et déréglée.

Non seulement cela, mais le système éducatif lui-même est étouffé de l'intérieur par la même logique économique. A titre d'exemple, les tests scolaires sont gérés, non par un organisme public (d’état ou fédéral), mais par un petit nombre de sociétés privées qui font chaque année des revenus chiffrés en centaines de millions de dollars[5]. Guidée par la loi du profit maximum, ces sociétés arrosent les écoliers (dès la maternelle) d'une quantité de tests visant à « mesurer » chaque étape pour chaque matière.

Par ailleurs, la généralisation des « tests standardisés », induit une culture homogène et élitiste, où l’éducation tient davantage d’une ligne d’assemblage dans une usine que d’un réel souci de la personne. Adoptée par l’administration Obama en 2009[6], le programme « race to the top » (course vers le sommet) vise à adopter dès le plus jeune âge « des critères et des modes d’évaluation qui préparent les enfants à l’université et au monde du travail », pour « les rendre compétitifs dans l’économie globale » et à élaborer pour cela « des systèmes permettant de mesurer la croissance et le succès de l’enfant ». Traduction : dans les années qui suivirent, quantité de nouveaux tests et formulaires arrivent sur les bureaux des professeurs, accompagnés de directives sur les mots à ne pas utiliser, le temps à allouer à chaque activité, etc. Conséquence : des milliers de professeurs abandonnent leur profession, suffoqués par le poids bureaucratique qui leur est imposé (et qui s’est considérablement alourdi ces dernières années), ceux qui restent perdent le goût (et le temps) d’exercer leur métier[7].

Dans une Amérique en proie aux divisions de race, de niveau social et d’idéologie, on se prend à rêver qu’une voix s’élève au dessus de la logique de la « guerre culturelle », pour adresser, avec courage et réalisme, la situation réelle de ce peuple. Plus que vers l’un ou l’autre candidat en lice, beaucoup de regards sont tournés vers le grand vide qui sépare Hillary Clinton et Donald Trump, dans l’espoir de voir s’ouvrir une troisième voie. Qui pourra guérir – et réunir – les Etats-Unis ?

 

NOTES


[1] Les massacres de San Bernardino et Orlando, bien que référées à ISIS à leurs auteurs, étaient également des tueries planifiées et perpétrées par des  citoyens américains, et non pilotées de l’extérieur, contre leurs proches, leurs collègures, leurs voisins.

[2] Lien[http://www.cnn.com/2016/07/08/opinions/dallas-police-shootings-america-anger-parini/]

[3] Cette « guerre culturelle » a fait l’objet d’une analyse remarquable par James Davison Hunter dans son livre

[4] Les écoles refusant de suivre la directive fédérale n’auront plus accès aux financements de Wahington. Onze états américains font un procés au gouvernement fédéral contre cette directive jugée arbitraire et autoratariste : source.[ http://www.nytimes.com/2016/05/26/us/states-texas-sue-obama-administration-over-transgender-bathroom-policy.html]

[5] Source[http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/schools/testing/companies.html]

[6] Source[http://www2.ed.gov/programs/racetothetop/executive-summary.pdf]

[7] Pour davantage d’informations sur ce que certains nomment la « tyrannie du standardized testing » et les profits en jeu, cf. par exemple « Standardized Testing: A Decade in Review »[ http://www.huffingtonpost.com/todd-farley/standardized-testing-a-de_b_846044.html] (Huffington Post) et « Race and the Standardized Testing Wars »[ http://www.nytimes.com/2016/04/24/opinion/sunday/race-and-the-standardized-testing-wars.html] (NY Times)

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1 Commentaire

  1. Jeanjean

    Merci Padre pour cette analyse très claire qui aide à voir cet enjeu de fond… Sachant que les dérives du système éducatif américain nous menacent aussi le système français qui a un moment en aura marre de la "race to the down" et risque de basculer rapidement sur un modèle de marché! Quant à rêver qu'une voix s'élève au dessus de la mêlée idéologique j'ai l'impression que c'est de plus en plus une attente urgente de beaucoup de pays !