Alors que la Fashion Week s’achève à New York, un constat s'impose : la mode est dénaturée petit à petit par les nouvelles technologies. Pourtant, celles-ci, bien utilisées, pourraient rendre à la mode sa vraie vocation sociale et la servir. Une vocation que nos sociétés individualistes perdent de vue – Entretien avec Suzanne Mancini, Professeur à la Rhode Island School of Design, Rhode Island, USA.
Selon vous, l'industrie de la mode est en perte de son sens et de son authenticité, du fait d'un mauvais usage des nouvelles technologies. Pouvez-vous expliquer cela ?
Aujourd'hui, la mode est à la merci du bon vouloir des magasins. Ceux-ci imposent leurs lois – ce n'est pas du design qu'on y trouve, mais de la marque et des gadgets – et leur rythme – vous êtes obligés d'acheter votre manteau d'hiver en juin ! D'un côté, donc, les designers doivent créer à toute vitesse – et les nouvelles technologies le leur permettent. De l'autre, les consommateurs sont entretenus dans leur soif effrénée de changement. Les premiers se transforment en artistes capricieux, qui créent pour le seul fait de créer (vous noterez que les défilés ne sont plus connectés avec la réalité ordinaire des gens) ; les seconds achètent pour acheter, et jettent à tout bout de champ.
La sur-consommation et l'hyper-production caractérisent beaucoup d'industries… Quel est le problème propre à la mode ?
Le problème est que les designers ne cherchent plus à comprendre leurs clients ni à les guider dans l'expression de leur identité. Alors même qu'internet et l'achat en ligne pourraient justement leur faciliter la tâche, en offrant une plus grande proximité avec les consommateurs et une réactivité accrue. Le style, aujourd'hui, ce sont les milieux du sport et du cinéma qui le dictent, et non les designers.
Les consommateurs quant à eux croient que leur bonheur et leur réalisation sociale dépendent de leur simple capacité à acheter. C'est aussi lié au long processus de l'industrialisation, qui a rendu très flous tous les repères sociaux (la place des femmes dans la société par exemple) et les manières de s'habiller qui y sont liées.
Je pense pourtant que les designers pourraient aider à résoudre un grand nombre de problèmes de société, s'ils se posaient les vraies questions.
Où se trouvent, selon, vous, les solutions ?
Il faudrait concevoir le design comme un processus de recherche. Le vrai, le bon design, demande de revenir à l'ergonomie, à l'étude du corps et de ses formes. Cela demande de commencer à créer sans savoir à l'avance ce que sera le résultat. Les avancées technologiques pourraient rendre service à la mode d'une manière fantastique si seulement elles étaient bien utilisées, si les designers travaillaient de pair avec des ingénieurs, des scientifiques, et s'ils optimisaient l'utilisation de leurs ressources.. Le bon design demande de prendre en compte les exigences environnementales et la géographie des tissus, d'économiser de l'énergie.
Nike, à ce titre, est exemplaire. Depuis le début, leurs créations ont été guidées par les besoins des athlètes et un vrai goût pour l'innovation. Ce faisant, ils ne se sont pas rendus prisonniers de leur propre marque, ils essaient de réfléchir toujours plus loin, de prendre en compte les enjeux environnementaux et les besoins de la société.
En d'autres termes, nous avons besoin de designers curieux, qui s'intéressent aux problèmes de leur temps et essayent d'y apporter des solutions – en commençant par apprendre des époques précédentes, de l'histoire de la mode et des traditions.
Quant à nous, consommateurs, nous devrions réfléchir à nos comportements. « Ai-je vraiment besoin de ce nouveau T-shirt, de cette nouvelle robe ? Est-ce que je ne peux pas acheter quelque chose de meilleure qualité, qui durera plus longtemps ? ». Nous avons aussi un réel pouvoir contre la dictature des magasins si nous commençons à réduire nos achats. Là aussi, les nouvelles technologies pourraient rendre de grands services : pourquoi pas une application sur smartphone qui indiquerait les vêtements « éthiques » ? … C'est un grand défi, mais chacun peut y apporter sa petite contribution.
Est-ce que ces solutions ne vont pas rendre la mode encore plus élitiste, car accessible seulement à ceux qui ont du temps et de l'argent ?
Bien sûr, j'ai conscience que tout cela coûte de l'argent. Mais l'histoire nous montre que nous savons petit à petit réduire les coûts de choses innovantes (aujourd'hui presque tout le monde peut s'acheter un ordinateur, un smartphone… ce qui était impensable il y a quelques années). Si nous reconnaissons le vrai besoin de nos sociétés pour une mode authentique, alors nous saurons trouver les moyens d'y répondre. Mais la question est-là : acceptons-nous de voir que nos sociétés ont besoin de retrouver le sens de la mode ?
Et dans votre vie de tous les jours, comment, vous, mettez-vous tout cela en pratique ?
Ma première façon, c'est d'essayer de transmettre tout ceci à mes étudiants en design. J'aime travailler avec eux : ils ont de grands idéaux, de grands désirs, mais ils sont attirés par la mode à succès, par la gloire, et par les solutions faciles.
Comme épouse et mère, je réalise aussi que la rapidité, la course à la consommation, le gaspillage sont de vraies tentations, mais n'ont pas de sens… Il faut apprendre à être patient, à ne pas avoir tout de suite ce que l'on veut, à ralentir, à se satisfaire de ce qu'on a… Il faut prendre le temps de sentir, au printemps, les roses du jardin…