Nohad Halabi, artiste syrienne, vit à Majdel Chams, dans le Golan syrien, administré par Israel. Témoin de la souffrance de son peuple, elle livre pour nous ses réflexions sur son travail : "Qui de nous n’a pas vécu cette expérience d’être comme « coupé en deux » en voyant cette quantité de souffrance jamais vue auparavant ?" Son oeuvre constitue un temoignage d'espérance pour le monde et sans aucun doutes, un baume sur les plaies du peuple syrien.
Où habitez-vous ? et quel est votre parcours artistique?
J’habite dans la partie qui reste du Golan Syrien, occupé par Israël depuis 1967, dans le petit village de Majdel Chams où je suis née en 1968. Pour ce qui est de mon parcours artistique, je n’ai jamais vraiment rien programmé à l’avance… les choses sont venues vers moi, tout simplement parce que je les ai aimées. Quand nous aimons la matière avec laquelle nous travaillons, elle est capable de nous conduire là où nous ne pouvons pas imaginer. Je crois que les plus belles choses et les plus beaux résultats dans notre travail sont ceux que nous avons le plus aimé travailler. C’est pour cela je m’inquiète moins de la forme qu’aura l’œuvre en soi, donnant plus d’importance à l’authenticité avec laquelle j’exprime l’expérience vécue.
Vous exposez des œuvres en argile humide. Vos œuvres ont elles vocations à rester éphémères?
J’ai vécu mon enfance dans la nature, expérimentant le jeu avec l’argile et l’eau des ruisseaux… J’ai expérimenté cette matière avec tous mes sens. Et cette expérience m’a conduite à travailler la céramique, un métier que j’aime beaucoup, dans toutes ses étapes. Et quand l’argile mouillée se présente à mes mains à longueur de journée, comme une réalité que je vis et comme un choix que j’aime, la matière devient alors pour moi une amie, un langage silencieux, humble et puissant. Une matière qui se soustrait au bruit des hommes et à leur murmure.
L’argile est sérieuse, vraie et ferme. Si tu veux qu’elle devienne éloquente, elle t’obéira. Mais elle ne pourra jamais être banale, insignifiante. A l’Académie des beaux arts, durant mes études où j’ai travaillé de près les couleurs à l’huile, j’ai découvert que des deux techniques, aucune n’annule l’autre.
Normalement, après avoir travaillé l’argile, je cuis et vernis la majorité des œuvres et ceci les conserve pour toujours. Mais comme vous voyez, j’expose mes œuvres à leur première étape de réalisation : en argile humide. Comme si l’argile venait de pousser son premier cri de naissance ; et notre attitude juste serait d’écouter cet état de création si souple et si fraîche. L’argile humide est pour une œuvre un état de vie, elle contient de l’eau, tout comme le corps humain contient du sang… D’une certaine manière, elle est pareille aux hommes qui se pressent à écouter les douleurs des autres, dignement. Je ne sous-estime pas les œuvres séchées ou cuites, mais l’argile humide est davantage pleine de vie et d’ingéniosité par sa présence. Elle me surprend sans cesse par sa force et sa capacité expressive.
A travers vos œuvres, apparait toute la souffrance du peuple syrien, votre peuple. Dans quelle mesure un artiste se doit d’accompagner les siens ?
L’affection que j’ai pour mon peuple s’approfondit de plus en plus, et sa souffrance m’affecte profondément : en premier lieu, de point de vue moral, dans le sens de la défense des droits de l’homme qui sont violés d’une façon qu’aucune intelligence ne peut imaginer ; en deuxième lieu, du fait de notre séparation radicale, depuis 1967, de toute communication avec notre chère terre syrienne, notre mère.
Notre Syrie souffre de toute sorte de corruption, principalement celle de l’ignorance et de la pauvreté orchestrées méthodiquement par la dictature. Une corruption que le monde voit et écoute par tous ses sens, sans trop réagir et qui a des conséquences dans la vie de tout le peuple syrien. Chaque citoyen syrien, qu’il soit artiste ou pas, exprime son affection, son appui et son désir de coopération pour défendre les droits de son peuple au moment où ce droit ne peut être qu’intégral, sans distinction entre race ou religions, et puisse servir à sanctifier la vie, partout où elle se trouve.
Comment réagissent les gens quand ils voient vos œuvres ?
Je créé mes œuvres parce que je les aime. Bien sûr, je ne finis jamais d’apprendre et de découvrir. En ce sens, je tente de vivre chaque expérience dans sa simplicité et sa profondeur. Mes œuvres serviront peut-être à offrir une idée, une valeur morale, un émerveillement ou une nostalgie chez ceux qui les regardent. Si ce n’est pas le cas, elles n’en restent pas moins mes œuvres que j’aime et que j’ai créés pour qu’elles existent tout simplement, cela suffit.
"L’art c’est l’espérance et l’affection qui parfume les douleurs des hommes, les soigne, et les transforme en un compagnon de route avec lequel on serait capable de cheminer, avec amour, jusqu’à la fin du monde."
L’art peut-il contribuer à communiquer l’espérance ?
A travers tous nos sens, l’art peut éveiller l’espérance, il la cultive et lui redonne sa splendeur. L’art c’est l’espérance et l’affection qui parfume les douleurs des hommes, les soigne, et les transforme en un compagnon de route avec lequel on serait capable de cheminer, avec amour, jusqu’à la fin du monde. Mais pour que l’âme et l’affection s’éveillent, il est nécessaire que l’art soit transparent et que sa beauté soit vraie. Une vérité nue de tous les intérêts et de tout les échanges, de toute logique du vainqueur et du vaincu dans un monde où le profit est utilisé pour ordonner les capacités afin qu’elles servent de plus en plus le pouvoir de dominer les gens.
Dans vos œuvres on voit la souffrance des gens mais aussi leur humanité…
Tout simplement, la souffrance fait souvent naître en nous plus d’humanité. L’expérience de la souffrance illumine le visage de l’homme, affine son expérience et prépare son cœur à servir de son mieux son prochain. La souffrance élève la moralité. Ceci ne veut pas dire qu’il nous faut fuir le bonheur et nous attacher à la souffrance, mais les deux demeurent inséparables.
On voit dans vos œuvres des personnes coupées en deux, ou bien la tête séparée du corps. Que vouliez-vous exprimer par cela ?
Qui de nous n’a pas vécu cette expérience d’être comme « coupé en deux » en voyant cette quantité de souffrance jamais vue auparavant ? La souffrance coupe en deux celui qui la reçoit. Dans cette figure coupée en deux, la souffrance retient celui qui souffre d’une façon impitoyable : elle coupe, sépare et éloigne les membres d’un même corps, d’une même famille, d’une même maison, d’un même quartier. Elle coupe une société qui normalement est censée être unie. Cette réalité de la rude séparation, à un point de non retour, est exprimée dans les œuvres par la coupure « lisse et raide ».
Coupure très claire, à l’image du drame de la réalité syrienne, et du drame plus grand encore de l’écroulement de la moralité du monde, lequel ne fait que regarder comme derrière le crible de l’argile. Passoire qui a cette spécificité physique d’être un instrument qui coupe si fortement, origine même de cette action : celle de couper. J’ai voulu utiliser cet instrument pour exprimer l’état de séparation radicale et injuste à tout niveau… l’état d’immigration et de morcellement humain qui marquent profondément cet aspect de « non retour » dans le sentiment et l’esprit des syriens et de tous les nobles de cette terre, à jamais.
Ne touche-t-on pas ici au sens même de l’art ?
Je ne prétends pas vouloir donner une valeur quelconque à l’art, je ne travaille pas l’argile pour élever la notion de l’art ou la sanctifier en utilisant telle souffrance ou telle perte du peuple syrien. L’art n’a pas besoin de serviteurs… Il aurait honte. L’art et la valeur s’assemblent et s’apprivoisent, et c’est cette collaboration entre les deux qui peut porter du fruit. Le langage de la terre mouillée ou celui d’autres arts viennent renforcer cette valeur, lui donner sa consistance et retracer son histoire, panser ses plaies et l’aimer. Et c’est uniquement dans l’amour que la vie continue, au-delà d’une simple entente, mais dans une qualité d’amour plus suprême, plus fine et plus juste.
Le travail de Nohad est immense de sincérité. Elle travaille comme un enfant joue, avec le même sérieux et la même simplicité, avec la même candeur et la même gravité. Le résultat est désarmant ! Là plus qu'ailleur, sous une forme si simple que chacun peut la comprendre, elle dit en une même tendresse le beau et la mal.
Ici s'incarne avec merveille la phrase de F. Cheng qui chapeaute ce blog : "Hanté à la fois par la beauté du monde et le mal quile ronge. "