Agé de quarante ans, l'alpiniste Suisse, spécialiste des ascensions ultrarapides a glissé sur une plaque verglacée sur le Nuptse, pointe satellite de l'Evrest. Pour le britanique Kenton Cool, premier à avoir gravi le Nuptse, l’Everest et le Lhotse en une même saison, son ami était "une vraie source d’inspiration" (compte Twitter). Celui qui tutoyais le ciel était pour lui "un homme qui nous a montré que tout est possible dans les montagnes et au-delà". Le 4 novembre 2014 avait eu lieu, au prestigieux “Explorers Club” de New York, une conférence de l’alpinisme contemporain, admiré tout autant que controversé du fait de ses performances de vitesse et de ses prises de “risque” en solo. Voici l'article que nous publions à cette occasion le 12 novembre 2014.
© Tous droits réservés
Ueli Steck, connu sous le pseudonyme de “the Swiss Machine”, est né le 4 octobre 1976 à Langnau dans l’Emmental (Suisse allemande). Il découvre l’escalade à l’âge de 12 ans. Il va dès lors se vouer entièrement à cette passion. Puis, naturellement, il se tourne vers l’alpinisme et l’himalayisme.
Il ne part pas de zéro. Il sait regarder ceux qui l’ont précédé pour se mettre dans “leur corde” et déployer le génie de ces grands noms. Au cours de la conférence, il nous confie ainsi combien il a reçu d’Erhard Loretan, le premier alpiniste à avoir envisagé différemment l’himalayisme [1] en introduisant le style alpin : aller vite, porter léger… Premier indice d’une belle humanité : il est humble et sait se recevoir de ses pairs.
S’il a le sens de la tradition, Ueli fait partie de la catégorie des “pionniers”, il est de ceux qui nécessitent de nouveaux défis. Ueli a besoin, pour reprendre une expression d'Erhard Loretan, de « créer, de dessiner de nouvelles lignes ». Il a besoin de dépasser la vision traditionnelle, un peu carrée, de l’alpinisme.
Mais comment innover dans un milieu où les plus hauts sommets du monde ont tous été conquis, où les grandes voies techniques ont déjà toutes été réalisées ? La réponse, Ueli nous la donne avec beaucoup d’humour. « Comment faire quand tu aimes la montagne, quand tu aimes y rester deux, trois jours sans rentrer chez toi et que tu es marié à une femme suisse ? Vous devez savoir que les femmes suisses aiment que leur mari soit rentré pour le repas de midi ou, au pire, pour le repas du soir ! Donc comment faire pour passer du temps en montagne et être à la maison le soir pour le souper, et ainsi éviter les orages les plus dramatiques ! Il faut aller vite… Il faut faire le sommet et redescendre sur une journée pour être rentré à temps. » [2] La ligne créative de Ueli, c’est la légèreté, la vitesse. Voilà son défi : être rentré pour le repas du soir !
Ueli Steck speed solo Eiger record from toshiki on Vimeo.
Il va dès lors ouvrir de nouvelles possibilités. Il travaille beaucoup, et c’est une de ses grandes qualités. Il n’y a aucun doute pour lui : la sécurité, l’aisance naturelle sur le terrain, la possibilité d’interpréter, la liberté de décision sont possibles dans la mesure où les gestes, les mouvements sont “automatisés”. Pour qu’un musicien puisse se donner entièrement à la musique il est nécessaire qu’il fasse ses gammes continuellement, qu’il ait intégré à un tel point la technique que celle-ci lui soit comme naturelle au moment de jouer.
Ueli suit cette voie de l’entraînement tout en cherchant à s’enrichir des compétences ou qualités que d’autres sports peuvent lui apporter. Il travaille avec des entraîneurs de ski de fond, fait de la course à pied en montagne, étudie systématiquement, avec des ingénieurs du centre olympique suisse, les meilleurs niveaux physiques atteints… Au service de sa passion, il met à profit tout ce qui est bon. Méticuleux, appliqué jusque dans le moindre détail – « il faut travailler, beaucoup travailler », comme aimait à répéter Marc Chagall. De là vient son surnom : “The Swiss Machine”.
Dès lors, une montagne comme la face nord de l’Eiger, qui se fait en deux jours pour des alpinistes “normaux” ou en 10 heures pour Reinald Messner et Peter Habeler (1974), est dévorée par Ueli en 3h54 (2007) et 2h47 (2008). La face nord du Cervin, en 1h56 ! La face sud de l’Annapurna (8091m), en 28h les 8-9 octobre 2013 [3], alors que le tandem Graziani-Benoist réussit le même sommet un dizaine de jours après Ueli en 11 jours ! [4]
Ueli Steck – Annapurna South Face – Quick Edit from Nepal from Fenom Creative on Vimeo.
Je fus surpris d’entendre Ueli dire, lors de sa conférence, qu’il n’était pas très fier de ce dernier exploit réalisé ! Comment ne pas être fier d’une telle réussite ? Comment ne pas s’enorgueillir d’être le premier himalayiste à réaliser cette voie, en ce temps record qui plus est ? « Je ne suis pas très fier de cet exploit car c’est la première fois que j’accepte de passer les limites que je me suis fixées. C’est la première fois que je choisis le risque de la mort pour réaliser mon projet. » [5]
© Tous droits réservés
Je crois que ce qui fait la grandeur de cet homme, bien au-delà de ses exploits, est à découvrir à partir de sa réflexion… Les vrais sportifs de l’extrême sont des amoureux de la vie. La montagne est tellement exigeante qu’il faut développer des conditions physiques, répéter des mouvements pour qu’ils deviennent “des réflexes”, etc. Au fur et à mesure de ces efforts sont développées d’autres qualités humaines : la force, l’humilité, la persévérance, la patience, la prudence, le courage… Car pour prendre des risques, pour prendre des décisions importantes, pour, au final, s’engager dans la vie et pour vivre, il faut avoir entraîné ces qualités humaines. Il faut les avoir développées parfois jusqu’à l’extrême. Le choix de la mort serait, soit de dépasser ses propres limites pour choisir consciemment le risque de la mort, soit de choisir de ne pas risquer la vie, choisir de ne pas réaliser ses désirs en restant devant sa télé toute la journée, en refusant de prendre des décisions, de faire des choix malgré l’absence de certitude… Choisir une vie aseptisée, sans risque, étouffer cette force vitale qui habite le cœur de l’homme, cette soif d’absolu, d’extrême.
Il y a deux qualités qui ont été comme un accord de fond durant toute cette conférence : la simplicité et la joie. Ueli n’a pas seulement choisi la simplicité dans sa façon de faire de la montagne, sans corde, sans nœuds, sans grande expédition ni oxygène. Il n’est pas compliqué, il est franc, sincère, honnête. Il respire la simplicité et la joie… Cette dernière était évidente. Elle se nourrit de ses efforts, de la beauté des paysages, de ses amitiés et de la possibilité de nous partager sa passion…
Je terminerai avec un magnifique texte qui nous donne toute la mesure et l’importance d'une figure comme celle d’Ueli Steck : « Impossible de décrire l’influence que peut exercer, sur un jeune homme encore indécis, le simple aspect d’un aîné qui possède un degré de qualité humaine immédiatement perçue comme valable et enviable. Voir l’intelligence, l’énergie, la loyauté, réalités vivantes jaillissant d’une homme en pleine possession de ces dons ; et se croire capable soi-même d’atteindre à la même qualité ; voir devant soi, réalisée dans un être séduisant, la plus belle image que vous vous faites de vous-mêmes : quelle promesse ! » [6]
Merci Ueli !
Alexandre Morard
[1] https://terredecompassion.com/2011/05/09/erhard-loretan/
[2] Notes de la conférence donnée par Ueli Steck le 04 novembre à New York.
[3] En octobre 2013, Ueli termine en solo la voie débutée par les français Béghin-Lafaille en 1992. http://www.climbing.com/video/ueli-steck-retries-annapurna-south-face/
[4] http://www.montagnes-magazine.com/actus-annapurna-retour-succes-face-sud-yannick-graziani-stephane-benoist-temoignent
[5] Notes de la conférence donnée par Ueli Steck le 04 novembre à New York.
[6] Père Jérôme, Ecrits Monastiques, p.97, Ed. du Sarment, 2002, France.
Bravo pour ce bel article à l'image qu'était, et restera pour nous tous Ueli… C'était un homme d'exception, un athlète de l'extrême hors paire. Sa vie sur terre s'est arrêté là, mais il l'a vécu, bien plus profondément que le standard, c'est ce qui importe majoritairement ! Le vrai sens de la vie est important pour chacun, Ueli a apprécié le sien, à raison … Je suis également alpiniste, et suis en osmose complète avec ces valeurs. Nous ne cherchons pas l'issue fatale de manière absurde, nous jouissons de ce que nous apportent les reliefs, beauté, technicité et adrénaline, quelle passion… Ueli était pour moi un héro, un mentor, une étoile de la discipline… Je te dis bye-bye Ueli, tu resteras dans nos esprits pour longtemps… Chris
un autre atricle qui nous introduit dans cette "face nord intérieure" que seul l'alpiniste connaît… Que ce passe t'il une fois la "quasi Absolu" atteint?
https://blogs.letemps.ch/francois-perraudin/2017/05/02/ueli-steck-une-mort-qui-interroge/