La canicule qui sévit en France ramolit les coeurs et brise nos élans. Elle peut aussi être l'occasion de méditation profonde. Ainsi, Frédéric Eymeri livre une réflexion provoquée par la question d'un enfant.
Il y a peu, une discussion avec un de mes enfants (sachez qu’il a 12 ans cette semaine), m’a aidé à comprendre les enjeux de notre temps et l’actualité de l’espérance.
Il fait très chaud ce jour-là. Les journaux parlent de canicule historique et nous buvons lui et moi, dans un coin d’ombre, un verre d’eau.
Je jette quelques glaçons dans les verres puis après une gorgée, le silence installé est timidement rompu par une question de Noël. Le ton est sérieux, le débit lent et réfléchi. Il cherche les mots les plus appropriés s’ajustant ainsi à l’idée entrevue. Je comprends aussitôt que la question est pour lui capitale, je ne comprendrai que plus tard qu’elle l’est également pour moi.
– « Papa, imagine que tu sois à une époque où il y a la guerre. Pas vraiment la guerre, avec les tranchées et tout ça, mais quand même la guerre. À une époque où il est difficile de vivre sans souffrir beaucoup, et même, où tu es presque certain de mourir à cause de cette époque. »
Derrière ces mots d’enfant, je perçois qu’il cherche à décrire avec pudeur, et sans vouloir le nommer (comme pour démasquer un ennemi que l’on approcherait avec prudence), le début de notre XXIe siècle.
– « Et bien, si tu vis dans cette époque, et que tu as le pouvoir de donner la vie, est-ce que tu as le droit de faire naître un bébé ? »
Je tourne mon verre pour en faire tinter les glaçons. Sa question m’est comme une décharge électrique. Je perçois clairement nos vies si fragiles, juste tenues d’équilibre, nos vies si terriblement dépendantes des circonstances et ces dernières, comme aveugles, livrées à des courants qui les obligent et les dépassent. La pièce me semble soudain emplie d’une fumée âcre. Suis-je entré dans le coeur de mon enfant ou acculé à écouter le mien ? Est-ce le monde qui d’un coup est entré en nous ?
Il y fait sombre !
Je jette mon regard dehors, aussi loin que je peux. De l’autre côté de la fenêtre le soleil brûle tout ce qu’il touche, et il touche tout. Seul le toit, désormais incertain, nous protège encore du feu !
Je bois une gorgée d’eau, les glaçons viennent rafraîchir mes lèvres. Je lui dis :
– « Tu as toujours le droit de faire naître un bébé. Refuser cela, c’est comme accepter que la mort entre davantage dans le monde ».
Aussitôt, et comme pour vérifier la certitude de mon affirmation :
– « Même si c’est la fin du monde et que c’est quasiment certain qu’il va mourir ? Toi, tu le ferais naitre le bébé ? »
– « Oui ! Si tu aimes et que cet amour te donne le courage de prendre soin de la vie que tu veux donner, alors, rien ne doit t’en empêcher.»
Je laisse passer un temps de silence en regardant les glaçons diminuer, mais aucune question de sa part ne suit cette dernière réponse.
Seule cette étrange fumée âcre reste, cette fumée et son chant en moi comme les sirènes d’Ulysse : « Viens. Viens, dilue-toi dans ce grand tout informe et indécis que je te propose. À quoi bon chercher le bien lorsque tout est perverti, la vérité lorsque tout est mensonge ? Viens ! Regarde la puissance de la quantité ! Tant d’hommes et de femmes ne cherchant aucun but! Ils sont paisibles, et interchangeables. Ils forment un seul visage et chacun a le même. Ils sont « le Nombre ». Ils n’entendent pas et ils ne voient plus. Pourtant, ils ne dorment pas, ils ont juste accepté que le courant les porte. Ici, personne n’a envie d’être réveillé ! Ici la beauté, tout le monde s’en fout ! Ici, tout ce qui compte, c’est de pouvoir continuer à ne pas entendre, à ne pas voir. L’essentiel est de ne surtout pas être dérangé ! N’est-ce pas légitime ?
Le Nombre prend la forme du moule assigné, c’est pour lui plus pratique, plus fun, moins embêtant. Le Nombre dicte par sa conduite, à ceux qui n’en savent trop rien, la façon de se conduire. Le Nombre est croissant et la quantité le rassure. Le Nombre est docile et dénonce poliment ce qui n’est pas lui. Le Nombre a la conscience pure d’un autre que lui. Le Nombre ne choisit pas, non qu’il n’en ait pas le droit, mais juste parce qu’il est inutile de choisir entre deux choses identiques.
Une fois que tu auras renoncé à l’absolu et au sens, une fois que tu auras renoncé au bonheur pour choisir la tranquillité, alors, toi aussi, tu seras le Nombre.
Le chant du nombre est une fumée âcre, tu le sais, elle s’installe maintenant dans le coeur des enfants. Tu y viendras aussi, ce n’est qu'une question de temps.
Je regarde mon verre. L’intégrité du dernier glaçon se dilue dans de l’eau tiède, il n’en reste rien. De l’eau, ni chaude, ni froide. Rien ! Il n’y a pas eu besoin d’ un feu destructeur ou du rayon d’un soleil torride. Non, juste du temps, du temps et la désespérante tiédeur d’une eau échappée du solide, d’une eau affadie dont la quantité grandit, d’une eau à jamais insipide et qui plus jamais ne pourra rafraîchir.
J’ai vidé mon verre dans l’évier et soufflé sur la fumée, mais elle ne c’est pas dissipée. Au contraire, les évènements semblent sans cesse l’engendrer. Elle est maintenant omniprésente, épaisse, obligeant pour chaque décision à un surcroît de labeur. Peut-être cela confère t-il à chaque pas conscient davantage de poids? Suis-je donc comme ces glaçons voué à une dilution inexorable dans « Le nombre »?
Me revient en mémoire la phrase inscrite sur une affiche ornant la porte d’entrée d’un appartement que j’habitais autrefois. Sous les visages de quelques apôtres peints par Giotto cette maxime de L. Giussani accompagne leurs regards : « L’espérance est une certitude pour le futur qui s’appuie sur une réalité présente ».
À la différence de la glace, et quels que soient les arguments de l’âcre fumée, (même l’inexorabilité de la fin du monde), je peux toujours retrouver quelque chose de solide sous mes pas ! Je peux toujours poser un choix ! Celui de la fidélité envers les principes reçus et vérifiés, celui du seul choix qui respecte l’homme : un acte de foi qui – même au cœur de l’enfer – me permet de retrouver Jésus-Christ, seule réalité toujours présente. Dans l’immédiateté de l’instant, Il est cette réalité solide à partir de laquelle je peux regarder demain sans trembler. Lui ne fond pas ! Lui ne se dilue pas !
Et pour parfaire la réponse à mon enfant je mets dans ma bouche ces paroles jadis entendues :
– « Cherche Jésus… Et où vas-tu le chercher ? Il est là ! Ce pourrait être la définition de Jésus : IL EST LÀ ! »