« En Catalogne, la situation évolue d’heure en heure ». Résident à Barcelone depuis plus de 26 ans, ancien chef d’entreprise impliqué dans le monde associatif lié à l’entreprenariat, Jean-Alain Jullien évoque la situation politique suite au référendum.
La Catalogne vient d’organiser un référendum sur son indépendance. Pouvez-vous nous dresser un tableau du contexte qui a mené aux soubresauts que les médias ont relayés ?
Les évènements qui se déroulent en ce moment pourraient justifier qu’on remonte très loin dans l’histoire de la Catalogne. Mais pour faire simple, la cause principale remonte à la remise en cause par le Tribunal Constitutionnel espagnol de l’« Estatut » en 2010. Il s’agissait d’un statut d’autonomie adopté en 2006 par le Parlement espagnol [1]Le résultat : 189 votos a favor : PSOE, CiU, PNV, IU-ICV, CC-NC y BNG, 154 en contra :PP, ERC y EA, y dos abstenciones : Chunta y Nafarroa-Bai. Source..
Cette annulation a beaucoup énervé les catalans. Depuis, le mouvement s’est amplifié jusqu’à ce référendum dont tout le monde espérait jusqu’au dernier moment qu’il n’aurait pas lieu, tout du moins les gens sensés. Car on voyait très bien que si on allait jusqu’au bout, Madrid ne céderait pas et enverrait la police et que cela provoquerait des affrontements. C’est bien ce qui s’est passé. Nous avons vu les images de violences. Bien que certaines ont été reprises d’anciennes manifestations et que beaucoup ont fait semblant d’être blessé comme on a pu le voir après coup dans les médias. Mais nous savons bien que l'impact des images s’est produit et que les démentis postérieurs ne servent à rien [2]Voir ces deux articles sur les stratégies de masse des activistes indépendentistes. Victoria Prego, Los independentistas buscan víctimas en las calles, El independiente, … Continue reading. Ce soir (le 5 octobre, ndr) il y a encore des manifestations. Les quelques hôteliers qui ont accepté de loger les policiers venant de toute l’Espagne reçoivent des pressions des partis d’extrême gauche pour les faire partir. Ils vont d'hôtel en hôtel et de ville en ville pour essayer de trouver un lieu où dormir et sont accueillis par des manifestations hostiles.
Comment voit-on ces évènements depuis l’Europe ?
La position de l’Europe est extrêmement claire sur le conflit catalan. Elle voit un problème intérieur qui concerne l’Etat espagnol, même si certains ont manifesté leur indignation devant les violences policières de dimanche. Cependant, si le processus allait plus loin, cela constituerait un précédent et l’exemple fait peur. L’Italie ou la Belgique sont également soumis à des pressions indépendentistes.
Il y a bien eu le cas de l’Ecosse, mais il s’agissait d’un référendum légal et s’il y avait eu un résultat positif, cela aurait engagé le Royaume Uni dans la voie de la séparation. Alors qu’ici, c’est tout le débat. Ce référendum n’a rien de légal et par conséquent, rien d‘engageant [3]Une revue de presse espagnole sur l’indépendance vue par Le Monde et le Financial Times, El País, 03/10/2017..
Comment a été organisé le référendum ?
Sur la légalité de ce référendum, on peut parler longtemps. Mais il s’est quand même fait sans listes électorales, sans urnes, ou avec des urnes installées au dernier moment, sans bureaux de votes clairement définis, les gens ne savaient pas où aller voter. Vingt minutes avant le début du référendum, le gouvernement catalan a fait savoir que par un système informatique, n’importe qui pourrait voter n’importe où, mais qu’ils garantissaient que les gens ne pouvaient pas voter plusieurs fois. En réalité, il a été prouvé que plusieurs personnes ont voté plusieurs fois sans que rien ne se passe [4]Cet article raconte le vote devant un collège..
Le mouvement populaire est-il représentatif ?
Il ne faut pas oublier qu’il n’y a que 40% des gens qui sont allés voter. On peut dire que c’est parce que les policiers les en ont empêchés. C’est vrai que sur ce pourcentage, 80% ont dit oui à l’indépendance. C’est vrai que ceux qui se sont mobilisés sont évidemment les plus convaincus. Mais si on prend 80% des 40 %, ça ne fait jamais que 32 % des électeurs qui se sont prononcés en faveur de l’indépendance. Ce n’est pas ce qu’on appelle une majorité. Cela ne donne pas beaucoup de légitimité.
Qu’en est-il de la situation depuis dimanche dernier ?
Lundi, il y a eu beaucoup de réactions et mardi une grève générale politique. Maintenant, la CUP (Candidatura d’Unitat Popular), ce parti anti-système et anti-capitaliste fait pression pour que le gouvernement catalan déclare l’indépendance de manière unilatérale.
La petite note d’espoir, c’est que la société civile, assez discrète jusqu’à maintenant, a l’air enfin de bouger. Il y a des regroupements, des associations professionnelles d’avocats et du monde des affaires qui commencent à dire qu’il faut arrêter et dialoguer pour éviter la catastrophe. De même, depuis 48 heures, non seulement en Catalogne, mais aussi dans toute l’Espagne, il y a des manifestations contre l’indépendance et de soutien à la police. Ce mouvement va-t-il prendre de l’ampleur, va-t-il suffire à infléchir le Président de la Généralité (Generalitat : organisation gouvernementale de la communauté autonome de Catalogne régie par le statut d’autonomie de 2006), je n’en sais rien. On peut l’espérer.
Ce qui est certain c’est que le Parlement se réunit lundi prochain. Et comme la majorité est en faveur de l’indépendance, ils pourront très bien déclarer l’indépendance. On ne sait pas ce qui va se passer. Va-t-on mettre le président de la Généralité en prison, va-t-on retirer tous ses pouvoirs au gouvernement Catalan, est-ce qu’on va suspendre provisoirement l’autonomie de la Catalogne, selon le fameux article 155 de la Constitution espagnole ?
La CUP semble être le principal protagoniste de ce mouvement…
La CUP est très organisée. Lors de la grève de mardi, ils ont obligé les commerces à baisser leur rideau et à faire grève alors qu’il y en avait beaucoup qui n’en avaient aucune envie. On retrouve ces mouvements en France, qui sont les anti-systèmes. Ce sont des gens qui sont capables de mobiliser des manifestants en peu de temps à travers les réseaux sociaux. Ils sont très mobiles.
Le président du gouvernement de la Généralité n’en fait pas partie. Il vient plutôt du centre droit historique de la Catalogne qu’on peut appeler démocrate chrétien. C’est le partie de Jordi Poujol et Artur Mas, ce sont des gens modérés. Mais pour gouverner, ils ont besoin de l’appui des extrémistes. Ils ont donc fait un pacte avec eux. Ce sont ces extrémistes qui essayent d’imposer au président une solution jusqu’au-boutiste.
Et quand est-il au niveau des institutions ?
Quelqu’un de la Généralité me disait que tous les fonctionnaires du gouvernement Catalan depuis 6 mois ne travaillent plus qu’à préparer le référendum et à manipuler l’opinion. On ne s’occupe plus de culture, de santé, d’enseignement, d’investissement industriel, d’infrastructure, de politique de transport. Les fonctionnaires sont devenu mono-thématiques. Beaucoup viennent de ce parti d’extrême gauche, la CUP. Ces gens là sont souvent des gens peu formés, sans grande expérience professionnelle. Ils ont trouvé là une voie, ils touchent des salaires sur des postes de fonctionnaires. Ils n’ont aucun intérêt à voir mourir ce système. Ils vivent de cela. Ce sont eux qui sont inquiétants. Car si on ne va pas jusqu'à la déclaration unilatérale d’indépendance, ils vont descendre dans la rue et vont manifester durement. Ils peuvent bloquer le pays.
On voit ces mouvements jusque dans les écoles…
Les écoles catalanes, effectivement, sont un vecteur de ce développement de la haine envers Madrid et envers le reste de l’Espagne. Cet espèce de catéchisme auquel les enfants sont soumis dès leur plus jeûne âge fera du mal pendant longtemps. Il sera difficile de revenir en arrière. Ce matin j’entendais une intervention à la radio d’une femme disant qu’elle avait trouvé sa petite fille de 5 ans et demi un peu bizarre. A la place du cours de danse, quelqu’un était venu pour expliquer que les policiers étaient des gens méchants, qu’ils essayaient de tuer les pauvres gens de Catalogne, qu’il fallait tuer les policiers, tuer le roi et mettre un nouveau roi à la place et qu’on aurait à nouveau une vie plus heureuse. Et des cas comme celui-ci sont nombreux. Les manuels d’histoire proposés aux enfants imposent une vision très partiale.
Observe-t-on des divisions dans la société ?
Il y a des entreprises où le sujet est tabou. La direction interdit aux employés de parler du sujet. Il y a des familles divisées, j’en connais plusieurs, qui ne parlent plus à une partie de la famille et ne vont plus au déjeuner dominical pourtant si traditionnel en Catalogne car il y a trop de tensions. C’est triste [5]Voir cet article sur la destruction du lien social en Catalogne autour des tensions au sujet de l’indépendance : Emilio Pérez e Rozas, Cuantos grupos de Whatsapp ha dañado … Continue reading.
Y a t-il déjà des répercutions pour la ville de Barcelone ?
Il y a des conséquences économiques qui commencent à se faire sentir. La banque Sabadell, une des grandes banques de Catalogne a annoncé qu’elle déménageait son siège social à Alicante. Lundi, une autre entreprise, Horizon a annoncé qu’elle partait à Madrid. D’autres sociétés étudient la possibilité de s’implanter hors de Catalogne [6]Voir cet article de Expansión sur le déménagement des sociétés depuis le référendum et la réaction de la société civile.. Les réservations hôtelières ont baissé de 10%, les touristes commencent à avoir peur. Or dans une ville comme Barcelone qui vit largement du tourisme, cela peut avoir des conséquences.
La réaction forte de Madrid, notamment avec l’intervention du roi d’Espagne Felipe VI, était-elle opportune dans ces circonstances ?
On peut en effet se demander s’il est très opportun de maintenir un position aussi intransigeante. Mais, à partir du moment où on considère qu’il y a une Constitution, une Loi et qu’il faut la respecter, on ne voit pas comment cela pourrait en aller autrement. C’est le fond du débat. Il y a les tenants du respect de la Constitution et les tenants du respect d’une volonté démocratique spontanée, qui n’est pas majoritaire quoiqu’ils en disent.
Il est vrai qu’on aurait pu espérer de la part du roi un discours un peu plus ouvert, une petite offre de dialogue.
Globalement, on peut dire que les gens ont d’avantage voté pour manifester leur mécontentement contre Madrid, et en particulier contre Mariano Rajoy [7]Mariano Rajoy, né en 1955, homme d’Etat espagnol, membre du Parti Populaire et Président du gouvernement espagnol depuis décembre 2011, plutôt que pour obtenir réellement l’indépendance. Il est vrai que l’attitude de monsieur Rajoy et du Roi ont tendance à renforcer cette position hostile à Madrid chez les Catalans.
Quelle sont les perspectives ?
Dans une négociation, chacun doit donner du sien. Mais aujourd’hui, il faut que quelqu’un fasse le premier pas. Si les gens qui sont responsables de cela ne prennent pas cette initiative, cela va être très difficile. Aujourd’hui, monsieur Rajoy n’a aucune raison de céder. Il a le droit et la Constitution pour lui. C’est aux autres à céder. Certains disent qu’il faudrait que Rajoy, ou le président de la Généralité démissionne, ou bien les deux. Quoiqu’il en soit, la solution passe par des élections générales en Catalogne [8]Une interview de Inès Arrimadas, leader de l’oposition au Parlement catalan) défendant la nécessité de dissoudre le parlement catalan, Gilles Sengès, … Continue reading. C’est évident. Mais ce n’est pas facile. Car pour décider de faire des élections, il faut dissoudre le Parlement. Or c’est une prérogative du Président de la Généralité, qui, aujourd’hui, n’est pas en condition de dissoudre car il a la majorité. Il n’est pas du tout certain de la garder en cas d'élections générales. Il y a peu de chance que cela arrive. Si Rajoy décide d’appliquer l’article 155 avec une suspension provisoire de l'autonomie, il pourrait sans doute dissoudre le parlement et provoquer des élections. Mais c’est un processus complexe.
J’ai tenté d’évoquer la situation telle que je la perçois aujourd'hui, mais cela évolue d’heure en heure. Tout ce qu’on vient de dire n’aura peut-être plus aucune valeur lundi [9]Pour aller plus loin : l’auteur de cet article essaye de cerner le véritable problème Catalan. Pour lui, ce n’est pas le manque de dialogue, ni la … Continue reading.
Propos recueillis par DC
References
↑1 | Le résultat : 189 votos a favor : PSOE, CiU, PNV, IU-ICV, CC-NC y BNG, 154 en contra :PP, ERC y EA, y dos abstenciones : Chunta y Nafarroa-Bai. Source. |
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↑2 | Voir ces deux articles sur les stratégies de masse des activistes indépendentistes. Victoria Prego, Los independentistas buscan víctimas en las calles, El independiente, 5/09/2017 et Catalonia held a referundum. Russia won. Washingtonpost, 02/10/2017. |
↑3 | Une revue de presse espagnole sur l’indépendance vue par Le Monde et le Financial Times, El País, 03/10/2017. |
↑4 | Cet article raconte le vote devant un collège. |
↑5 | Voir cet article sur la destruction du lien social en Catalogne autour des tensions au sujet de l’indépendance : Emilio Pérez e Rozas, Cuantos grupos de Whatsapp ha dañado el procès, El Periódico, opinión, 18/09/2017 |
↑6 | Voir cet article de Expansión sur le déménagement des sociétés depuis le référendum et la réaction de la société civile. |
↑7 | Mariano Rajoy, né en 1955, homme d’Etat espagnol, membre du Parti Populaire et Président du gouvernement espagnol depuis décembre 2011 |
↑8 | Une interview de Inès Arrimadas, leader de l’oposition au Parlement catalan) défendant la nécessité de dissoudre le parlement catalan, Gilles Sengès, L’Opinion, 04/10/2017. |
↑9 | Pour aller plus loin : l’auteur de cet article essaye de cerner le véritable problème Catalan. Pour lui, ce n’est pas le manque de dialogue, ni la déconsidération et l’injustice supposément infligées au Catalan, mais plutôt le nationalisme qui veut s’approprier une partie du territoire contre le droit et la loi. Felix Overejo, El verdadero problema Catalán, El País, 12/09/2017. Cette opinion est reprise par Figarovox : Benoît Pellistrandi, Catalogne : « Un projet nationaliste pur et dur », Figarovox, 05/10/2017. |
J'habite un département limitophe de la Catalogne et quelques échos nous parviennent . On a un peu de mal à comprendre comment une partie des Catalans s'est échauffée à ce point pour l'indépendance. Je note que le clergé n'est pas en reste : "Quand nous donnons 4 euros à Madrid, Madrid nous en rend un seul", me dit un ami curé catalan. Trés éxagéré, mais c'est ce que pensent bien des gens. Curieusement, loin de jouer un rôle d'apaisement, les évêques catalans et l'abbé de la prestigieuse abbaye de Montserrat ont pris position sinon en faveur de l'indépendance, du moins en faveur de l'autodétemination. Seul l'archevêque de Barcelone est resté sur la réserve. Cette effervessence gagne même la "Catalogne du nord" qui correspond à la plus grande partie du département des Pyrenées Orientales : on y voit des drapeaux catalans sur les balcons, on veut participer au débat des cousins du sud. L'urgence serait de se calmer, car enfin l'Espagne est un pays de liberté, mais d'où viendra la sagesse ?
Bon : d'aprés le discours de Puigdemont du 10 octobre, la Catalogne a droit à l'indépendance mais celle-ci est reportée aux calendes. Le chef du gouvenement de Barcelone n'avait pas vraiment le choix : la manifestation des anti-indépendantistes le 8 octobre a montré que la société catalane est profondément divisée sur le sujet, l'Union Européenne n'a fait aucun geste de médiation, les banques et les entrepreneurs commençaient à faire leurs valises, la majorité parlementaire de Puigdemont se fissure… Il reste à espérer que Mariano Rajoy saisisse l'offre de dialogue du Catalan et qu'un débat puisse s'engager sur l'instauration d'un fédéralisme.
Afin de comprendre pourquoi l'Union Européenne demeure étrangement silencieuse sur un sujet aussi délicat, je vous suggère cette petite vidéo de 4 minutes réalisée par un député français.
https://www.youtube.com/watch?v=lmwP95WL0_o
Le processus en cours en Espagne n'est probablement qu'une étape d'un mouvement beaucoup plus large, soutenu par un puissant courant européen, qui cherche à supprimer toute frontière nationale. Soi-disant porté par des forces historiques, ses promoteurs considèrent qu'il faut une nouvelle carte des régions européennes basée sur les ethnies originelles. La Catalogne espagnole lorgne ainsi depuis des années sur la Catalogne française, et espère son rattachement néo-national dans un futur proche, rattachement qui signifie bien évidemment le double détachement de l'Etat espagnol et de l'Etat français. L'opportunité d'envisager un tel remaniement, ou sa (non-) légitimité démocratique n'intéressent personne: le fait est que les Etats vacillent jusque dans leur structures fondamentales: des minorités peuvent s'arroger des pouvoirs et des droits nouveaux, et cela était totalement inenvisageable il y a seulement vingt ans. Vous pensez que je divague? Allez regarder ce que proposent Roure et Casanovas pour le projet de "collectivité Catalogne Nord" dans les pyrénées orientales.
Oui, François. Mais la région Occitanie a refusé de faire droit à la revendication catalane qui demandait un label "Occitanie-Pays catalan". La Catalogne espagnole contient elle-même une vallée de langue d'oc, le Val d'Aran, qui s'est désinteressé du référendum catalan. Je ne doute pas qu'il y ait des gens qui rêvent d'une Europe des ethnies. Mais je crois que le désir de Bruxelles est beaucoup plus terre à terre : avoir face à elle des régions de 5 à 10 millions d'habitants avec lesquelles négocier des plans de développement économiques à grande échelle.