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La passion pour la rencontre : entretien avec Constantin Sigov (1)

Le philosophe Constantin Sigov dirige la maison d’édition L’Esprit et la Lettre à Kiev. Son engagement pour l’avenir de son pays est nourri d’amitiés intellectuelles profondes. 

Constantin Sigov (arrière plan) et Arvo Pärt, rencontres de l’Institut Saint-Clément, le 17 juin 2013 à Kiev.
 

Tu es directeur de la maison d’édition L’Esprit et la Lettre (Duh i Litera) et du centre St Clément à Kiev, peux-tu partager pour nos lecteurs une expérience d’édition qui t’aurait marqué ?

Le 17 juin 2013, juste avant la révolution et la guerre en Ukraine, nous avons organisé une rencontre entre le compositeur Arvo Pärt (Estonie) et le philosophe canadien Charles Taylor. Pour l’occasion, nous avions traduit l’ouvrage d’Arvo Pärt de l’allemand et celui de Taylor, A secular age. Ces deux géants étaient heureux de se rencontrer, ainsi que Valentin Silvestrov. Ce grand moment était un signe authentique et profond d’ouverture de la part de Kiev qui témoignait de sa capacité à accueillir des personnes de premier plan. 

Aucun de nous n’aimons les étiquettes  – « le plus grand musicien », « le plus grand philosophe » – et pourtant, il s’agissait de deux montagnes. Des « montagnes magiques » comme l’aurait suggéré Thomas Mann. On dit que pour faire bouger les montagnes, il faut un peu de foi. Et de fait, une grande espérance nous a animé. Cette audace montre combien il s’agissait d’une période de création et de liberté. Quatre ans plus tard, nous comprenons que nous pouvions rêver, accomplir, mettre en forme des choses uniques et belles. Dans tout l’espace post-soviétique, réaliser de telles choses signifie tourner la page d’une société fermée, du rideau de fer, du provincialisme soviétique. Là au contraire, c’était se sentir citoyens du monde, du « meilleur » monde, c’est-à-dire de la pensée, du sens de la beauté et de la solidarité. Cet élan n’a pas été rompu par la guerre même s’il est beaucoup plus difficile d’envisager de telles rencontres aujourd’hui. Mais ce sont des prémisses dont nous nous inspirons. Cela reste un jalon possible pour la publication de livres et de musique. Malgré le contexte, nous devons être fidèles aux personnes qui ont été généreuses avec nous, qui nous ont donné leur temps, leurs talents, leur présence et leur participation. C’est un jalon pour les années à venir.

Tu vis une très belle amitié avec les compositeurs Arvo Pärt et Valentin Silvestrov et tu as édité différents entretiens avec eux : qu’est ce que signifie ces amitiés pour toi ? Comment influencent-elles tes choix dans ton travail et ton regard sur la réalité ?

Il y a des musiciens ou des peintres, et même parmi les meilleurs, qui s’expriment uniquement à travers leur art. Ce n’est pas le cas d’Arvo Pärt et de Valentin Silvestrov. Ce sont les plus grands compositeurs de notre temps et en même temps des personnes très marquées par la résistance au système totalitaire. Tous les deux sont nés dans les années 30. Leurs deux pays, l’Estonie et l’Ukraine ont vécu sous les deux régimes totalitaires et ont souffert énormément. Leur enfance a été marquée par cela. Silvestrov a vécu sous l’occupation allemande à Kiev pendant de longs mois. C’était la période durant laquelle l’enfant commence à parler, à rechercher l’alphabet du monde et à en déchiffrer le sens. Pour moi, c’est très important de voir deux hommes qui, face à l'enfer historique, ont trouvé des chemins pour lui résister. Pas de rancune, pas de révolte ou de traumatisme, mais au contraire, une manière de résister par leur musique, et la plus belle ! Pour moi, c’est une grande leçon à l’heure de la crise profonde qui secoue l’Europe et le monde. Ce sont des personnes capables de donner à entendre des choses exceptionnelles et en même temps, de témoigner d’un ethos absolument nécessaire et si rare que beaucoup d’européens désespèrent qu’il puisse exister ! Au mois de novembre, le prix Ratzinger  est attribué à Arvo Pärt. Voilà deux hommes qui ont connu les épreuves les plus dures de notre continent et en même temps, ils nous rappellent que cette haine de soi-même qui guette l’Europe, ce cynisme et ce nihilisme parfois poussés jusqu’au bout, sont vraiment une manière de rendre les armes et d’ouvrir les portes au mal. Par ce défaitisme, on est très loin du concert philharmonique, on est en plein champ de bataille à la fois politique et spirituel !

Arvo Pärt et Valentin Silvestrov, rencontres de l’institut Saint-Clément, le 17 juin 2017 à Kiev.
 

J’ai téléphoné hier à Silvestrov qui était sur le départ pour le Japon où est donné un festival sur sa musique. Il donnera aussi un concert à Kiev, à Cologne et à Paris le 19 novembre. Beaucoup de personnes s’étonnent que ces deux compositeurs n’aient pas fui leur pays pour aller vivre en Occident où ils sont célèbres. Or cet homme né en 1937 à Kiev, n’a jamais quitté sa ville. Il habite toujours au bord du Dniepr : il est inspiré par sa ville natale traversée par cet immense fleuve et par les malheurs de l’histoire. Ses entretiens que nous avons publiés sont des leçons d’une grande sagesse. Ce sont des réflexions sur la musique bien entendu, mais aussi sur l’art, la personne, la société, la guerre et la révolution. On peut faire vraiment un tour d’horizon avec lui et apprendre beaucoup. Je dois dire que ce type d’échanges m’inspire énormément ainsi que beaucoup de jeunes ici en Ukraine. Il est en effet très important de saisir la durée historique. Ce n’est pas seulement les étudiants de l’Université de Mohila qui sont allés les premiers sur Maïdan pour défendre la dignité de la personne humaine, il s’agit d’un élan qui a traversé plusieurs générations, celle des maîtres de nos maîtres. 

Quelle joie aussi lors de nos rencontres mensuelles – voir hebdomadaires – avec Silvestrov de pouvoir lui donner nos dernières publications. C’est un très grand lecteur. Ses remarques et ses analyses sont fantastiques. Avoir un tel lecteur, c’est incroyable ! De même avec Arvo Pärt : je lui ai envoyé notre dernière publication d’Olga Sedakova et j’ai reçu une réponse enthousiaste et généreuse signée avec sa femme Nora, disant combien ils avaient été portés par cet ouvrage. Je souhaiterais que nos lecteurs soient aussi attentifs et généreux que nos maîtres et nos auteurs.

Tu nous as parlé de la foi en disant qu’il en fallait un peu pour faire bouger les montagnes. Peux-tu nous partager le contexte dans lequel ta foi orthodoxe est née ?

Je dois avouer que je n’ai pas été baptisé ni dans mon enfance, ni dans ma jeunesse. Je suis né dans une famille laïque de professeurs de mathématiques : des gens qui n’étaient pas athées ou hostiles à la foi, mais tout simplement en 1962, l’année de ma naissance à Kiev, c’était déjà une période de plusieurs décennies d’effacement complet des signes de la tradition chrétienne. C’était aussi l’époque de Krouchtchev où l’on détruisait encore des églises à la dynamite en plein centre de Kiev. C’était l’époque de la crise de Cuba  mais d’autre part, aussi, de l’interdiction totale de publier la Bible. Et donc, absence de l’Ecriture à la maison ! Pourtant les « fruits interdits » devenaient de plus en plus attractifs et à travers les samizdat qui circulaient, il y avait la possibilité de recevoir certaines flèches porteuses du message. Les plus grands classiques n’étaient pas interdits par le régime de l’époque. Sa plus grande erreur ! On a publié les œuvres complètes de Victor Hugo, de Cervantes et de Shakespeare. On ne pouvait pas non plus regarder les tableaux classiques, voir un homme cloué sur le bois de la croix, écouter des œuvres de Bach ou celle de Händel sans se poser la question de savoir de quel Messie il s’agissait. Je n’ai jamais oublié la première fois où j’ai entendu jouer de l’orgue ni celle où j’ai lu l’Evangile. J’ai été transporté alors comme dans une fugue. Cela m’a profondément marqué. Puis j’ai lu des ouvrages qui expliquaient le sens des Écritures et les liens avec notre langage pictural, musical et iconographique. Il restait néanmoins un hiatus considérable entre cette culture chrétienne et l’Église officielle. J’éprouvais une méfiance systématique à l’égard du clergé plus ou moins soumis aux autorités de l’époque. 

Notre génération n’est ni la meilleure, ni la pire : nous avons cherché à notre manière un chemin pour sortir du tombeau et le laisser vide.

Mais la période de la Glasnost et de la libération est arrivée et tout à coup, malgré tous les interdits, l’idée a surgit de célébrer les mille ans du baptême à l'époque de Saint Volodymyr à Kiev en 1988. Ce fut l’année de notre propre baptême avec mon épouse et notre premier fils : tous les trois ensemble, le même jour. L’idée était de passer des convictions, devenues si proches, si fondamentales, aux actes. Et paradoxalement, c’est nous les enfants qui ont passé la flamme, pour ainsi dire, à nos parents : ma mère, puis quelques années plus tard, mon père et mon frère aîné se sont aussi fait baptiser. C’était le sort de notre génération de renouer en quelque sorte avec la tradition interdite, « secrète » comme disait Hanna Arendt. Elle n’était pas totalement effacée et nous le voyons bien, elle reste fragile. 

Chesterton disait que le christianisme meurt avec chaque génération, mais il trouve toujours le chemin pour sortir du tombeau. En ce sens, notre génération n’est ni la meilleure, ni la pire : nous avons aussi cherché à notre manière un chemin pour sortir du tombeau et le laisser vide…

Charles Taylor et Constantin Sigov (à droite), rencontres de l’Institut Saint-Clément le 17 juin 2017 à Kiev.
 

Quelles ont été les figures qui t’ont fait passer du sentiment religieux à la foi chrétienne ?

J’ai eu deux maîtres en philosophie lorsque j’étais déjà en préparation de mon doctorat. Mon thème était le Jeu comme problème anthropologique et philosophique, avec en filigrane la figure du Bouffon de Dieu et celle de St François d’Assise. Il y a aussi l’idée de Dietrich Bonhoeffer, mort en camp de concentration. Dans ses lettres de prison, il disait que l’erreur très grave de notre culture était d’avoir mis entre parenthèses la liberté, la création et le jeu. Nous étions trop sérieux, trop portés par le travail, par l’idéologie, et en cela nous avions perdu le sens de la liberté qui vient de la plus petite enfance. Une des thèses les plus intéressantes pour moi était que l’on ne peut apprendre une langue sans jouer. 

Un de mes maîtres de thèse était un grand philosophe Sergey Krimsky, lui même très inspiré par Sergey Averentsev. Krimski était grand lecteur de Nicolas Berdiaev, de Simon Frank et de Léon Chestov. Il était aussi très inspiré par la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev. C’est lui qui a montré Sainte-Sophie à Paul Ricœur lorsque je l’ai invité en 1993. Mais Krimsky n’était pas baptisé : c’était un juif de l’est de l’Ukraine, du Donbass, qui aimait lire Dante et les grands auteurs sans avoir aucun contact avec le clergé. En revanche, Averintsev était déjà passé par cette cette expérience et s’est fait baptiser vers 40 ans. Il a compris que si on disait A, il fallait dire B, qu’il fallait être conséquent. Personnellement, il m’a montré que dans ce mur qui sépare le monde de la culture du monde ecclésial, il y a éventuellement une porte et que l’on peut trouver une clé pour l’ouvrir. Plus encore, à notre très grand étonnement, alors qu’on cherchait désespérément cette porte et cette clé, il a montré qu’il n’y avait pas de mur. C’était une sorte de mirage soviétique qui voulait absolument séparer des choses inséparables en soi. 

Une autre personne m’a beaucoup aidée à comprendre cette chose « charnelle » comme disait Péguy, qu’est l’Incarnation. C’est Olga Sedakova, un grand poète, une intellectuelle et une interprète de la poésie liturgique, du rôle joué par les psaumes. Cette approche purement cérébrale et abstraite qui prédomine au sein de l’université ne laisse pas sa place à l’unité entre l’âme et le corps, à l’unité de la personne. Il est trop superficiel de rester sur le seuil de cette séparation. 

(A suivre le lundi 20 novembre...)

Propos recueillis par Aude Guillet

 

A ne pas manquer à Paris : 

Concert en hommage à Valentin SILVESTROV pour son 80ème anniversaire
Avec la présence exceptionnelle de Valentin SILVESTROV
Piano : Alexei LUBIMOV – Violoncelle : Agnès VESTERMAN 

Dimanche 19 novembre à 19h
Cathédrale Saint-Volodymyr le Grand
186, boulevard Saint-Germain – 75006 PARIS. 

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