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La bienveillance en entreprise : mythe ou réalité ?

« Nous passons plus de temps au travail que partout ailleurs ». Fort de ce constat, Paul-Marie Chavanne, PDG de GeoPost, développe une réflexion tirée de son expérience entrepreneuriale et de la réflexion menée avec Olivier Truong. L’entretien qui suit introduit quelques dimensions de leur ouvrage commun.

Paul-Marie Chavanne, PDG de GeoPost.
 

Comment est né ce livre ?

Ce livre est né au hasard d’une rencontre. Un jour, au cours d’une conférence, j’ai rencontré Olivier Truong. Nous avons alors discuté sur le management et sur les valeurs que celui-ci doit inspirer. Puis, nous nous sommes retrouvés à plusieurs reprises pour approfondir le sujet. Au début, nous n’avions pas spécialement l’idée d’écrire un livre. Mais Olivier m’a convaincu de nous lancer dans l’aventure.

Pourquoi développer le thème de la bienveillance au travail ?

Je constate que nous passons beaucoup plus de temps au travail que partout ailleurs, y compris en famille. La question se pose : comment vivre ensemble dans l’entreprise de manière agréable et heureuse autant que faire ce peut ?

C’est alors qu’émerge la bienveillance qui se caractérise par une attitude de l‘esprit et du coeur. Cela englobe toute une série d’habitudes et une discipline concrète qui peuvent changer l’ambiance au sein d’une entreprise. L’objectif recherché est de créer un climat de liberté et de responsabilité, de favoriser un regard positif sur les gens et sur les situations. Un tel climat, quand on arrive à le promouvoir, crée des conditions très favorables au bien-être dans le travail.

Pour autant, je ne cherche pas à faire de la bienveillance une condition de la performance. Le but c’est que les gens soient à l’aise, qu’ils se développent personnellement, individuellement et qu’ils grandissent. Le surcroît de performance doit être perçu comme une conséquence positive de ce climat.

Au cours de votre parcours professionnel, quels modes de direction avez-vous rencontrés ?

J’ai d’abord vécu dans l’administration des finances publiques. A l’époque, la conception de la gestion des ressources humaines était très administrative. Elle était fondée sur des règles et sur des statuts. Elle ne s’intéressait que très peu aux individus, aux organisations et encore moins au climat général qui règne dans ces sphères.

Puis j’ai vécu une tout autre expérience auprès d’un entrepreneur dans l’industrie du papier, Jacques Lejeune et sa société Soparges. C’était un homme totalement bienveillant qui faisait une immense confiance aux hommes. Ce fut un univers radicalement différent de l’administration.

Ensuite, j’ai assumé un poste avec des responsabilités élevées dans une grande entreprise industrielle. J’ai redécouvert alors une culture très proche de la culture administrative, très centralisée, très procédurière, où l’on se méfiait autant des gens qu’on leur faisait confiance. La culture générale pour les managers et les dirigeants était de mettre le doigt sur tout ce qui n’allait pas. Cette culture générale m’a heurté. Car un dirigeant doit aussi savoir reconnaître ce que les gens font de bien, les encourager à faire mieux, les féliciter, célébrer avec eux leurs réussites, avoir envers eux des paroles positives, etc. Bref avoir un comportement humain !

Ensuite, j’ai vécu une expérience chez Strafor-Facom avec un grand entrepreneur, Henri Lachmann. J’y ai retrouvé ce que j’aime, à savoir une ambiance beaucoup plus libre, beaucoup plus responsable, beaucoup plus tournée vers les hommes. Henri Lachmann était un homme passionné par les gens. Il s’intéressait à eux. Il était beaucoup plus attentif aux gens qu’aux organisations et aux modes de fonctionnement.

Enfin, je me suis retrouvé à La Poste à partir de 2001. En tant que PDG de GeoPost, j’ai pu développer l’entreprise comme je le souhaitais. Ayant tiré un certain nombre d’enseignements de toutes ces expériences, je me suis efforcé de l’organiser, de la diriger et de l’influencer en lui donnant une âme comme j’ai toujours rêvé que cela se passe dans les entreprises. C’est ce travail qui ressort du livre que nous avons écrit avec O. Truong.

Lorsque vous parlez d’entreprises qui créent un climat de bienveillance en leur sein, vous nommez des personnes bien précises. A l’inverse, lorsque vous parlez d’organisations très centralisées et très procédurières, vous ne donnez aucun nom… Il semble que la qualité du managment que vous souhaitez promouvoir passe toujours par des personnes concrètes.

Qu’avez-vous appris au contact de ces entrepreneurs ?

Ce sont des gens qui m’ont beaucoup inspiré par la suite. J’ai tiré de nos rencontres au moins trois leçons.

La première, c’est que les hommes comptent plus que les organisations. Les organisations sont là pour servir le business et le servir à travers les hommes qui font le business. Mais l’organisation n’est pas sacrée. Il faut modifier les organisations, les adapter au business et à ses exigences qui évoluent, et les adapter aux hommes que l’on choisit pour régler les affaires. Il y a donc une primauté des hommes et de leur qualité. Une entreprise est faite pour entreprendre et à sa tête, il faut des entrepreneurs. Il faut que les salariés aient un tempérament d’entrepreneurs. Il est clair que les gens ne sont pas interchangeables. Tout le monde n’a pas la vocation d’être entrepreneur ou à se comporter comme tel. Il faut donc mettre les bonnes personnes aux bonnes places. C’est un rôle essentiel du dirigeant. C’est une conviction qui n’est pas partagée par tout le monde. Il y a des gens qui considèrent que seule l’organisation est importante.

Lorsque les personnes sont dotées d’une parole libre, qu’elles se sentent concernées par un même sujet, elles sont capables d’aller à l’essentiel, même sur des dossiers très difficiles.

Deuxièmement, parce que je l’ai expérimenté de très nombreuses fois, je crois en la force de l’intelligence collective. Cela signifie qu’une entreprise possède toujours en interne toutes les compétences nécessaires pour résoudre intelligemment les problèmes qui se posent. Le tout c’est de les réunir, car les compétences ne sont pas toujours rassemblées en un seul homme ou en une seule équipe. Le tout c’est de les faire surgir pour que chacun apporte son écho à la réflexion commune. Dans le dialogue, on aboutit à une compréhension de la réalité profonde, complète, partagée et vérifiée. On trouve ainsi la solution. Si les gens se détestent, ont peur les uns des autres, ne veulent pas dévoiler leurs projets, mettent des barrières au lieu de construire des ponts, tout est biaisé. Au contraire, il est fascinant de constater que lorsque les personnes sont dotées d’une parole libre, qu’elles se sentent concernées par un même sujet, elles sont capables d’aller à l’essentiel, même sur des dossiers très difficiles.

Enfin, pour mobiliser l’intelligence collective, il faut créer une ambiance où les gens se sentent libres, où ils se respectent les uns les autres, où ils ont confiance les uns dans les autres. C’est finalement ce climat de bienveillance qu’il faut essayer de créer dans l’entreprise pour que ce dialogue soit possible. Seule cette liberté de parole permet de comprendre le réel, de comprendre où est la vérité des choses, des situations, des stratégies et donc d’y apporter les bonnes réponses.

Comment faire pour que ces valeurs ne restent pas abstraites et qu’elles passent dans le vécu ?

Deux ordres de choses sont essentiels.

D’abord, il y a le témoignage que l’on apporte soi-même par ses propres comportements. Cette cohérence est absolument essentielle. Comme toujours dans la vie, la difficulté consiste à réduire l’écart entre ce que l’on professe et ce que l’on fait. En créant les organisations que je pense nécessaires à l’instauration d’un climat de bienveillance, j’ai mis aux postes clés du groupe des personnes qui portent ces valeurs. Car pour tendre vers cette cohérence, le témoignage des dirigeants est essentiel. J’ai d’ailleurs constaté un phénomène de contagion : lorsqu’il y a suffisamment de personnes qui s’efforcent de vivre ces valeurs, une amélioration permanente se produit. Les gens qui ont tendance à avoir un comportement différent sont alors invités le plus naturellement du monde à changer leur attitude.

Ensuite, il y a des questions d’organisation qui sont extrêmement importantes. C’est bien de dire « il faut coopérer », « il faut dialoguer entre nous », « il faut se respecter », mais encore faut-il créer les conditions favorables. Trois principes sont importants à prendre en compte :

Le principe fondamental : avoir des organisations très simples et très claires où les responsabilités des uns et des autres sont parfaitement définies. C’est très rare dans les entreprises. Il y a en effet énormément de doublons, d’étages inutiles, d’outils de contrôle qui ne servent à rien, de périmètres mal définis à cause desquels les gens sont mis en compétition car leurs territoires se chevauchent… Toutes ces organisations sont des sources de conflit car les responsables et leurs collaborateurs ont beaucoup de mal à travailler ensemble et à se respecter. Le premier rôle des dirigeants est donc de créer des organisations très claires et très simples.

Il faut donc faire tout un travail de formation et de sélection dans l’entreprise pour mettre les bonnes personnes à la bonne place.

Le principe de responsabilité. L’homme est libre et responsable. C’est le fondement de tout. L’homme est doté d’une liberté qui n’a de sens que s’il peut être responsable de ce qu’il fait. Les organisations doivent tendre vers le maximum de responsabilité, y compris à des niveaux très modestes. Il est essentiel de confier aux personnes des responsabilités claires et précises dans lesquelles elles ont un vrai pouvoir d’initiative et de décision. Il faut penser l’organisation en terme de responsabilité et injecter de la responsabilité absolument à tous les niveaux. Evidemment, ce deuxième principe est d’autant plus applicable que le premier est respecté.

Enfin, le principe de subsidiarité. Ne faire remonter au niveau n°1 que ce qui ne peut être traité ou décidé au niveau n°2. C’est l’un des principes les plus simples à énoncer car il s’agit du bon sens, du sens commun, de la sagesse universelle et éternelle. En même temps, c’est l’une des choses les plus difficiles à vivre. C’est souvent le principe le plus mal géré dans les organisations et dans les institutions.

Il y a essentiellement deux raisons pour lesquelles on contrevient à ce principe de subsidiarité. La première raison est la volonté de quelques uns de tout contrôler, au lieu de déléguer et de faire confiance. C’est ce qu’on appelle dans l’entreprise le micro management. C’est une tendance très répandue qui a pour conséquence la dévitalisation de l’organisation. On enlève aux étages du dessous leur part d’autonomie, de responsabilité et d’initiative et on fait des collaborateurs des exécutants passifs. La deuxième raison est la tendance bureaucratique dans le monde moderne, réservée autrefois aux administrations, mais aujourd’hui largement développée dans les entreprises. Cette raison est très liée à l’idée de tout soumettre aux process : créer des process, optimiser les process… La gestion des process a laissé libre cours à ce que j’appelle la culture des consultants : les entreprises font appel à des consultants pour auditer leurs process existants, pour les changer, les améliorer, les optimiser… Les consultants ont toujours ce même réflexe : le problème doit être pris en charge par la direction générale elle-même. Il doit être décidé, puis processé, et déployé dans l’entreprise selon un process à la fois décidé, organisé et contrôlé par la direction générale. Cette manière de voir ramène tout au sommet. Elle réduit les hommes et les femmes de l’entreprise à de simples exécutants. Ils n’ont plus qu’à appliquer le process « top down » décidé par d’autres. L’expansion de ce type de culture dans l’entreprise crée de la bureaucratie. Dans un certain nombre de cas, l’entreprise n’est plus qu’une somme plus ou moins cohérente (et souvent très incohérente) de process qui se contredisent les uns avec les autres ou qui se chevauchent… Les gens ne comprennent plus exactement pourquoi les choses sont faites ainsi. Et de toute façon, on ne leur demande pas de comprendre. On leur demande simplement de gérer les process, de les appliquer et de les exécuter depuis la petite case où ils se trouvent. Rien d’autre… Très vite, les gens ne font plus que le travail qu’on leur demande et rien de plus. Et même s’ils voient des absurdités, des choses complètement incohérentes ou sans aucun sens, ils laissent faire parce qu’au fond cela ne relève pas de leur responsabilité. C’est ainsi que l’on arrive à des organisations très vite sclérosées.

Finalement cette tendance favorisée par le comportement naturel de certains individus et par la culture moderne du process et de mécanisation de l’organisation conduit à l’inverse ce que je considère comme essentiel, c’est à dire à la subsidiarité qui permet une organisation légère, responsable, agile, où l’on délègue toujours au plus près du terrain le maximum de responsabilités. Cela suppose que les gens soient formés, éduqués et qu’ils aient les compétences nécessaires pour exercer ces responsabilités. Il faut donc faire tout un travail de formation et de sélection dans l’entreprise pour mettre les bonnes personnes à la bonne place.

Comment votre relation a-t-elle évolué avec O. Truong au cours de ce temps d’écriture ?

En écrivant ce livre, nous avons appris à nous connaître.

Au départ, il y avait évidemment une complicité intellectuelle entre nous. Nous nous sommes vite reconnus sur un certain plan. Lui était plus universitaire et moi, plus praticien, mais nous étions passionnés par les mêmes choses. Même si notre approche était différente, nous convergions vers les mêmes convictions. Il y avait ce plaisir de développer une complicité intellectuelle entre nous.

Par la suite, la complicité intellectuelle est devenue une complicité humaine. Nous avons appris à mieux nous connaître et à avoir des relations plus amicales. Il y avait cette grande joie de travailler avec quelqu’un pour construire quelque chose ensemble dans un climat d’amitié et de confiance.

Au delà de cela, il y a eu un événement, ni fortuit, ni directement induit par les aspects professionnels. Dans l’intervalle, Olivier s’est fait baptiser à Pâques 2017. Il m’avait demandé quelques mois auparavant d’être son parrain de baptême, ce que j’ai accepté bien volontiers. Après la complicité intellectuelle et la complicité amicale, s’est développée une complicité spirituelle.

Y a-t-il un lien entre votre foi et ce climat de bienveillance ?

Il y a un lien très fort. Dans la foi, on croit en l’amour de Dieu qui nous relève. On croit aux capacités des hommes à se remettre debout. On croit en la bienveillance du regard de Dieu sur nous qui nous aide à vivre, à surmonter nos limites, nos insuffisances et nos difficultés.

Quelque part, ce livre sur la bienveillance dit quelque chose de cette nature, mais appliqué au monde de l’entreprise. Il y a une foi en l’homme, qui chez Olivier et moi vient de notre foi en Dieu.

Que vous a apporté l’écriture de ce livre ?

Cela m’a permis d’y voir plus clair moi-même. C’est une belle expérience : en mettant les choses noir sur blanc, on s’oblige à une rigueur, à une analyse, à une compréhension qui est plus profonde que ce que l’on a intuitivement. Cela aide à progresser.

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