« Les fulgurances de l’égo n’ont rien à voir avec l’excellence d’une œuvre ou le fait d’être artiste ». Le peintre Frédéric Eymeri se prête à l’exercice de l’interview. Si l’œuvre authentique est un évènement, il convient selon lui, d’apprendre à en accueillir l’évidence.
Van gogh voulait peindre pour les pauvres. A-t-il réussi ?
Je ne sais pas s’il a réussi cela, mais sa notoriété montre qu’il a peint pour tout le monde, pauvres y compris… À mon sens, cela prouve qu’il a été véritablement « un peintre ». Plus que la catégorie « des pauvres », il me semble qu’il a su rejoindre ceux qui souffrent. J’ai souvent eu la confidence de personnes très douloureuses qui se sentaient comme comprises par sa peinture et, par le fait, consolées. Cela m’apparait comme beaucoup plus grand que l’ambition qu’il s’était lui-même fixée. Dans son cas, il est presque impossible de détacher son travail de sa personne, de sa vie. D’une certaine manière, regarder « la nuit étoilée » c’est regarder sa soif de lumière à lui. Considérer les tourments de ses cyprès, le vol lourd de ses corbeaux, c’est entrer dans son agonie à lui, percevoir avec lui un drame imminent encore inconnu. Le choix de ses sujets – qui sont souvent empruntés à Millet – son maître – exprime son amitié pour les personnes humbles, à la vie souvent rude. Mais il me semble que c’est parce qu’il fait entrer son expérience personnelle dans chacune de ses touches qu’il les rejoint et, au-delà, tous ceux qui souffrent. C’est très beau, car cela révèle, je crois, la grande authenticité et la grande générosité de ce peintre. Ce sont ces qualités qui lui permettent de lier en une œuvre, avec autant de force, le plus universel d’une aspiration humaine et la situation concrète qu’il représente. Cependant, nombre de films – c’est le peintre qui a eu le plus de films tournés sur sa vie -, d’écrits et de communications en tous genres influencent aujourd’hui énormément. Beaucoup de gens ont tendance à « voir » sa vie avant le tableau. Ce « bruit » oblige nos jugements à la prudence – et, peut être – mes propos précédent méritent-ils un bémol. C’en est presque idéologique parfois et pour beaucoup, le principe fait loi qu’un grand peintre est avant tout quelqu'un qui ne vend pas un tableau de son vivant, qui souffre toutes les incompréhensions et qui meurt seul avant, forcement, d’être reconnu par tous. Il faudra beaucoup de temps pour redécouvrir son œuvre avec un regard neuf, non imprégné du décorum alentour et qui vient presque en masquer l’incontestable grandeur.
On constate une déchirure entre le public et le monde de l’art contemporain. Elle est accentuée par l’idée que l’oeuvre d’art est réduite à une valeur sur les marchés. Quelle est ton expérience du contact du public avec les œuvres ?
Il est vrai que « l’art contemporain » a été créé très intelligemment avec pour but d’être un marché. Aude de Kérros (entre autres) dénonce cela depuis des années de manière extrêmement précise, factuelle, et sourcée (ses livres et ses conférences se trouvent facilement [1]Aude de Kerros, L'imposture de l'art contemporain: Une utopie financière, ed EYROLLES, 2015.). Cette volonté économico-politique d’avoir une main mise sur l’art plutôt que d’être à son service a créé une grande fracture entre l’art et le public. Je le constate lors des salons que j’effectue, au cours de multiples conversations avec des personnes de tous les âges. « L’art est devenu affaire de spécialistes et d’argent, on se moque de nous », et je ne cite que les réflexions les plus polies.
Pour ma part, plutôt que donner mon énergie à la nécessaire dénonciation qu’opère Aude de Kerros, je préfère essayer de voir où et comment peut jaillir la nouveauté et ce qui, d’une certaine manière, fonde le fait d’être artiste et la valeur d’une œuvre d’art. J’opte pour une certaine forme d’éducation populaire en prenant le temps d’expliquer mon travail lors de mes expositions ou autres prises de paroles plus formelles. La joie et les remerciements que je reçois généralement dans ces cas-là me donnent envie de poursuivre dans cette direction. Par exemple, j’ai décidé d’écrire chaque mois un article né d’une interrogation directement perçue dans mon travail de création ou de rencontre avec le public et de le mettre en téléchargement libre sur mon site. J’affirme par exemple dans mon dernier article, que « l’art est pour tous », qu’il n’est pas plus nécessaire d’être historien d’art pour admirer un tableau qu’il n’est besoin d’être botaniste pour apprécier une balade en forêt ; mais je vous laisse découvrir cet article pour ne pas alourdir celui-ci (http://www.fredericeymeri.com/fr/content/14-articles).
Je crois que ce qui donne valeur à une œuvre est sa capacité à nous ouvrir à plus grand que nous. Le chef d’œuvre dévoilé se révèle comme une évidence imprévue. L’œuvre d’art accomplie est un évènement. L’évènement est l’irruption de la Beauté dans le monde. En cela elle a la capacité d’offrir, d’une manière immédiate, une certitude existentielle. Elle met devant l’évidence d’une Présence Autre capable de remplir ma vie ; et cette Présence attire, provoque au changement… Lénine en était conscient ; on lui prête de ne pas avoir voulu écouter une pièce de Beethoven jusqu’au bout car, sinon, il affirmait que cela lui interdirait de terminer la révolution prolétarienne (L’anecdote est citée entre autre dans le très beau film La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck.)…
Mais on peut passer à côté de ces évidences… Comment donc apprendre à regarder ?
Regarder n’est pas seulement une activité des yeux. C’est accueillir l’objet considéré au plus profond de soi. C’est écouter la parole que, parfois, il veut bien délivrer. Cela demande une grande disponibilité, car les choses ne crient pas, elles chuchotent, elles ne livrent leurs secrets que parfois, et seulement à ceux auprès desquels, d’une certaine manière, elles éprouvent l’amitié et la foi. Cela peut paraître étrange de parler comme cela, mais il me semble qu’il faut commencer par là pour donner un élément de réponse sérieux à cette question.
Je passe la plus grande partie de mes journées seul à seul avec des fruits et des légumes, des objets, des paysages et, parfois, des modèles vivants. Pas plus qu’on ne peut réduire un modèle humain au seul corps, on ne peut réduire un fruit à sa forme, sa texture ou sa couleur. Un mystère dépasse l’apparence. Quelque chose qui se dit en elle et que l’objet ne peut pourtant pas contenir – Il y aurait là beaucoup à dire bien sûr. Bien que ce soit le corps qui est peint, et ce travail là est très concret, ce que cherche l’artiste c’est dire la part de mystère qui habite l’objet. C’est pour cela qu’à mon sens il importe peu que la peinture quitte ou non le figuratif, tant que sa visée reste d’ouvrir a l’infini. Là est je pense l’essence du regard. Seul un long chemin de désappropriation, de gratuité, nous aide petit à petit à mieux voir.
Lorsque j’ai appris à peindre j’entendais de la part de mon maître : « ne cherche pas à saisir, à t’emparer du modèle, du dois le recevoir ! Tu dois être connecté à l’objet, rester connecté ! » Je trouvais très beau qu’elle m’éduque, en plus des aspects techniques, à acquérir une attitude.
Plus que le résultat (le tableau), c’est ce rapport (cette amitié) avec les choses qui me semble aujourd’hui essentiel. Conserver cela engage la liberté, oblige à une forme d’obéissance très cachée. Je crois que c’est là, plus que l’aspect technique – qui fait de la vue de l’artiste réaliste une espèce de cellule photoélectrique -, qu’est le grand enjeu, l’inachevable apprentissage du regard. Et peut-être faut-il pour y arriver accepter de perdre jusqu’à sa peinture… ?
À ce propos, dans notre culture, la figure de l’artiste est associée à la liberté. L’artiste est-il libre ? Libre de quoi ? Qu’est-ce que la liberté de l’artiste ?
Conserver ce rapport en vie, est un choix qui pousse à la solitude, oblige souvent à un combat contre soi-même et contre le monde. Outre le combat que chaque homme doit mener pour choisir ce qui est bon et vrai, l’artiste se doit d’avancer vers cette libération car il a la grande tâche de dire quelque chose de la beauté. S’il y a une liberté propre à l’artiste, elle est ordonnée à la beauté. Il doit être libre pour la beauté, pour l’immédiateté de la beauté, pour la possibilité de la choisir encore, de la dire, de l’incarner en une œuvre. Et il peut le faire car la beauté l’attire, c’est elle qui est à l’origine de leur relation.
Je disais que le chemin que, petit à petit, elle dessine est fait de désappropriation, de renoncement, de dépouillement. Pourquoi ? Pour lui faire la place ! Le grand travail de l’artiste, peut-être, est de préserver cet espace de gratuité qui est le seul à pouvoir accueillir la beauté. L’artiste doit s’effacer devant son œuvre en renonçant, par exemple, à ce qu’il sait se vendre le mieux, en renonçant à exhiber (ou le contraire) une certaine technique, etc. Il doit s’exempter de toute idéologie. Il doit faire une œuvre qui, d’une certaine manière, s’efface devant elle même. Il doit s’oublier totalement, s’anéantir en ce qu’il a perçu de la beauté pour que, d’une certaine manière, son travail s’échappe de lui-même et que l’œuvre naisse à son insu. C’est l’histoire d’une vie que de laisser s’échapper cette parole. C’est un chemin spirituel qui s’incarne dans des exigences concrètes. Là encore, la littérature autour de quelques « stars » du milieu, a fait beaucoup de mal en promulguant une grande désinformation. L’artiste accepte une espèce d’attachement, de claustration qui n’a rien à voir avec ce que l’on pense être la liberté. Il est libre en tant qu’il obéit à plus grand que lui. C’est, de fait, terriblement banal ! Le chemin artistique ressemble à l’obéissance religieuse, à l’obéissance de l’ouvrier qui cherche à nourrir sa famille, à l’obéissance que tout un chacun doit à sa conscience et au devoir impérieux de la garder éclairée. C’est un chemin d’exigence et de travail que parfois couronne la joie d’un travail compris et accueilli par d’autres. Contrairement aux idées reçues, le « moi » passe derrière ! Les fulgurances de l’égo n’ont rien à voir avec l’excellence d’une œuvre ou le fait d’être artiste. « L'excellence est un art que l'on n'atteint que par l'exercice constant. Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas une action mais une habitude », enseigne Aristote. Le film de Victor Erice Le songe de la lumière, qui montre le travail quotidien du grand peintre espagnol Antonio Garcia Lopez, illustre cela très bien. C’est un homme très libre que l’on voit attaché par le regard à l’arbre qu’il tente de peindre.
References
↑1 | Aude de Kerros, L'imposture de l'art contemporain: Une utopie financière, ed EYROLLES, 2015. |
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Merci pour ce bel article et les références fournnies qui permettent d'aller plus loin.
Merci Frédéric pour ce bel article qui embrasse un panorama très large de la question de l'art. Ce que tu dis est d'autant plus appréciable que tu cherches à élever notre regard au-delà des oppositions superficielles, comme celle de l'abstrait ou du figuratif. Et puis, tes réponses aux questions posées sont à chaque fois de belles provocations: à une attention plus grande (les choses ne crient pas elles chuchotent!), à aller plus loin que les apparences, quitte à prendre des risques pour cela (la désappropriation jusqu'à accepter de tout perdre?), à la liberté authentique que tu présentes comme une obéissance à plus grand que nous. A nous de vivre notre propre vie avec sérieux! Merci.
Merci pour votre témoignage. Cela me rejoint dans la rigueur nécessaire pour maintenir ce cadre de gratuité, de contemplation et de renoncement pour atteindre une essence qui tout à coup nous surprend commele si elle nous était donnée dévoilée. donner à voir plus grand