Dans le contexte actuel, la dignité des personnes n’est pas compatible avec l’esprit de revanche !
Constantinople face à une urgence pastorale
“L'autocéphalie est demandée depuis longtemps, bien avant Porochenko, bien avant Maïdan et même la révolution orange de 2004. Elle remonte à l'époque où l'Ukraine a accédé à l'indépendance en 1991, après l'effondrement de l'Union soviétique. Des initiatives ont été immédiatement prises dans le sens d’une l'Église ukrainienne indépendante, et de l'une d'elles est née l'Église autocéphale schismatique (appelée Eglise orthodoxe du Patriarcat de Kiev). Si l'autocéphalie avait été donnée à l'Église orthodoxe ukrainienne à l'époque, il n'y aurait pas eu de schisme. Une grande partie des orthodoxes de l’Ukraine se sont retrouvés en dehors de l’église orthodoxe liée au Patriarcat de Moscou. La plupart appartiennent au Patriarcat de Kiev. Dans les années 90, il y avait l’espérance d’une solution d’union après la division. Mais déjà deux dizaines d’années sont passées, et c’est devenu évident que Moscou ne cherche pas d'occasions de dialogue en Ukraine. Il est maintenant clair qu'il n'y a aucun espoir d'y parvenir. Les personnes qui ont œuvré pour le dialogue entre ces deux patriarcats ont été remplacées, comme le père Cyrille Govoroun qui était responsable du département des liens extérieurs à Laure de Kiev.
Pourtant nous parlons de millions de personnes, non pas de dizaines de milliers, mais de millions de personnes considérées comme schismatiques, même s'il n'y a pas de différences dogmatiques entre les deux communautés… Le seul point sur lequel il n'y a pas d'unité, c’est les relations avec Moscou. Pour qu'il y ait diversité dans l'unité et unité dans la diversité, il faut trouver un chemin de dialogue. Et s'il y a aujourd'hui l'occasion de surmonter cette situation – et cela nous incombe à nous tous, hommes de foi – il faut la saisir.
Toute l'Ukraine a été bouleversée lorsqu'une mère a demandé des funérailles pour son enfant et que le prêtre a refusé parce que l'enfant avait été baptisé par un prêtre du patriarcat « schismatique ». Est-ce une question politique ? Non, c'est une question spirituelle. Comment ne pas avoir pitié des gens simplement parce qu'ils ne sont pas "canoniques" ? Cela signifie que le "canon" devient un instrument de ségrégation, d'isolationnisme, utilisé pour enfermer des millions de personnes dans un "ghetto" simplement parce qu'elles ne veulent pas se soumettre au Kremlin. La question n'est pas politique mais spirituelle et morale. En fin de compte c'est une question pour la conscience de l'Eglise.
Et lorsque fin août, le patriarche Bartholomé a reçu le patriarche Cyrille à Istanbul, il lui a signifié très directement qu’il n’avait pas su résoudre le problème pastoral causé par le schisme ecclésial de millions des croyants qui sont en dehors de l’Eglise canonique depuis les 27 années de l’indépendance de l’Ukraine. Il lui a dit qu’il était impossible de continuer comme cela.
La justification historique de la décision du patriarche Bartholomé
C’est pour cela, que la Mère Eglise, de Constantinople qui au 10ème siècle a implanté le christianisme dans l'État médiéval de Kiev et était responsable de la métropole de Kiev (unité administrative de l'église orthodoxe) est intervenue. Les Métropolites de Kiev pendant de longues années étaient avec Constantinople. Jusqu’au 17ème siècle, ces liens ont toujours été stables. Même après le changement, lorsque Constantinople en 1686 a délégué à Moscou certains droits pour gérer les affaires ecclésiales ukrainiennes. Pendant le gouvernement de Pierre Ier, la fonction de Patriarche de Moscou a été supprimée pendant deux siècles, et ceux qui étaient chargés de l’Eglise russe au 18ème et 19ème siècles étaient des cadres de l’Etat impérial à St Petersburg. C’est seulement après la fin de l’empire, en 1917, que l’Eglise orthodoxe russe a eu la possibilité d’élire son nouveau Patriarche. Staline a beaucoup persécuté les orthodoxes en Russie et en Ukraine surtout dans les années 30, ce qui a donné de nombreux martyres.
Le 11 octobre, l'organe directeur du Patriarcat œcuménique, appelé le Saint Synode (Constantinople), a révoqué ces droits de Moscou et rétabli son propre contrôle en Ukraine. En effet, le Patriarcat œcuménique a rétabli le statu quo qui existait sur le territoire de l'Ukraine moderne à la fin du XVIIe siècle.
La communion restaurée, perspectives pour le monde orthodoxe
C’est ainsi que tous les croyants en Ukraine sont devenus « légitimes ». Les gens ont accueillis cela avec une grande espérance. L'implication ecclésiale la plus importante est que le schisme en Ukraine a effectivement pris fin. Les fidèles qui appartenaient à des Églises orthodoxes non reconnues sont maintenant en communion avec le reste des Églises orthodoxes du monde entier. Les dirigeants des églises non reconnues ont été restaurés à leurs degrés épiscopal et sacerdotal. Constantinople a donc exercé son droit d’intervenir à l'extérieur de sa propre juridiction. Constantinople a également invité ces églises à former une nouvelle structure ecclésiale. Elle entend accorder une pleine indépendance (ou autocéphalie) en lui délivrant un document fondateur, appelé Tomos (1).
C’est une espérance aussi pour tous les territoires post soviétiques. Ce rêve du début du siècle d’une « église libre dans un pays libre » (transmis par Vasyl Sinkovsky un des fondateurs du centre St Serge à Paris) est un vecteur de développement pour la foi chrétienne. Nous-mêmes, nous l’espérons pour le dialogue œcuménique, déjà vécu dans l’amitié des Patriarches de Constantinople avec les papes Jean-Paul II, puis Benoît XVI et François.
Nous espérons, que toutes les 13 églises orthodoxes de Roumanie, Serbie, Bulgarie, Grèce etc., vont soutenir Constantinople sans couper leurs liens avec le Patriarcat de Moscou. Cela veux dire, qu’il ne s’agit pas de schisme dans la signification exacte de ce mot. C’est seulement une des 15 églises orthodoxes (Patriarcat de Moscou) qui a suspendu le lien avec la première d’entre elle, le Patriarcat de Constantinople, mais c’est une décision à sens unique. Cela ne veut absolument pas dire que les autres églises vont commencer à s’unir avec la tentation d’une division. C’est seulement qu’une des 15 églises se dispute avec la première d’entre elle. Et comme dans les très grandes familles, lorsqu’il y a un conflit, les autres membres (en l’occurrence les 13 autres églises orthodoxes) aident à calmer la confrontation et aident les églises sœurs.
L’église ukrainienne a un très grand potentiel pacifique. Elle n’a pas du tout intérêt à devenir une église d’Etat. Elle a déjà une grande expérience de dialogue avec l’église grecque-catholique et avec église catholique romaine.
Certains disent que cet isolement même de l’église du patriarcat de Moscou va provoquer sa réforme. Mais elle se sépare de son église sœur non pas pour des raisons bibliques, théologiques, dogmatiques, sacramentelles, liturgiques, iconographiques… il ne s’agit pas de questions essentielles sur la foi. L’unique question est politique. C’est une question de pouvoir. Dans cette situation, Moscou ne reconnaît pas Constantinople, comme primus interparis, que cette église ait un droit de regard par exemple sur les décisions que prend l’église de Moscou.
Risques et enjeux
La source de l’église de Kiev appartient à l’Eglise indivise, car elle a été fondée avant le grand schisme de 1054. Et pendant sept siècles, elle a développé ses relations avec les grandes capitales apostoliques. Aujourd’hui, on vit une actualisation de cela. Quelle direction va prendre cette réforme, c’est une grande question. La chose que l’on peut déjà souhaiter, c’est que la distance entre Eglise et État devienne plus grande. Sinon c’est une des raisons qui fait que les croyants s’éloignent de l’Eglise. Cet establishment mixte est très dangereux.
Le risque est toujours présent que la question nationale devienne plus importante que la question spirituelle, mais les contextes sont très différents. La situation en Ukraine, en 27 ans d'indépendance, n'a jamais été monolithique et ne le sera jamais. Il y a toujours eu une pluralité en Ukraine et cette pluralité doit toujours être préservée. La société civile ukrainienne est convaincue que dans sa diversité, dans sa riche mosaïque, réside sa force, sa richesse et que cette situation ne doit donc pas changer.
En même temps, je ne veux pas idéaliser la réalité : nous devons éviter tout extrémisme. Pour cette raison, la jeune Église ukrainienne devrait avoir à cœur le fait que les autres Églises, non seulement Constantinople, mais aussi l'Église de Géorgie, la République tchèque, la Roumanie, la Grèce, sont en dialogue les unes avec les autres et que l'Ukraine sorte finalement de son isolement.
Avant tout, nous devrons éviter la violence et les provocations lors d'une éventuelle redistribution future des églises entre les différents patriarcats. A mon avis, il n’est pas encore temps, même dans les années à venir de statuer sur les monastères et sur les églises principales, comme la Laure de Kiev. La mesure, la rationalité sociale qui a appartenu aux premiers mois de Maïdan doit être maintenue au plus haut degré. Nous en appellons à cet esprit de Maïdan pour conserver une paix, remarquable et remarquée, en Ukraine ces derniers temps : pas une vitre cassée, pas une voiture abîmée et des rues propres.
La situation est très délicate et c'est précisément pour cette raison que nous avons besoin de la solidarité de tous les chrétiens, non seulement des orthodoxes, mais aussi des catholiques.
Tout le monde comprend maintenant que la question du dialogue entre l'Est et l'Ouest dépend de la situation à Kiev. Il est donc nécessaire que Kiev puisse poursuivre un dialogue direct et ne pas être privé de sa propre voix.
Une alternative : l’esprit de revanche ou la dignité
Quelqu'un a écrit que la question de l'autocéphalie ukrainienne est un anachronisme terrible au XXIe siècle, la tentative de vivre selon des modèles d'autres temps. L'histoire montre que le patriarcat et l'autocéphalie ne deviennent importants que lorsqu'il s'agit de grande politique. Et quand nous parlons de politique, nous oublions l'Église comme communauté de fidèles.
À cet égard, je voudrais citer un commentaire du père Zelinsky : si des millions de personnes le demandent depuis plus de 25 ans, si elles veulent que leurs sacrements soient reconnus, comment pouvez-vous leur dire : partez ? On parle d'anachronisme. Et les relations entre l'État et l'Église à Moscou ne sont-elles pas un tel anachronisme ? Nous devons sortir de la logique de l'isolationnisme. L'isolationnisme dit que tout ce qui nous arrive de l'extérieur nous fait mal. Si nous laissons de côté cette logique, nous pouvons nous rendre compte que l'initiative qui est en train de se réaliser peut être pour le bien de l'Église russe elle-même. C'est vrai : l'Église orthodoxe russe réduirait formellement le nombre de ses fidèles, mais cela pourrait être pour un mieux. En théologie, nous parlons de kénose : le vide intérieur qui crée l'espace pour que la puissance de l'Esprit agisse. C'est l'occasion pour l'Eglise russe de pratiquer la kénose. Ce n'est pas une question de quantité mais de qualité.
En 1996, lorsque l'Estonie a proclamé son autocéphalie, la communion eucharistique a été interrompue pendant des mois. J'étais alors à Oxford où dans la même église, l’évêque Kallistos Ware, du Patriarcat de Constantinople, et l’évêque Vasily, du Patriarcat de Moscou étaient habitués à célébrer ensemble. Et donc pour eux, l'interruption de la communion fut une tragédie. Puis l’évêque Kallistos, l'un des théologiens majeurs de Constantinople, déclara publiquement que la communion eucharistique ne peut être interrompue.
Qui perpétue cette rhétorique ? Kiev ? Au contraire, Kiev veut surmonter l'absence de communion eucharistique entre les personnes appartement aux mêmes églises, qui vivent dans les mêmes quartiers, les mêmes rues de notre ville, dans la même famille. C'est notre mission commune.
Dans le passé, les gens ont traversé beaucoup de souffrances et de blessures. A l’heure actuelle, il faut éviter tout esprit de revanche de part et d’autre et tenir comme cap l’humanité de chaque être et sa dignité.”
Propos recueillis et traduits par Aude Guillet et Roksolana Drodz.
Constantin Sigov, intellectuel ukrainien orthodoxe et personnalité œcuménique exceptionnelle, philosophe, professeur d'université, est aussi directeur du Centre européen de recherche de sciences humaines à l’Universitaire nationale, Académie Mohyla de Kiev, et directeur de la maison d’édition L’esprit et la lettre (Dux i Litera).
(1) La décision du Patriarcat œcuménique affecte directement le statut de l'Église orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Moscou, qui a été effectivement ramené sous la juridiction de Constantinople et a eu la possibilité de devenir un acteur clé dans la construction d'une nouvelle Église ukrainienne indépendante. L'UOC, cependant, a rejeté l'offre et s'est alignée sur Moscou. Le Patriarcat de Moscou a partiellement rompu ses relations officielles avec Constantinople.
"Le défi suprême que tous les peuples orthodoxes devront affronter dans ce domaine n’est ni politique ni géopolitique, il est avant tout spirituel. L’autocéphalie a pour but de mettre fin à la division des orthodoxes en Ukraine et non de créer de nouveaux schismes. Le patriarche œcuménique Bartholomée a pleine conscience de ce problème et fait de la communion un principe théologique au service de tous. Ce mouvement est prophétique puisqu’il s’agit d’un moment de vérité qui concerne toute l’Orthodoxie." Métropolite Emmanuel de France : « L’unité orthodoxe à l’épreuve de la question ukrainienne » (https://orthodoxie.com/metropolite-emmanuel-de-france-lunite-orthodoxe-a-lepreuve-de-la-question-ukrainienne/?fbclid=IwAR3LjMb7kShR-PAZD8kfLvWSZC_rdoZNhJ77UjLufdsRGqNJI_CGFaNnI4s)