Pour la chorégraphe Pina Bausch, la recherche de beauté est intimement liée à celle de la vérité. Et s’il faut danser, c’est que « certaines choses ne peuvent pas se dire avec des mots ». Parfois même, devant la profondeur mystérieuse de la vie, aucun autre langage n’est plus adapté que celui de la danse, cette autre manière « très précise » de connaître.
Photo : extrait de « Marie-Agnès Gillot et Yann Bridard dans Orpheus und Eurydike de Pina Bausch en 2008.
© Photo Michel Lidvac/Bel Air Media »
Chorégraphe parmi les plus emblématiques de la fin du XXe siècle, Pina Bausch s’est éteinte il y a dix ans, le 30 juin 2009. Son héritage demeure cependant, riche d’une belle noblesse qui ne semble jamais exclure la vie réelle jusque dans l’expérience de la douleur et de la souffrance. Cet héritage résonne comme un rappel exigeant, celui de vivre sans jamais renoncer à déchiffrer le mystère de la vie. « Il s’agit de la vie, dit-elle, et de trouver un langage pour la vie” [1]Pina Bausch, « Discours pour la réception du Doctorat Honoris Causa à l’université de Bologne », 25 novembre 1999, [traduction privée]. Sauf mention explicite, toutes les citations de … Continue reading
Philippina Bausch
Pina naît le 27 juillet 1940 à Solingen, une petite ville d’Allemagne de l’Ouest, fille d’August et Anita Bausch, gérants d’hôtel. Elle-même dit souvent qu’elle a grandi dans un bistrot, où elle a passé son temps à observer les gens. Après avoir étudié la danse, elle obtient une bourse pour rejoindre la Julliard School de New-York. « Lorsque je revins en Allemagne, mon premier souhait était de danser, dit-elle, mais comme il n’y avait pratiquement pas de chorégraphies, j’ai commencé en créer moi-même. […] Pour rendre heureux les danseurs, j’ai créé pour eux des pièces et j’ai mis de côté mon désir personnel de danser ». En 1973, elle est sollicitée pour diriger la troupe du centre artistique de Wuppertal. De danseuse expérimentée, Pina devient chorégraphe et le restera jusqu’à sa mort.
Dès ses premières créations, elle ouvre une nouvelle voie dans le monde de la danse qui remporte immédiatement l’adhésion des danseurs, mais provoque une critique parfois violente du public allemand. Peu de spectateurs apprécient alors d’assister à de longues scènes de silence, de douleur ou même de transe, que Pina chorégraphie. La forme nouvelle qu’elle initie, la danse-théâtre, sorte de laboratoire des émotions humaines, scandalise. Il faut attendre les succès internationaux, notamment à Paris au Théâtre de la Ville, pour inverser le mouvement et commencer à se faire accepter par les siens.
L’opéra-dansé et la vie
Aucun hasard dans le choix des premiers opéras par Pina pour les danser. « J’ai choisi seulement ces œuvres qui me laissaient la liberté d’y mettre quelque chose de personnel. Gluck par exemple, avec “Iphigénie” et “Orphée et Eurydice” [2]Christop Willibald von Gluck (1714-1787) est un compositeur bavarois de la période classique. Il a notamment transformé l’opéra avec sa célèbre « réforme » visant à introduire le naturel … Continue reading , m’a laissé beaucoup d’espace pour intervenir. […] Dans ces œuvres, j’ai trouvé exactement ce dont je devais parler. Et de là est née par la suite une nouvelle forme : l’opéra dansé ».
Le scandale provoqué par Pina à ses débuts tient probablement aussi au fait que la nouveauté n’est pas d’abord une question de technique de danse. « Danser doit avoir un fondement différent que celui de la pure technique et de l’habitude. La technique est importante, affirme-t-elle, mais elle est seulement un présupposé. […] Il s’agit de trouver un langage – avec des paroles, des images, des mouvements, des atmosphères – qui fasse comprendre quelque chose qui existe en nous depuis toujours. C’est une connaissance très précise ». Ainsi, lorsque que démarre le processus créatif, Pina commence toujours par interroger ses danseurs. Elle veut savoir d’eux comment il faut danser l’amour, la souffrance, la vie, etc., et attend d’eux des réponses vraies. Danseuse du Tanztheater Wuppertal de 1993 à 2014, Cristiana Morganti raconte que, dans cette première phase, les danseurs étaient vraiment libres de faire ce qu’ils voulaient. « Il y avait plein de vêtements, d’objets à disposition… à certains moments, on était comme des enfants, on s’amusait, on rigolait comme des fous. Mais, il fallait en revanche développer une conscience totale de ce que l’on faisait, donner un sens à chacun de nos mouvements. Parfois, on proposait quelque chose, et Pina nous demandait cinq mois plus tard de refaire exactement la même chose, avec les mêmes détails, la même robe, la même coiffure » [3]cf.francemusique.fr .
Cette liberté est essentielle aux yeux de Pina Bausch. « Si je sais toujours exactement ce que je cherche, précise-t-elle, je le sais avec ma sensibilité, mais non avec la tête. C’est pourquoi, on ne peut jamais demander de façon trop directe. Ce serait grossier et les réponses seraient banales. Je sais ce que je cherche, mais je ne peux pas l’expliquer. Et ce que je cherche ne doit pas être troublé par les paroles, mais vient à la lumière avec beaucoup de patience. Les choses les plus belles sont, dans la plupart des cas, complètement cachées. Elles doivent être prises avec soin, et on doit les faire grandir petit à petit. Pour procéder ainsi, il faut une grande confiance réciproque ».
Exigence de vérité
Les interrogations de Pina ne s’arrêtent jamais, comme les créations qui se succèdent à un rythme soutenu. C’est que « la réalité est beaucoup plus vaste que ce nous sommes capables d’en comprendre ».
Peut-être est-ce par souci de vérité que dans certains de ses ballets les danseurs sont doublés sur scène par les chanteurs eux-mêmes, et leurs rôles forment une tresse où le mouvement et la danse sont doublés par la parole et le chant ; comme pour enrichir le langage et lui permettre de mieux exprimer la richesse mystérieuse de la vie.
Loin d’avoir cherché à créer une nouvelle mode artistique, le génie de Pina Bausch fut plus sûrement celui d’avoir ouvert par la danse une nouvelle porte sur l’étendue du mystère. En donnant du mouvement à l’opéra et une parole à la danse, la dame de Wuppertal a ainsi voulu indiquer la route à suivre. « Les demandes ne cessent jamais, comme la recherche, nous rappelle-t-elle. Il y a en elles quelque chose d’infini, et c’est une belle chose ».
Requiem in pace Maestra.
References
↑1 | Pina Bausch, « Discours pour la réception du Doctorat Honoris Causa à l’université de Bologne », 25 novembre 1999, [traduction privée]. Sauf mention explicite, toutes les citations de l’article sont tirées de ce discours. |
---|---|
↑2 | Christop Willibald von Gluck (1714-1787) est un compositeur bavarois de la période classique. Il a notamment transformé l’opéra avec sa célèbre « réforme » visant à introduire le naturel et la vérité dramatique. « Orphée et Eurydice » est son trentième et plus célèbre opéra. Il s’agit d’une azione teatrale per musica, ou selon les indications de la version française d’une tragédie opéra (drame héroïque) en trois actes. [source : wikipédia] |
↑3 | cf.francemusique.fr |
Merci !
« Danser doit avoir un fondement différent que celui de la pure technique et de l’habitude. La technique est importante, affirme-t-elle, mais elle est seulement un présupposé. […] Il s’agit de trouver un langage – avec des paroles, des images, des mouvements, des atmosphères – qui fasse comprendre quelque chose qui existe en nous depuis toujours. C’est une connaissance très précise ».
Quelle attitude magnifique face à l’existence. Quel repos pour l’âme que de plonger toujours un peu plus dans la vie d’un vrai maître dont le nom nous est pourtant si familier et à la fois toujours nouveau.