Chacun va de son analyse personnelle sur la situation du Chili et il est pourtant bien ardu d’y voir clair pour la simple raison que le mouvement de masse ayant paralysé le pays n’a pas de visage. Qui est derrière tout ça ? A qui la faute ? Pourquoi ?
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Chacun prétend détenir une réponse à ces questions brandissant un bouc émissaire (le président Sebastian Piñera, les riches, la droite, la gauche, les communistes, les militaires…) qui au fond ne fait que révéler la présence d’idéologies prégnantes dans le cœur des Chiliens et l’absence d’une réflexion, d’une connaissance de soi où l’autre ne serait en fait que le reflet de son propre mal caché que l’on refuse d’admettre et qui par conséquent enferme la personne dans une impasse dont personne ne connaît l’issue. Tout est mû par le mal-être subjectif de chaque Chilien. Certes les inégalités sont palpables. Certes, les Chiliens subissent une inégale redistribution des richesses du pays. Mais derrière ces évidences, se cache une revendication plus sournoise ; nous ne voulons qu’une chose : jouir. Or la fin justifiant les moyens alors laissons-nous mouvoir par une révolution anarchique car au moins là on ne s’ennuie plus. Mot d’ordre : « la désobéissance civile ». Il y a quelque chose de grisant dans un mouvement de masse qui vient remplir un vide abyssal dans le cœur de cette génération désabusée. Depuis plusieurs mois déjà, le Gouvernement pressentait un malaise imposant un contrôle d’identité préventif des mineurs entre 14 et 18 ans. Mais la goutte d’eau fut surtout l’annonce de la hausse du prix du billet de métro à partir du 6 octobre, de 800 à 830 pesos justifiée par l’augmentation du prix du pétrole, de l’IPC (Indice du prix du consommateur), du prix de la main d’œuvre et du taux de change. Les premiers acteurs de l’invasion et de la destruction des stations de métro, des collégiens de l’emblématique Institut National, objet de vives attaques entre les autorités et quelques étudiants plongeant celui-ci dans une spirale de violence. Le 7 octobre à 14h les collégiens en uniforme envahissent les premières stations de métro. L’invasion est lancée sur les réseaux sociaux et sera suivie toute la semaine par d’autres étudiants des différents collèges publics de Santiago. Une semaine plus tard l’invasion prend de l’ampleur avec un appel, toujours sur les réseaux sociaux, à la « désobéissance civile ». Le 17 octobre les premières stations de métro sont incendiées. Le 18 octobre, ce sont plus de 40 stations de métro qui sont vandalisés, au total 71 seront vandalisées. A la date d’aujourd’hui un tiers des centres commerciaux seront saccagés. L’invasion massive s’étend comme un seul homme dans toutes les plus grandes villes du Chili. La sécurité du pays est confiée à l’armée. 20000 militaires sont déployés imposant un couvre-feu durant lequel seul un laissez-passer peut permettre un quelconque déplacement. Bilan : 16 morts dus en grande partie aux incendies assassins des centres commerciaux. Le pays plonge dans le chaos et la peur. Le Congrès, poussé par l’onde de violence, passe en revue toutes les réformes sociales touchant à la vie des Chiliens et déjà les premières lois sont votées : l’annulation de la hausse du prix du billet de métro, l’augmentation du salaire minimum (de 300.000 pesos à 350.000 pesos), l’augmentation de 20% des pensions de retraites, la réduction des hauts salaires de l’administration publique, la stabilisation du prix de l’électricité et le passage de la semaine de travail à 40 heures. Dans les rues du centre, des milliers de personnes, à coup de casseroles, scandent les slogans symbolisant la vindicte populaire du référendum de 1988 qui mit fin au régime de Pinochet. Trente et un ans plus tard, le pays semble en être resté là. Qu’en est-il vraiment ?
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Carlos Peña, avocat et professeur de droit, recteur de l’Université Diego Portales de Santiago, nous offre une analyse [1]El Malestar en la cultura, paru le 20 octobre 2019 éloquente quant à la crise sociale que traverse le Chili. Il se maintient à une tentative de poser un jugement sans tomber dans le piège du clivage droite/gauche dans lequel toute la classe politique chilienne est tombée engendrant un véritable dialogue de sourds et une inertie consternante pour tenter de faire sortir le pays du chaos.
« Les nouvelles générations sont dépourvues d’orientation (mais pas des applaudissements de la part de quelques personnes âgées compensant ainsi la dette de leur propre passé). Ainsi, dépourvus de toute orientation idéologique, ils sont pris dans leurs pulsions. Au lieu d’avoir une orientation idéologique, les nouvelles générations sont convaincues que leur subjectivité, la ferveur avec laquelle elles embrassent une cause, l’intensité de leurs croyances sur l’injustice du monde, valident toute conduite qui les promeut. Cette continuité entre la conviction intime et la validité de ce que l’on croit est toujours à l’origine des pires excès. Sans un moment de réflexion entre l’impulsion et le comportement, tout est possible. (…) Mais dans un monde où la subjectivité de chacun est l’arbitre final, les règles sont rares. La sociologie appelle cela l’anomie.
Mais ce qui se passe (et pas seulement dans le métro, bien sûr) n’est pas une pure anomie générationnelle. Il y a aussi une question de légitimité. Toutes les sociétés sont construites sur un principe qui les légitime, qui rend admissibles les différences qui peuvent être observées en elles. Comme toutes les sociétés ont des inégalités, la clé de leur stabilité réside dans la manière dont elles les justifient. Dans le cas de la modernisation capitaliste (processus que le Chili a connu au cours des dernières décennies), ce principe de légitimation, son carburant culturel, est l’accès permanent à de nouvelles formes de consommation et la promesse de distribuer les ressources par l’effort. Cette façon de légitimer l’ordre social est le secret du dynamisme capable d’afficher cette forme de modernisation. C’est son secret, mais aussi sa faiblesse. Parce que ce principe aura une efficacité symbolique et orientera les comportements pendant que le bien-être augmente, la consommation se développe et le fantasme de recevoir autant que les efforts sont faits, même si cela se fait de manière progressive. Mais quand tout cela ne se produit pas, quand l’atteinte du bien-être devient morose, quand la consommation se rétrécit et que les efforts ne semblent pas être récompensés, ce principe de légitimité commence à se manifester comme un mensonge, un mensonge noble (Platon appelle ainsi, dans La République, la justification de l’ordre social). Ensuite, l’ordre social mesuré par le principe même de légitimité qui le sous-tend – la société mesurée par elle-même – s’affaiblit et les gens, surtout les jeunes, ne trouvent plus de raisons d’obéir (Weber définit la légitimité comme la volonté d’obéir). Et puis l’inégalité (que l’expansion de la consommation a cachée) se manifeste. Cela se produit lorsque le fantasme se dissipe et que le voile de la légitimité tombe. L’inégalité, la différence de classe, la répartition différente des ressources sont alors visibles, sans aucune raison qui les justifie ou les enveloppe. C’est peut-être ce qui se passe au Chili. Les enquêtes montrent le fait surprenant que l’inégalité objective est tolérée parce que les personnes – les classes moyennes – ressentent grâce à l’expansion de la consommation et à l’envahissement du bien-être – il faut peut-être le dire – que la mobilité est à leur portée. Et s’ils découvrent soudain que non, que la différence est abyssale et que la promesse de la mobilité était une illusion, la frustration envahit tout et se transforme en colère. (…)
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Ainsi, deux facteurs explosifs coïncident : une certitude juvénile au sujet de l’injustice de ce monde et un principe de légitimité qui semble avoir été escroqué par une mauvaise performance gouvernementale. Raymond Aron, le grand sociologue français, a décrit les manifestations de jeunes comme un psychodrame, une mise en scène de pulsions et de certitudes purement subjectives. Mais, a-t-il averti, de tels comportements trouvent parfois un cadre social qui permet au psychodrame d’acquérir des caractères de protestation authentique. Et cela se produirait, conjectura-t-il, lorsque les majorités historiquement exclues, après avoir mordu la pomme de la consommation et du bien-être et chéri l’espoir de l’ascension, craignent que ce qui leur a été interdit pendant si longtemps et auquel elles pensaient avoir adhéré, ne commence à s’éloigner à nouveau. C’est ce qui se passe en partie au Chili. Tout cela s’aggrave lorsque des personnes âgées, adeptes d’une nouvelle dévotion béate, proclament que les jeunes sont les dépositaires d’idéaux purs, des phares lumineux qui indiquent le chemin. Le problème de la légitimité, d’autre part, est également aggravé lorsqu’un gouvernement de droite, élu pour accroître sans scrupule la consommation et récompenser l’effort personnel, devient distrait et semble avoir oublié comment le faire. Et tout s’aggrave alors lorsque la blessure que la légitimité recouvrait – l’inégalité – apparaît soudainement à la vue. »
References
↑1 | El Malestar en la cultura, paru le 20 octobre 2019 |
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Très intéressant car on avait du mal à comprendre les racines de ce bouleversement social dont il faut bien avouer qu’on ne voit pas très bien comment ils vont s’en sortir !!!
Reste, pour moi, une question en suspens à laquelle je n’ai aucun élément de réponse : le cuivre ….
Étant donné que le Chili est 1er producteur mondial , n’y a-t-il pas, de façon totalement masquée aujourd’hui, une action des gangsters mondiaux ??? L’avenir le révélera peut-être …..