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« En sauvant la paix nous avons mutilé des amis » Saint Exupéry

« J’avais encore pas mal de choses à vous dire (…) Mais voilà, l’heure du départ est arrivée, plus rapidement que prévu. Cela ne vous étonnera pas, vous dont l’imprévu est le pain quotidien. Depuis le premier jour, nous avons appris à avoir, avec nous, un sac prêt pour partir « au coup de sifflet bref ». Choisir d’être militaire, c’est accepter de ne plus s’appartenir, tout à fait.

Pour autant, la disponibilité à servir « en tout temps et en tous lieux », d’une ville à l’autre, d’un continent à l’autre, ne fait pas de nous des déracinés. Nous appartenons à une patrie que nous aimons ; nous sommes les héritiers d’une histoire qui nous a façonnés ; nous sommes porteurs de convictions qui nous font avancer. Sortir de sa zone de confort, c’est s’exposer, mais c’est aussi se révéler ; à soi-même, pour commencer. « Je vaux ce que je veux ! ».  

Au moment de partir, je vous redis à quel point la vie militaire mérite d’être vécue. Aimez-là avec passion. Donnez-lui beaucoup, car on ne peut s’engager à moitié. Et si parfois il lui arrive d’être ingrate, considérez un instant tout ce qu’elle vous a donné.

À titre personnel, je reste indéfectiblement attaché à mon pays et à ses armées. Ce qui m’importera, jusqu’à mon dernier souffle, c’est le succès des armes de la France.

Fraternellement et fidèlement…

Les 13 militaires français tués au Mali. Photo : Source

 

C’est le général d’armée Pierre de Villiers qui écrivait cette lettre [1]Pierre de Villiers, Servir, p.253 au moment de sa démission en juillet 2017 ; si elle est écrite dans un contexte bien différent et bien moins tragique, elle résonne d’une manière particulière ces jours-ci, après la mort lundi 25 novembre de 13 militaires français au Mali dans un accident d’hélicoptère lors d’une opération de combat contre des djihadistes … Peut être que le Sergent chef Andrei Jouk (43 ans), Le maréchal des logis-chef Jérémy Leusie (33 ans), Le maréchal des logis Valentin Duval (24 ans), Le maréchal des logis Antoine Serre (22 ans), Le maréchal des logis-chef Alexandre Protin (33 ans), Le capitaine Romain Chomel de Jarnieu (34 ans), Le brigadier-chef Romain Salles de Saint Paul (35 ans), L’adjudant-chef Julien Carette (35 ans), Le lieutenant Pierre Bockel (31 ans), Le lieutenant Alex Morisse (31 ans), Le capitaine Clément Frison-Roche (28 ans), Le capitaine Benjamin Gireud (32 ans), Le capitaine Nicolas Mégard (35 ans) … auraient pu eux aussi laisser cette lettre, ou quelques unes de ces phrases qu’ils ont vécu jusqu’au bout, eux qui sont « partis au coup de sifflet bref », qui nous donnent le témoignage de ce que signifie « ne plus s’appartenir tout à fait » en mourant pour leur pays, si loin de chez eux. 

Les hommages se multiplient dans toute la France pour ces hommes qui savaient qu’ils pouvaient mourir au service de la France. Et le don de leur vie nous rappelle le vrai sens du service, ils en mettent en relief le sens le plus noble, ils rappellent à tous que tout service authentique est une marche à la suite du Serviteur et qu’il peut aller jusqu’au don de sa vie. 

« L’armée française n’existe qu’au service de la nation, à ce titre elle n’est pas différente d’autres services publics, mais elle affiche de façon permanente cet engagement qui est sa raison d’être. Et pour un homme qui a vécu toute son existence dans l’armée. Il ne s’agit pas d’une analyse abstraite, mais d’une expérience vécue. Depuis le jour où je me suis engagée dans la carrière militaire, ce mot de « service » est devenu omniprésent dans mon quotidien comme dans celui de tout soldat : « service de semaine », « années de service », « service à la mer », « service aérien commandé », « note de service », « service de santé », « service d’une arme » … La liste est longue. Si le mot occupe, à ce point, le vocabulaire militaire, c’est bien parce que le service est au cœur de la vie que ces hommes et femmes ont choisie. Sans lui, la vie militaire perd son sens et l’armée sa cohésion (…) les militaires ne sont pas au service d’une personne, ni d’une entreprise, ni d’un parti, ni même uniquement d’un chef. Ils ne sont pas davantage au service d’une idée et encore moins d’une idéologie. Ils sont au service d’un pays, la France. Ils servent un bien commun qui les dépasse, mais dans lequel ils s’incarnent pour une part. (…) Service pour le succès des armes de la France impose une vie rude et expose, le cas échéant, aux risques du combat. Le prix est élevé, mais c’est lui qui fait la valeur de l’engagement. Servir la France dans son armée ne peut être qu’une aventure collective. En choisissant cette voie, le soldat accepte de faire passer son intérêt personnel au second plan. En contrepartie, il découvre la fraternité d’arme, l’extraordinaire cohésion du groupe qui doit permettre à « chacun de se réaliser et même de se dépasser [2]Pierre de Villiers, Servir, p.253 ».

Le président malien Ibrahim Boubacar Keïta, dans son message de condoléance mettait en avant la grandeur de leur service rendu jusqu’au bout : « Vous avez dit et à juste raison que ces soldats sont morts pour la France. J’ajouterais qu’ils sont morts pour le Mali, qu’ils sont morts pour le Sahel, qu’ils sont morts pour la Liberté, qu’ils sont morts pour l’Homme (…) La perte est lourde mais les peuples du Sahel partagent votre deuil (…) eux qui payent tous les jours un lourd tribut à la guerre contre l’obscurantisme ».

« Tombés pour l’Homme » …On croirait entendre Saint Exupéry, lui aussi miliaire mort en vol pour la France en temps de guerre ; lui qui nous aide à mettre des mots sur notre désarroi et notre profonde tristesse : « Ce n’est point dans les raisonnements que nous trouverons le sauvetage. Plus ou moins nombreuses, les morts… À partir de quel nombre sont-elles acceptables ? Nous ne fonderons pas la paix sur cette misérable arithmétique. Nous dirons : « Sacrifice nécessaire… Grandeur et tragique de la guerre… » Ou, plutôt, nous ne dirons rien. Nous ne possédons point de langage qui nous permette de nous débrouiller sans raisonnements compliqués, entre ces différentes morts. Et notre instant, et notre expérience nous font nous défier des raisonnements : on démontre tout. Une vérité, ce n’est point ce qui se démontre : c’est ce qui simplifie le monde [3]Saint Exupéry, Paix et Guerre, article paru dans Paris Soir » 

La vérité qui simplifie le monde, qui ne se démontre pas, celle de ces militaires morts pour le France. La valeur de leur don, auquel tout leur vie de militaire les prépare. Pour ce qui est des raisonnements, le temps viendra de réfléchir au sens de la présence française au Mali. C’est évidemment une question complexe et peut être que ceux qui combattent là-bas nous éclaireraient davantage que les débats actuels sur les plateaux télévisés. Une chose est sûre, il faut « éclairer le malaise » (la guerre ou la paix…à quel prix ?) tout en refusant de tomber dans des raisonnements qui veulent tout démontrer : 

« Pour guérir un malaise, il faut l’éclairer. Et, certes, nous vivons dans le malaise. Nous avons choisi de sauver la paix. Mais, en sauvant la paix, nous avons mutilé des amis. Et, sans doute, beaucoup parmi nous étaient disposés à risquer leur vie pour les devoirs de l’amitié. Ceux-là connaissent une sorte de honte. Mais, s’ils avaient sacrifié la paix, ils connaîtraient la même honte. Car ils auraient alors sacrifié l’homme : ils auraient accepté l’irréparable éboulement des bibliothèques, des cathédrales, des laboratoires d’Europe. Ils auraient accepté de ruiner ses traditions, ils auraient accepté de changer le monde en nuage de cendres. Et c’est pourquoi nous avons oscillé d’une opinion à l’autre. Quand la paix nous semblait menacée, nous découvrions la honte de la guerre. Quand la guerre nous semblait épargnée, nous ressentions la honte de la paix. Il ne faut pas nous laisser aller à ce dégoût de nous-mêmes : aucune décision ne nous l’eût épargné. Il faut nous ressaisir et chercher le sens de ce dégoût. Quand l’homme se heurte à une contradiction si profonde, c’est qu’il a mal posé le problème. Lorsque le physicien découvre que la terre entraîne, dans son mouvement, l’éther où la lumière se meut, et quand, dans le même temps, il découvre que cet éther est immobile, il ne renonce pas à la science, il change de langage et renonce à l’éther. Pour découvrir où loge ce malaise, il faut sans doute dominer les événements. Il faut, pour quelques heures, oublier les Sudètes. Nous sommes aveugles, si nous regardons de trop près. Il nous faut réfléchir un peu sur la guerre, puisque, à la fois, nous la refusons et l’acceptons. (…) »

Sans oublier l’essentiel, la gratitude pour ces hommes morts pour la France et sans oublier « en fin de compte, tout ce qui nous frappe chez les hommes de guerre, chez tous les hommes de guerre qui ont accepté les privations et la mort », la vérité qui simplifie, celle du don de la vie.  

Requiescant in Pace

References

References
1, 2 Pierre de Villiers, Servir, p.253
3 Saint Exupéry, Paix et Guerre, article paru dans Paris Soir
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1 Commentaire

  1. Aude G

    Merci pour ce très bel article. Le capitaine Clément Frison Roche un des soldats morts, a écrit alors qu’il était encore étudiant à St Cyr un émouvant poème « Pour que vive la France » où il évoquait déjà cette possibilité du sacrifice, le don de sa vie pour sa nation, pour un autre..
    “Oh tendre France, douce gardienne de mon baptême / Prenez ici ma vie, je vous en fais le don…”
    L’intégralité du poème peut se lire https://fr.aleteia.org/2019/12/02/pour-que-vive-france-le-touchant-poeme-du-capitaine-clement-frison-roche/