« Sans un bourgeon qui est une fois venu, l’arbre ne serait pas. Sans ces milliers de bourgeons, qui viennent une fois au fin commencement d’avril et peut-être dans les derniers jours de mars, rien ne durerait, l’arbre ne durerait pas, et ne tiendrait pas sa place d’arbre (il faut que cette place soit tenue), sans cette sève qui monte et pleure au mois de mai, sans ces milliers de bourgeons qui pointent tendrement à l’aisselle des dures branches.
Il faut que toute place soit tenue. Toute vie vient de tendresse. Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril, et de cette sève qui pleure en mai, et de la ouate et du coton de ce fin bourgeon blanc qui est vêtu, qui est chaudement, qui est tendrement protégé d’un flocon d’une toison d’une laine végétale, d’une laine d’arbre. En ce flocon cotonneux est le secret de toute vie. La rude écorce a l’air d’une cuirasse, en comparaison de ce tendre bourgeon. Mais la rude écorce n’est rien, que du bourgeon durci, que du bourgeon vieilli. Et c’est pour cela que le tendre bourgeon perce toujours, jaillit toujours dessous la dure écorce. (…)
Fazenda do Natal ; Point-Coeur Brésil
Sans ce bourgeon, qui n’a l’air de rien, qui ne semble rien, tout cela ne serait que du bois mort. Et le bois mort sera jeté au feu.
Ce qui vous trompe, c’est que cette rude écorce vous écorche les mains ; et ni de l’épaule vous ne faites bouger le tronc d’un millième de millimètre ; ni du pieds vous ne pouvez faire bouger une de ces grosses racines d’un millième de millimètre ; ni de la main une seule de ces grosses branches ; et c’est à peine si vous ébranleriez quelques-unes de ces petites branches ; et si vous les feriez balancer ; au lieu que le bourgeon ne résiste point sous le doigt et d’un coup d’ongle le premier venu vous fait sauter un bourgeon ; qui développé vous ferait une branche plus grosse que la cuisse. (…)
Et le bourgeon ne résiste point. C’est qu’aussi il n’est point fait pour la résistance, il n’est point chargé de résister. C’est le tronc, et la branche, et cette maitresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister. Et c’est la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée d’être rude.
Mais le tendre bourgeon n’est fait que pour la naissance et il n’est chargé que de faire naître. Et de faire durer. Et de se faire aimer.
Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin d’avril, sans ces milliers, sans cet unique petit bourgeonnement de l’espérance, qu’évidemment tout le monde peut casser, sans ce tendre bourgeon cotonneux, que le premier venu peut faire sauter de l’ongle, toute ma création ne serait que du bois mort. Et le bois mort sera jeté au feu. (…)
Une enfance, un bourgeonnement, une promesse, un engagement ;
un essai ; une origine ; un commencement de rédempteur ;
une espérance de salut, une espérance de rédemption »
Charles Péguy, Le Mystère des Saints Innocents, Editions Gallimard, p.15-17