Boris Cyrulnik, neuropsychiatre français, né dans une famille d’immigrés juifs d’Europe orientale (son père était russo-ukrainien et sa mère polonaise) arrivés en France dans les années 1930. Ses parents le confient en 1942 à une pension pour lui éviter d’être déporté par les nazis, pension qui le placera ensuite à l’Assistance publique. En 1944, au cours d’une rafle, il est regroupé avec d’autres Juifs à la grande synagogue de Bordeaux. Il s’y cache et est sauvé par une infirmière. Il échappe ainsi au sort des autres raflés déportés. Il est ensuite pris en charge et caché comme garçon de ferme, sous le nom de Jean Laborde, jusqu’à la Libération. Aujourd’hui âgé de 83 ans, il est interviewé par la radio RTS en Suisse pour partager son expérience sur la résilience. Voici l’intégralité de cette interview que vous pouvez écouter ici.
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Vous êtes l’homme d’un mot : la résilience, succès inouï. L’homme qui a popularisé ce mot, l’idée qu’un traumatisme peut être ce point de départ de quelque chose. Il y a tellement de gens qui ont tourné autour de cette idée, mais c’est vous … pourquoi vous ? pourquoi ce mot ?
Il y a beaucoup de gens qui ont tourné autour de cette idée, mais le contexte n’était pas favorable pour accueillir cette notion. Quand on a été blessé, on a été perdu pour toute la vie. Et j’ai été choqué par cette attitude. Quand on a été blessé, je pense qu’on est blessé dans le réel, le coup on l’a reçu, mais on n’est pas détruit pour la vie, on pourra reprendre un autre développement, et cela a été le point de départ du travail sur la résilience.
Chacun a sa citation, par exemple Nietzsche : « ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort… », il y a aussi par exemple des textes chrétiens…, mais vous, vous avez incarné cette idée qui parle à tous, à tout le monde, parce qu’évidemment tout le monde prend des coups.
Absolument. Il n’y a pas de biographie sans coups. La vie n’est pas toujours facile. Donc ça parle à tout le monde, ça fait partie aussi de l’explication du succès de ce concept. Mais je pense que c’est un travail scientifique. C’est-à-dire qu’il faut savoir comment le cerveau se remet à fonctionner, comment l’affectivité se remet à fonctionner, comment psychologiquement on se remet à fonctionner, comment socialement on reprend sa place. Donc on ne peut pas tout savoir, il faut se mettre en équipe pour travailler scientifiquement le concept de résilience, et c’est ce qu’on fait depuis une trentaine d’années.
Vous êtes un homme de littérature, on parlera de votre livre : « La nuit j’écrirai des soleils », mais aussi un homme de science. Et quand vous dites c’est physique et physiologique aussi, l’imagerie du cerveau permet de voir cela.
Oui. Quand quelqu’un a un choc émotionnel trop fort, le cerveau déconnecte, il ne traite plus les informations, on est chaos, chaos debout (knock-out), et on ne comprend plus, on est hébété. Et si on est sécurisé, tout doucement, on voit le cerveau se remettre à fonctionner, il se remet à traiter les informations. Et là, il faut des mots, il faut « la parole » pour faire un travail de résilience. Donc le point de départ est la sécurité. Seul je peux rester prisonnier de mon traumatisme, c’est le syndrome psycho traumatique. Beaucoup de gens disent : « je ne m’en remets pas, je ne pense qu’à ça, je ne peux plus vivre, je ne peux plus aimer, je ne peux plus travailler, je suis prisonnier du passé », parce qu’ils ont été laissés seuls. Dès l’instant où un traumatisé est sécurisé, si on faisait une neuro-imagerie, on verrait que progressivement, sous l’effet de la sécurité, son cerveau se remettrait à fonctionner, et ensuite il faut chercher à donner sens à la blessure, et pour cela, il faut parler.
Vous avez décrit d’une manière saisissante la force de la parole, même chez des nourrissons, des tout-petits bébés, on y voit l’effet bénéfique de la parole.
Oui. Cela se photographie, et se filme. C’est-à-dire que parler à un bébé – d’abord cela l’intéresse ! – c’est un grand évènement dans sa vie, il écoute intensément. Il sourit très souvent. Et quand on parle à un bébé, en faisant une neuro-imagerie, on voit que le fait de lui parler active chez lui les neurones de la zone temporale gauche, qui est le traitement des sons. C’est-à-dire que physiologiquement, il entend les sons, mais il ne parle pas. C’est-à-dire qu’il faut lui parler pour transformer la zone temporale gauche en neurones qui préparent la parole, et là, il apprendra à parler.
Et au contraire, un enfant abandonné – vous faites le portrait dans votre livre de Genet, grand écrivain abandonné quand il avait quelques mois …
Genet a été abandonné dès sa naissance, mais aussi il a été mis en isolement sensoriel total : il a été totalement abandonné. Alors que sa sœur de lait a été abandonnée aussi mais elle a tout de suite été entourée, donc le traumatisme pour elle a duré une heure ou deux, alors que pour Jean Genet il a duré sept mois. Et pour ranimer le cerveau de Jean Genet malgré tout le talent des Régnier (sa famille d’accueil), ils y sont partiellement arrivés. Alors que sa sœur de lait, tout de suite elle s’est remise à aimer, et elle dit : « mon père, ma mère… il n’y a pas plus gentils qu’eux… ». Alors que Jean Genet, sidéré, hébété, et glacé par le manque d’affection dit : « j’habitais chez ces gens-là… il faut trahir les gens qui vous aiment, il faut les voler » parce que cela lui permettait de se faire croire un peu d’autonomie, alors que sa sœur elle aimait aimer ; Jean Genet lui, avait peur d’aimer.
Et c’était un grand voleur…
Il a glorifié le vol. c’est-à-dire que pour lui, il fallait voler ceux qui vous aiment. Et il volait tout le temps. Il avait des vols signifiants, c’est-à-dire qu’il volait des livres, une bouteille de Martini, ou alors il signait trois fois un contrat avec trois éditeurs différents, et il savait bien que les 2 derniers éditeurs verraient qu’ils avaient été escroqués. Donc il avait des amendes, il a été parfois emprisonné et il en a fait un roman magnifique de ses prisons.
Votre expérience du traumatisme c’est votre expérience d’un enfant de 4 ans d’abord, quand on prend vos parents, et ensuite de 6 ans quand vous êtes arrêté par la Gestapo la nuit du 10 au 11 janvier 1944, et vous êtes là, regroupés… et vous avez des souvenirs de ce moment là . La liberté par exemple, vous parliez d’une espèce de liberté, vous n’alliez pas dans le groupe, vous gardiez une forme de liberté…
C’était peut-être une crainte aussi, parce que Maurice Papon qui avait commandé la rafle de 1700 personnes, pour rassembler les enfants, avait distribué des boites de lait concentré sucré et j’avais peur de ces boites, pourtant elles étaient intéressantes, vous savez ? Mais j’en avais peur car ça permettait de rassembler les enfants autour de la dame qui distribuait le lait concentré sucré, et tous ces enfants sont morts car ils ont été mis dans un seul wagon. Alors que moi j’avais peur, j’avais pressenti qu’il ne fallait pas que j’aille avec ces enfants. J’étais tout seul dans un coin et j’ai suivi les jeunes gens qui cherchaient à s’évader. Je crois que eux, ils n’ont pas réussi et moi j’ai réussi par hasard.
La scène est terrifiante telle que vous la racontez : vos boites de lait condensé, il y a la douceur apparente des propos de ceux qui sont là pour tuer les enfants juifs … et vous, comme enfant, n’ayant que six ans, vous comprenez sans comprendre…
J’avais compris que c’était dangereux, mais c’était facile. Parce que quand nous sommes rentrés dans la synagogue de Bordeaux qui était transformée en prison : il y avait des hommes en armes, des barbelés partout… et il y avait deux tables : et des gens qui enregistraient à chaque table, et au milieu il y avait un officier allemand qui, comme dans les mauvais films, orientait vers une table ou vers une autre. Et j’entendais les adultes dire autour de moi : « il faut dire qu’on est malade, comme ça on ira à l’hôpital… » et les autres disaient : « Mais non, si tu dis que tu es malade, tu vas être tué tout de suite. » Et j’entendais dire que l’une de ces deux tables condamnait à mort mais on ne savait pas laquelle. Donc j’avais clairement compris qu’on voulait nous tuer, et je me méfiais un peu de tout. Et quand cette dame est arrivée avec ces boites de lait concentré, je me suis tenu à distance. Et je crois que cela m’a sauvé la vie.
Ce sera l’anniversaire de la libération d’Auschwitz, ce que vous dites de votre propre expérience : la folie des allemands pour sélectionner, ce geste : tu vas à droite-tu vas à gauche. Ce geste qui était de Mengele, vous l’avez vu, petit, à Bordeaux.
Moi je l’ai vécue cette sélection, c’est-à-dire avec une badine, comme dans les mauvais films : les jambes écartées, je vous assure, un mauvais comédien, mais lui si, il devait être fier de son rôle parce qu’il travaillait pour les mille ans de bonheur qu’allait apporter le nazisme. Donc lui il devait être fier dans sa représentation. Et moi je savais que l’une de ces deux tables condamnait à mort. Et donc je l’ai vécu. J’ai aussi rencontré des gens qui avaient travaillé avec le bon docteur Mengele. Et quand j’ai été à Berlin – il ne faut pas oublier que l’Allemagne des années 30 c’était une très belle civilisation. Il y avait des historiens, des musiciens, des scientifiques…c’était une très belle civilisation. Et j’ai vu les congrès d’anthropologie organisés et réalisés par Mengele, il y avait la parité : autant de jeunes garçons que des filles, et de beaux jeunes gens bien élégants qui se préparaient à épurer la société en éliminant les juifs, les tziganes, en réduisant les noirs et les slaves en esclavages. Et ce beau projet pour eux, c’est au nom de la morale qu’ils ont effectué cet immense crime. La plupart des crimes contre l’humanité ont été faits au nom de l’humanité. C’est quelque chose que nous avons du mal à comprendre.
Quand on veut le Bien absolu, c’est dangereux ?
Quand on est convaincu qu’il n’y a qu’une vérité : celle de mon Dieu, celle de mon chef ou la mienne, on devient dangereux. Dès l’instant où on a un choix entre une vérité ou peut-être une autre, on a un doute, on a un débat, donc on a un degré de liberté. Et là on n’est pas totalité. Alors que quand on est convaincu qu’il y a une seule vérité, on devient totalitaire.
Beaucoup de chefs d’Etats, dont Emmanuel Macron, président français, vont commémorer la libération d’Auschwitz. La résilience au sens collectif, est-ce qu’elle existe ?
Oui, forcément. Bien sûr. Parce qu’il y a des groupes qui tiennent le coup, qui s’entraident ; et le mot clé de la résilience collective c’est solidarité et sens. Si on est persécuté, on se rassemble pour ne pas mourir et pour mieux se défendre. Et sens : il faut donner sens à cette persécution : « pourquoi est-ce qu’ils nous persécutent ? Comment est-ce qu’on va faire pour s’en sortir ? » (et) Et à ce moment-là, le sens qu’on donne aux choses, aux évènements, modifie la manière dont on les éprouve. Primo Levii n’avait pas de sens, il ne comprenait pas pourquoi il était là. Beaucoup de gens mouraient. C’étaient les premiers, ceux qui n’arrivaient pas à donner sens à Auschwitz. Ceux qui donnaient sens, parce qu’ils avaient été résistants, parce qu’ils rêvaient de se remettre à vivre… Ceux-là pouvaient affronter une horreur immense. La manière dont on donne sens aux choses, modifie le ressenti, la manière dont on les éprouve.
Dans ces moments d’arrestation par la Gestapo, il y a beaucoup en gestation ce que vous allez comprendre plus tard. La beauté par exemple. L’importance de voir des choses belles. Vous un petit gamin de 6ans, mais la beauté de la synagogue où vous êtes, la beauté de certaines scènes…ça vous a aidé
Les enfants sont très tôt sensibles à la beauté : des couleurs, des images, des chansons, des gestes. Très tôt, avant la parole, ils sont très sensibles à la beauté. Et Germaine Tillion, qui a été internée à Ravensbruck, veut mourir tellement c’est difficile pour elle. Elle sort pour se suicider, et elle voit le bleu du Ciel, l’hiver. Et elle dit : « ce bleu du ciel est tellement beau, que je ne peux pas mourir ». Et elle rentre, et là, elle entreprend une folie : écrire un opéra. Et elle prend un Offenbach, un juif, et elle transforme un opéra d’Offenbach – qui a été joué au Châtelet à Paris – et tout le monde, tous les détenus avec elle, les co-détenus pouffent de rire avec elle en répétant Verfügbar aux Enfers.