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Suite à la découverte de Silvestrov

Il y a quelques mois, j’ai été convié chez des amis genevois à un récital de piano. En première partie, une collection de « petites » pièces du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov. Après la pause, un programme plus classique (une sonate de Beethoven, une étude de Chopin, Bach), qui indiquait dans quel paysage prennent place les Bagatelles et autres Musiques Kitschs de Silvestrov. Car ces musiques n’ont pas été écrites en rupture avec le grand répertoire, ni comme un retour nostalgique vers lui; elles sont leurs contemporaines, pour ainsi dire leurs voisines dans le monde de l’esprit.

 

© Anne Gallot

 

Trouver le chemin du concert

Au clavier, Tymofii Zherebtsov . Pour plusieurs d’entre nous, il n’était pas un inconnu. Nous avions déjà eu l’occasion d’entendre ce jeune pianiste ukrainien lors d’un Festival – une bonne moitié du public était alors restée à l’extérieur de la chapelle, trop petite, dans une nuit splendide, tous conservant précieusement le silence. Une nouvelle fois, Tymofii Zherebtsov est apparu très concentré, usant, dans Silvestrov surtout, d’une sonorité minutieusement colorée et prenant très au sérieux la fonction qu’il assumait – aucune distance nonchalante, séductrice ou ironique vis-à-vis du protocole du concert, mais un évident don de soi (à la musique et au rituel). On eût dit que sa silhouette venait d’être découpée d’une gravure du dix-neuvième siècle (scène de schubertiade romantique), ou encore que c’était un personnage de conte de fées qui était là, au clavier : une de ces présences discrètes mais merveilleusement douées et prévenantes (marraines, laquais poudrés, cuisinières préparant le cake du bonheur) qui rendent parfaits les moments de ravissement – un tel dévouement n’est-il pas le ministère spécifique des artistes?

Dans la belle salle, à la fois cossue et sobre, de la commune de Collonge-Bellerive, autour d’un beau piano Boesendorfer, plusieurs lieux (Genève, Letino, Vienne, et bien sûr l’Ukraine), plusieurs époques (baroque, romantique, années 70, aujourd’hui), plusieurs destinées (celles de Sivestrov et de Tymofii Zherebtsov, celles des auditeurs anonymes) se rejoignaient. Silvestrov est né l’année où Staline a décidé de détruire le monastère Saint Michel qui se situe en face de la basilique Sainte Sophie de Kiev (XI siècle).  Tymofii Zherebtsov a vu sa maison détruite à Donetsk lors de la guerre dans le Dombass en 2014 lorsqu’il avait 8 ans. ce fut le début de l’exil et l’entrée en musique, puis le choix d’une pérégrination (Lviv, Vienne etc.) à la faveur de laquelle il était devant nous, à Collonge. Et nous, auditeurs, à quels renoncements avions-nous dit « oui » pour trouver le chemin de ce concert ?

Pour ma part, j’étais arrivé distrait, juste à l’heure, curieux tout de même de savoir ce que ce Sivestrov (Pärt le considère comme l’un des compositeurs majeurs de notre temps) avait de particulier. Je pensais profiter de la soirée pour me divertir tout en accomplissant mon devoir d’enseignant de musique. Je ne savais pas que je sortirais du concert très ému et débordant de gratitude – et en plus, j’aurais enfin trouvé une idée de leçon pour clore mon cours 22-23 d’Histoire de la musique du 20è siècle.

Les voies de Silvestrov

Les Bagatelles et les Musique Kitsch de Silvestrov sont de courtes pièces pour piano. Elles durent deux, trois minutes; elles ne semblent pas virtuoses. Elles ne se distinguent pas par un langage particulier. Au contraire, l’auditeur familier du répertoire pianistique entend un discours qui présente des traits identifiables : on pense entendre tantôt Bach, tantôt Mozart, Schubert, très souvent Chopin etc. Dans les années 70, Silvestrov a pris conscience du fait que l’avant-garde sérielle était stérile : il était illusoire de vouloir, dans un geste de tabula rasa « guidé par l’amertume », renoncer à « l’idiome musical philharmonique » en usage en Occident depuis Bach. Silvestrov a alors décidé de renouer avec la langue maternelle tonale de tout un chacun. Depuis, ses musiques offrent à l’auditeur (lequel est toujours peu ou prou distrait, ou limité, ou paresseux) la possibilité de s’engager dans l’exploration de zones peu pratiquées de son pays intérieur, grâce à une musique qui sonne comme « déjà connue ».

L’étymologie du mot « invention » peut nous aider à comprendre en quoi consiste l’originalité de Silvestrov. Si pour nous, postmodernes, le processus d’invention semble toujours lié à la notion de création (ainsi, un « salon des inventions » présente des prototypes d’ustensiles, de machines jamais encore exposés en public), le verbe latin « invenire » désigne l’acte de trouver, de dé-couvrir ce qui existait déjà (du moins en puissance). C’est en ce sens que les musiques de Silvestrov sont inventives. Elles sont des itinéraires introspectifs: l’auditeur est invité à « retourner dans » (in-venire) un réseau de formules musicales déjà familières, qui sont comme autant de galeries communiquant entre elles. La surprise ne réside donc pas dans les formules jouées (lesquelles n’ont rien d’inouï), mais dans leurs voisinages. Silvestrov dit d’ailleurs que les traits musicaux qui nous semblent empruntés à tel ou tel compositeur ancien sont autant de « phonèmes (des mots) qui appartiennent à tous », qui sont signifiants pour tous. S’il était poète, le génie de Silvestrov ne résiderait probablement pas dans la création d’un nouveau vocabulaire, mais dans l’exploration, par le lecteur, des potentialités d’un lexique restreint et déjà marqué par d’autres grands auteurs.

 

© Anne Gallot

 

Essai de phénoménologie et d’analyse

Au concert, l’auditeur se remet dans les mains d’un autre: il se tait, accueille la musique et accepte d’être pour ainsi dire « agi » par elle. Celle-ci crée en lui des attentes, les déjoue ou les satisfait, en-deçà ou au-delà de ce qui était espéré. Ce « jeu » de prévisions rapproche les deux parties (le musicien, l’auditoire) sans que le contenu du message soit très clair [1]sauf dans le cas des musiques que Silvestrov juge dévoyées: celles qui se réduisent à véhiculer sommairement des symboles, celles qui s’embrigadent dans le militantisme . Lorsque résonne une pièce de Silvestrov, par exemple une de ses Bagatelles, l’auditeur entend d’abord une petite musique « facile » (elle paraît familière). Il s’en étonne, venant d’un compositeur contemporain : comment cet artiste « ose-t-il » écrire « si banal » ? Pour quoi faire ? À ces deux questions, le mélomane, désormais engagé dans le pèlerinage du sens, n’obtient d’abord pas de réponse. Tout au plus remarque-t-il le caractère particulier du ton adopté: celui, retenu, de la confidence. « Pourquoi me parle-t-on ainsi ce soir, si bas et de si près ? Ces mots si simples et sentimentaux, qu’ont-ils à me dire? Quel est le sens de ce minimalisme ? »

Peu à peu, le public attentif remarque que ce qui commence « comme du Chopin » n’est « pas vraiment du Chopin ». Il y manque un petit quelque chose. Tel enchaînement semble « un peu trop simple »; tel accord est « un peu trop tendre » ou sonne « un peu vide »; telle formule musicale associée à un compositeur aboutit en un lieu qui rappelle plutôt un autre musicien; ou aussi: ce qui « partait bien » semble aboutir à une impasse, ou ne pas aboutir, ou aboutir dans une tonalité qui ne correspond pas tout à fait aux promesses du début du geste musical. Toutes ces « micro-surprises » (au milieu du connu) sont autant de petits chocs qui permettent et proposent à l’auditeur de faire, de manière répétée et subtile, l’expérience de la perte. Mais à tel moment de vacance, à tel « trou d’air » succède chez Silvestrov un surcroît de douceur, un accord particulièrement aimable, ou simplement le retour du motif initial plein de promesses. Et c’est à nouveau l’étreinte de la musique, plus forte qu’avant et qui nous « con-sole », puisqu’elle nous comble alors que nous faisions justement l’expérience de la solitude. Ces « petites » pièces semblent structurées en vagues successives que l’on décomposerait volontiers ainsi : 1° entrée en musique et espérances / 2° perte / 3° consolation. Ou plus simplement encore : 1° expérience de la faille / 2° surabondance de bonté.

La musique de Silvestrov nous fait éprouver, vérifier de manière sensible que les rencontres bouleversantes supposent une privation, ou du moins une attente. Autrement dit, que la Joie présuppose la Croix.

On aurait donc tort de ranger ces miniatures de Silvestrov au rayon « des musiques faciles ». D’une part, elles résultent d’un équilibrage soigné de « phonèmes musicaux » familiers – il serait vraiment dommage de ne pas goûter la qualité de ce travail de composition, la subtilité de ces mobiles sonores discrets. D’autre part, elles exigent de l’auditeur qu’il accepte de faire, de manière répétée, l’expérience de la perte (les « trous d’air » décrits plus haut). Enfin, et c’est peut-être encore plus difficile, le public doit accepter d’être rejoint, submergé par quelque chose (une présence amie ?) de plus grand que ses impasses. Tous ces acquiescements sont nécessaires pour que la musique remplisse la mission que lui assigne Silvestrov: faire oeuvre de consolation.

Pourquoi les pleurs, lorsqu’une musique vous console?

Paradoxalement, le 4 mai 2023, une forte émotion étreignit l’auteur de ces lignes, au point que les larmes n’étaient pas loin. Une question se posait : pourquoi était-on si prêt du « pays des larmes », alors justement qu’une musique vous consolait ? Parce que l’on était impressionné, à l’improviste, par la qualité d’une performance artistique ? Parce que l’on éprouvait une forme de la gratitude devant tant de prévenance, cette musique consolante devançant pour ainsi dire nos chagrins à venir? Ou peut-être plutôt parce que devant des engagements d’une telle qualité (celui du pianiste, celui du compositeur), devant de tels dons de soi, confronté à soi-même, l’on se sentait indigne, tellement indigne?

Depuis plusieurs semaines, je rumine ces hypothèses. Aujourd’hui, elles me semblent en lien avec une station du Chemin de Croix. Aux femmes qui Le plaignent, Notre Seigneur indique de ne pas pleurer sur Lui, mais sur elles-mêmes et sur leurs enfants. La musique de Silvestrov nous enseigne peut-être la même chose : les pauvres, c’est nous; c’est sur nous qu’il faut pleurer, parce que nous ne réalisons pas pleinement notre vocation, qui est pourtant toute simple et toute proche, parce qu’attirés par l’exotisme, anesthésiés par le confort et effrayés de le perdre, nous passons à côté de la Vie.

 

 

« Prison »

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Paul Verlaine, Sagesse (1881)

References

References
1 sauf dans le cas des musiques que Silvestrov juge dévoyées: celles qui se réduisent à véhiculer sommairement des symboles, celles qui s’embrigadent dans le militantisme
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