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Figures de la dissidence ukrainienne

Constantin Sigov, professeur de philosophie à l’Université Académie Mohyla de Kiev, avait été invité à apporter sa contribution au séminaire « Le communisme dans l’histoire de l’Europe du XXe siècle », organisé en 2014 par l’Université de Teramo (Abruzzes, Italie). Nous publions l’intégralité de son intervention qui n’a rien perdu de son actualité.

Figures de la dissidence ukrainienne
Vasyl Stus, Yehven Sverstiouk, Ivan Dziouba, Valentin Silvestrov

 

Je voudrais remercier l’Université de Teramo et surtout le professeur Tito Forcellese pour son invitation et le courage qu’il a eu en affrontant le thème d’aujourd’hui : « La fin du communisme en Europe ».

Ma profonde gratitude ne veut pas être une simple politesse mais aussi une occasion de réfléchir à la société civile d’aujourd’hui. Tout le monde connaît le vieil adage : « Les martyrs sont la semence de l’Église » ; par analogie, nous pouvons dire que les dissidents et la résistance au régime soviétique sont la semence de la société civile d’aujourd’hui. Ils nous invitent à approfondir notre compréhension du sens de la société civile.

Yehven Sverstiouk

Le lundi 1er décembre 2014, en préparant mon intervention, j’ai appris la mort de Yehven Sverstiouk, l’un des plus grands dissidents d’Europe de l’Est, dont toute l’Ukraine fait mémoire cette semaine, tandis que nous participons à ce congrès sur le communisme. Il repose désormais en Ukraine. Sa personne représente un fait historique concret et plein de sens symbolique qui nous aide à parler de la responsabilité de la société civile dans un moment de grande épreuve.

Je voudrais introduire brièvement cette personnalité. Il appartenait au groupe Helsinki, dont parlait hier le professeur Tito Forcellese et qui a été quelque chose d’important pour toute l’Union soviétique. Le groupe des dissidents ukrainiens ainsi que le groupe russe et celui des pays baltes ont constitué le noyau dur de la défense des droits de l’homme durant la « période d’Helsinki ».

Les dirigeants du groupe Helsinki ukrainien ont, en règle générale, été condamnés à dix ou onze ans de privation de liberté. En 1983, 21 des 33 membres du groupe étaient en prison tandis que cinq se trouvaient en Occident. Les Ukrainiens étaient particulièrement nombreux parmi les prisonniers politiques d’Union soviétique et la gravité des peines prononcées contre eux était, en règle générale, plus importante que celles prononcées contre les Russes et les prisonniers d’autres pays. Là encore, tous les dissidents étaient d’accord sur le fait que la présence d’une majorité de dissidents ukrainiens à l’intérieur des camps a permis d’expliquer ce qui est arrivé par la suite, après la dissolution de l’URSS, avec le mouvement de la société civile ukrainienne, à savoir la Révolution orange et les événements actuels.

A tout cela s’ajoutait alors, en Ukraine, une opposition religieuse représentée par l’Église gréco-catholique, restée active dans la clandestinité et qui a toujours constitué le centre autour duquel se cristallisaient les forces d’opposition.

L’exemple le plus évident en était le cardinal Josyf Slipyj, mais également des centaines d’autres prêtres et laïcs qui ont été envoyés au goulag.

Avec cette toile de fond, nous pouvons mieux comprendre la thèse de Havel parlant d’une résistance à l’idéologie soviétique qui, en rejetant son option principale, conduisait à l’identité du centre du pouvoir d’un côté en opposition au centre de la vérité de l’autre, séparant ainsi ces deux pôles. Ce qui signifiait par exemple que les chaînes de télévision et le journal Pravda étaient conçus et interprétés comme l’instrument civique du centre du pouvoir et du mensonge qui n’avaient rien à voir avec le centre de la vérité.

Les différentes formes prises par ce détachement du centre du pouvoir de la part des dissidents montrent l’extraordinaire variété du chemin de recherche de la vérité. Il ne faut évidemment pas réduire le cours de ce chemin à un schéma simpliste, mais nous pouvons aujourd’hui en comprendre le sens profond en observant ses carrefours, ses voies alternatives et ses bifurcations.

Un exemple des différents chemins pris par les dissidents ukrainiens après le dégel de Khrouchtchev et la condamnation de Staline fut la rédaction d’appels destinés aux dirigeants pour leur rappeler l’internationalisme : c’était le signe du rejet de l’assimilation à la Russie impérialiste.

Nous pouvons observer deux chemins différents : d’un côté, l’appel au pouvoir, la recherche d’un langage commun et le dialogue avec lui, de l’autre, l’élaboration d’un langage alternatif qui ouvre au-delà du système soviétique, au-delà du régime communiste autoritaire.

Cette recherche d’un langage alternatif a donné un élan, des inspirations éthiques très fortes dans différents domaines : dans le cinéma, à travers le génie de Sergueï Paradjanov, dans la littérature, avec Stus et Sverstiouk et, dans la musique, avec Silvestrov. Parmi de nombreuses personnalités, je me limite aujourd’hui à l’exemple de quatre personnes, en dessinant quatre portraits limpides qui inspirent notre société.

Le premier est Yehven Sverstiouk, le dissident déjà nommé qui nous a quittés cette semaine. Il est né en 1928 en Ukraine occidentale. Après des études à l’université de Lviv, il termine son doctorat dans les années 50 puis enseigne à l’Institut pédagogique de Poltava.

A plusieurs reprises, Sverstiouk s’est révélé être une personnalité fondamentale au sein du monde politique. En 1972, il est arrêté et condamné à sept ans de régime sévère et à cinq ans d’exil pour avoir écrit des documents pour le samizdat [1]Le samizdat était un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS et dans les pays du bloc de l’Est, manuscrits ou dactylographiés par les nombreux membres de ce réseau … Continue reading dont la diffusion était illégale. Pendant son exil et après son retour à Kiev, il travaille comme menuisier jusqu’en 1988, année au cours de laquelle il devient rédacteur en chef du journal orthodoxe Notre foi. En 1983, il soutient une thèse de doctorat à l’Université ukrainienne libre de Munich sur la littérature ukrainienne et la tradition chrétienne. Au début des années 90, il devient président du Pen Club ukrainien jusqu’en 2011. En 1995, Sverstiouk obtient le prix Chevtchenko pour son ouvrage Les fils prodigues de l’Ukraine ; ses articles et ses essais littéraires ont été réunis dans le recueil À la fête de l’espérance. Ses œuvres manifestent à la fois le drame de l’auteur dissident et la recherche d’un fondement spirituel dans l’histoire de la littérature ukrainienne et internationale. Il s’inspirait beaucoup de Cervantès, Goethe et Dante.

La deuxième personne dont je veux parler est Vasyl Stus. Né en 1938 en Ukraine orientale, il fait ses études à l’Institut pédagogique de Donetsk. Il y reçoit un diplôme de littérature et langue entre 1963 et 1965, puis prépare une thèse de doctorat à l’Académie ukrainienne des sciences à Kiev ; cependant, il en est exclu en 1965 pour avoir protesté contre les répressions exercées envers l’intelligentsia ukrainienne, au cours d’une manifestation au cinéma Ukraine de Kiev. En 1972, Stus est arrêté et condamné à cinq ans de camp et trois ans de confinement mais, en 1978, il est admis au Pen Club et, en 1979, il retourne à Kiev où il devient membre du groupe Helsinki. En 1980, alors qu’il travaille comme ouvrier, il est malheureusement à nouveau arrêté et condamné à dix ans de prison et cinq ans de confinement. Il mourra dans sa cellule dans la nuit du 4 septembre 1985.

Vasyl Stus

Les cruelles persécutions dont Stus a été victime illustrent l’esprit de vengeance d’un empire agonisant : en 1985, nous sommes déjà au début de la perestroïka et de la glasnost mais la vengeance s’abat sur une personne extrêmement talentueuse qui a osé penser d’une façon indépendante. Stus est l’un des plus grands poètes lyriques du XXe siècle. Sa nomination pour le prix Nobel était alors en cours. Je tiens à souligner brièvement qu’une fois encore la dissidence de Stus et son martyre représentent la semence du martyre de la société civile. Ce qui frappe dans son œuvre, c’est l’acceptation constante de la mort et l’esprit de sacrifice du poète prêt à donner sa vie pour l’Ukraine et pour la liberté de tous. Certains vers de Stus sont devenus des aphorismes : « C’est un bien que je n’aie pas peur de la mort » ou bien : « Je ne me demande pas à quel point ma croix est lourde ».

Une centaine de ses poèmes ont été détruits parce qu’ils ont été écrits pendant qu’il était en prison, tout comme ses nombreuses traductions de Rilke, Goethe et Kipling. Malgré tout, depuis l’indépendance de l’Ukraine, l’héritage critique et poétique de Stus ainsi que ses traductions ont été publiés en six volumes.

Les deux autres représentants de la dissidence ukrainienne sont, eux, encore vivants.

Ivan Dziouba

Le premier est Ivan Dziouba [2]Entre-temps décédé le 22 février 2022 . Né en Ukraine de l’Est, à Donetsk, il fait des études de philologie à l’Institut pédagogique de Donetsk pour travailler ensuite à l’Académie des sciences. Il est rédacteur dans diverses revues et, avec son style typiquement non conformiste, il critique sans pitié le provincialisme et le chauvinisme de toute sorte ; il défie le pouvoir communiste en prenant la parole dans la salle du cinéma Ukraine pendant la protestation déjà citée, alors qu’on projetait le film de Paradjanov, Les ombres des ancêtres oubliés, un chef-d’œuvre du cinéma du XXe siècle. Dziouba proteste aussi contre l’oubli du massacre des Juifs perpétré par les nazis à Babi Yar (Kiev). Il nous offre également l’exemple important d’une grande amitié entre les intelligentsias ukrainienne et juive qui s’est maintenue depuis les années 70 jusqu’à nos jours.

De façon particulière, dans son texte Babi Yar est notre tragédie commune qui parle de la manière dont les nazis ont massacré 200’000 Ukrainiens, il affirme que la moitié étaient juifs. A partir de 1965, il publie différents textes traduits en Occident ainsi que son ouvrage Internationalisme ou russification. A la suite de sa protestation ouverte et après que son œuvre a été envoyée directement au chef du parti communiste ukrainien, il est arrêté. Après avoir été libéré, il devient une figure majeure en Ukraine, comme académicien et ministre de la Culture de 1992 à 1994. Dziouba est l’exemple d’une personnalité qui, dans l’histoire de l’Ukraine, est à la fois une figure politique et culturelle importante, une synthèse de la culture éthique et politique qui revitalise la société civile.

Nous passons donc à la dernière personnalité de la résistance ukrainienne dont je parlerai, Valentin Silvestrov. Je tiens à souligner que notre plus grande université ukrainienne, l’Académie Mohyla de Kiev où j’enseigne, a été fondée en 1615 : l’an prochain nous fêterons donc le jubilé des quatre siècles de son existence. Notre université a remis à Silvestrov le titre de docteur honoris causa et, durant la remise solennelle du prix, la chorale de Kiev a chanté le psaume de Skovoroda qu’il a mis en musique. Devant le mur de Berlin, le grand violoncelliste Rostropovitch, grand admirateur de la musique de Silvestrov, a joué certaines de ses pièces et a rendu témoignage, avec d’autres, à son génie musical. Je tiens à ce propos à citer le point de vue d’un autre compositeur, Arvo Pärt, qui en parlant avec un musicologue américain, affirme avoir la certitude que Silvestrov est le compositeur le plus intéressant de notre époque, même si la plupart d’entre nous ne pourrons le comprendre qu’avec le temps.

Valentin Silvestrov

Silvestrov est né en 1937 à Kiev, à une époque où l’on parlait de détruire la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, après avoir déjà démoli le monastère Saint-Michel qui datait du XIIe siècle. Le jour de sa naissance, le 30 septembre, est d’ailleurs la fête de Sainte-Sophie : ainsi, la Sagesse biblique elle-même accompagne-t-elle le passage de cet artiste vers l’existence. Cela restera comme le fil rouge de l’œuvre de Silvestrov, qu’il reprend continuellement, notamment dans les trois ouvrages qu’il a écrits.

Il existe un dialogue entre les morts et les vivants, le dialogue avec nos quatre personnages, auquel l’homme a refusé de répondre d’un côté, mais que, de l’autre, il a la possibilité de construire : il s’agit du dialogue entre les vivants et les morts qui transforme notre idée même de la société.

Pour conclure, j’ai parlé de deux grandes figures de dissidents vivants et de deux dissidents morts, justement en pensant à ce rapport entre le passé et le présent, entre les vivants et les morts, pour que cette force de la mémoire exprime précisément la résistance à l’oubli pour tout ce qui concerne ce thème de la dissidence et de la fin du communisme en Union soviétique et en Europe. Pourquoi le fait de ne pas se souvenir des dissidents représente un danger aujourd’hui en Europe ? Parce que Poutine refuse et condamne aujourd’hui la société civile dans son pays même, en Russie, et qu’il craint donc la société civile ukrainienne qui s’est levée une première fois durant la Révolution orange et plus récemment, lors de la Révolution de la dignité. La plus grande absence de logique de Poutine tient dans le fait que si d’un côté, il craint la société civile, de l’autre, il nie son existence, en affirmant qu’il n’existe aucune société civile ni en Ukraine ni en Russie.

J’ai rappelé la Révolution de la dignité. La dignité n’appartient pas à un individu isolé, à un atome fragmentaire ; elle relie un homme à un autre. En italien et en français, on dit « être digne de quelque chose, de quelqu’un » : cette dignité provient d’ailleurs, d’un autre… Dans notre cas, nous pouvons parler d’être dignes de la mémoire des dissidents. La dignité a donc une structure sociale qui, une fois de plus, nous invite à penser au sens de la société civile et spécialement de l’être « civil » de cette société.

Je souhaite à nouveau témoigner toute ma gratitude, déjà évoquée au début de mon intervention : gratitude envers les personnes dont j’ai parlé et gratitude envers vous tous qui avez organisé notre congrès, notre réflexion commune, publique et sociale sur cette mémoire qui ne doit pas tomber dans l’oubli.

 

Traduit de l’itailen par A.B

References

References
1 Le samizdat était un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS et dans les pays du bloc de l’Est, manuscrits ou dactylographiés par les nombreux membres de ce réseau informel
2 Entre-temps décédé le 22 février 2022
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