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Que suis-je sans les personnes ?

Le poète et écrivain américain Raymond Carver est le représentant de ce que les critiques qualifient de « réalisme sale ». Son écriture n’a rien de sale, mais traite honnêtement des tripes du quotidien, de l’authentique, de l’ordinaire, des gestes, sans discours idéologique ni abstraction. En 1984, à l’âge de 46 ans, il écrit l’une de ses plus belles nouvelles, Cathédrale.  Robert, le protagoniste, tente de décrire une cathédrale à un aveugle. Face à la difficulté de pouvoir expliquer les choses, même celles qui sont familières, ils commencent à dessiner ensemble. L’aveugle dit : « Nous dessinons une cathédrale, nous y travaillons ensemble, lui et moi. Appuie plus fort », dit-il en s’adressant à moi. « Oui, comme ça. C’est bien », a-t-il ajouté. « C’est bien. Tu l’as fait, mec. Tu y arrives maintenant. Tu ne pensais pas pouvoir le faire, hein ? Mais tu l’as fait, tu t’en rends compte ? Maintenant, tu y arrives. Tu vois ce que je veux dire ? Nous allons voir un véritable chef-d’œuvre dans une minute. Comment est le bras ? » a-t-il demandé. « Maintenant, mettez des gens dedans. Qu’est-ce qu’une cathédrale sans les gens ? ». Voici la question la plus intime et la plus cohérente pour comprendre les cathédrales : « Que sommes-nous sans les gens ? »

Les cathédrales n’ont pas seulement été visitées par d’innombrables personnes au cours des siècles. Elles n’ont pas eu besoin de voir l’œuvre achevée pour en reconnaître l’essence. Dès les premières pierres, ceux qui les ont visitées ont pu reconnaître le travail d’artistes, de sculpteurs, de tailleurs de pierre, d’aides, de personnes dont aucun ne se souvient des noms et qui, malgré cela, ont su insérer l’éternité dans le temporel.

 

La Sagrada Familia en construction

 

En commençant par les médiévales, les cathédrales ne sont donc pas seulement des monuments majestueux, mais une sorte d’autoportrait de toutes les personnes qui, individuellement, ont imprimé leur propre histoire, gravée sur les murs. Comme s’il s’agissait d’ex-voto, d’histoires particulières qui ne prétendent rien, mais qui simplement sont.

Romano Guardini, dans sa recherche du sens profond de l’art pour l’existence humaine, a donné une conférence à l’Académie des arts figuratifs de Stuttgart, qui a été publiée en 1947 sous le titre « L’œuvre d’art ». Dans celle-ci, il mentionne également la construction des cathédrales : « La question se pose de savoir ce qu’est cette entité étrange, si irréelle et pourtant si efficace, si détachée de l’existence habituelle et pourtant si profondément pénétrée par le moi intérieur, si superflue selon tous les critères pratiques et pourtant si indispensable pour ceux qui l’ont vue une fois dans leur vie ».

Une vision de l’œuvre d’art qui, comme dans les images que l’on trouve dans les cathédrales, ne concerne pas seulement l’artiste qui l’a créée, mais l’humanité en général. L’idée de l’art, selon Guardini, se développe en plaçant au centre non pas tant l’œuvre d’art que le processus créatif dont l’œuvre d’art est issue : la rencontre entre l’artiste et la réalité, et en particulier une réalité habitée.

En étudiant l’histoire des églises les plus belles, les plus décorées, les plus colorées, on découvre que de nombreuses personnes issues des milieux sociaux les plus divers y ont participé au fil du temps. Une participation active qui lie inextricablement leur vie à l’église. Le peuple chrétien est en effet celui qui sait construire une belle église. Dans la construction, la beauté est la trace laissée par la rencontre des personnes qui ont contribué, par leur vie, à l’édification de l’église. Ce ne sont pas de « bonnes » églises, mais des églises belles.

L’église ressemble ainsi à une mosaïque, composée de nombreuses tesselles de différentes couleurs, d’un morceau de verre de couleur chair et d’une pierre précieuse posée à côté d’un morceau de rocher sans valeur. Si l’une des tesselles venait à manquer, un trou apparaîtrait, rendant l’œuvre incomplète, laide, mais aussi fragile.

La construction de l’église n’est donc pas l’exaltation de l’artiste ou du promoteur solitaire qui manifeste seul sa richesse ou son talent. La relation, la communion, devient un instrument optique pour comprendre pourquoi une église a une beauté qui ne peut être comparée à aucun autre édifice monumental. Dans l’église, il devient perceptible qu’en plus du monument lui-même, la totalité de l’existence en général est représentée par des multitudes de personnages en mouvement, entourés de végétation et d’animaux, en un mot, la vie.

Il existe un concept ancien, souvent censuré, dans lequel s’inscrivent la plupart des églises construites par le peuple : l’église expiatoire, c’est-à-dire une église construite uniquement grâce aux aumônes des fidèles. Dans l’Évangile, ce n’est pas un hasard si la scène de la veuve qui fait l’aumône d’un sou et l’homme riche qui en a jeté beaucoup, se déroule dans le temple. La veuve jette tout ce qu’elle a et les autres le surplus. C’est l’origine de l’économie expiatoire dans laquelle l’accent est mis sur la personne et pas tellement sur la quantité. Un critère qui oblige le bâtisseur à ne rien gaspiller, à faire en sorte que tout serve à quelque chose de beau, que ce soit le sou de la veuve qui soit plein de valeur. Une pièce de monnaie, qui ne valait rien, est transformée, elle devient le plus beau détail de l’église.

Une économie qui considère tout dans l’ensemble, la pièce de monnaie comme l’immense fortune, et qui n’est mesurée que par rapport à la personne. C’est précisément l’accent mis sur la personne qui ouvre la rencontre entre la personne et la réalité, ce « comment » de Guardini qui devient l’œuvre d’art. Le premier résultat de cette économie expiatoire fut le Duomo de Milan et le dernier la Sagrada Familia de Barcelone.

Le bâtisseur de cathédrales, son savoir-faire, son habileté, son histoire oubliée, son œuvre qui transcende le temps sont le moyen, le « comment », de surmonter la désagrégation : « Il ne faut pas sauver son âme comme on sauve un trésor », disait Péguy dans Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Il faut la sauver comme on perd un trésor. En la jetant. Il faut se sauver ensemble. C’est ensemble qu’il faut aller au bon Dieu. Les églises qui suscitent la vénération, l’adoration, le silence, qui font faire le signe de croix, qui font s’agenouiller, sont pleines de vie, car « Qu’est-ce qu’une cathédrale sans le peuple ? »

Article paru dans L’Osservatore Romano, le 1er mars 2023