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Témoignage de Boris Cyrulnik sur la résilience ( II )

Voici la suite de l’interview de Boris Cyrulnik (neuropsychiatre français) diffusée sur radio RTS en Suisse, pour partager son expérience sur la résilience. Vous pouvez écouter l’intégralité de cette interview ici. 

 

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Cela amène à votre livre : « La nuit j’écrirai des soleils ». Vous décrivez bien à quel point la lecture, l’écriture, ce n’est pas seulement dérivatif, ce n’est pas seulement quelque chose qui soulage, c’est quelque chose de plus que cela.

Oui, parce que la parole parlée n’a pas la même fonction que la parole écrite. Dans la parole parlée, on se rencontre, on est en interaction : vous êtes en train de hocher la tête, et en hochant la tête, pour moi c’est-à-dire il m’encourage à continuer, alors que si vous faisiez des grimaces, je me dirais : « tiens, je l’embête un peu ». Donc vous êtes auteur de mon discours même si vous ne dites pas un mot. Alors que dans la parole écrite, je plonge et je m’adresse au lecteur imaginaire alors qu’il n’est pas là, il n’est pas dans le contexte, il est dans ma tête. Et je m’adresse au lecteur imaginaire avec qui je vais essayer de m’exprimer le mieux possible pour lui raconter ce qui m’est arrivé, pour lui dire ce que je pense. Donc ce n’est pas le même travail.

La puissance des mots que vous racontiez, de même que pour les bébés dont on parlait : on leur parle, ça change tout. Vous avez un nom Laborde, qui est votre nom de couverture, et puis votre vrai nom, qui est le nom interdit. Mais ce qui vous touche ce sont les grands dans les institutions où vous êtes, notamment un qui vous appelle Pitchoune. Et ce petit mot affectif, ça vous réchauffe.

Mais oui, parce que mon nom de famille fut condamné à mort et on me disait, des gens qui m’ont sauvé la vie, qui m’ont protégé : des justes me disaient : « si tu dis ton nom, tu mourras. Et ceux qui t’aiment, mourront à cause de toi ». Donc cela, c’était trop lourd à porter. J’avais un nom de cache qui était un nom du Sud-Ouest de la France, derrière lequel on me cachait. Ce nom m’a peut-être protégé, mais ce n’était pas moi. Je trahissais mes parents en portant ce nom. Alors que j’étais dans l’Assistance dans les fermes, quand un vieux de 14 ans m’appelait Pitchoune, il y avait une relation intime entre lui et moi, une proximité affective dont j’avais besoin. Puisqu’il m’appelait Pitchoune, c’est qu’on s’autorisait à une relation affective. Moi j’étais bien avec ce grand, j’avais 7 ou 8 ans, je ne me rappelle pas, et lui c’était un vieux, mais il autorisait la proximité affective. 

Quel souvenir vous gardez de vos parents ?

J’ai des souvenirs d’images : mon père qui me coursait autour de la table pour me balancer un coup de pied dans les fesses – j’avais dû faire une bêtise – je courais plus vite que lui, donc j’ai déjà été fier de lui échapper. Ma mère que je trouvais très belle. Les orphelins sont les seuls à avoir des parents parfaits. Moi j’ai une mère toujours jeune, toujours belle. J’ai un père toujours gai, toujours travailleur. Alors que si j’avais eu des parents réels, ma mère aurait vieilli comme moi, mon père aurait été injuste comme cela m’est sûrement arrivé de l’être. J’aurais eu des parents réels, donc imparfaits. Alors que les orphelins sont les seuls à avoir des parents parfaits. 

Vous souligniez la force de ces faiblesses. Le manque peut être une force ?

Le manque invite fortement à la créativité. Ou bien on reste dans le manque, dans le trou, dans le vide, c’est l’angoisse du vide, l’angoisse de la mort, l’angoisse de la solitude. Et si on profite de ce manque pour faire un moment de créativité, je transforme mon angoisse de la solitude en créativité. Tous les bébés, tous les enfants savent : maman s’en va, je suis seul au monde, je ne sais pas comment faire pour vivre, je vais prendre un papier et un crayon, je vais dessiner un bonhomme têtard, une maman avec des cheveux longs, avec une robe et des chaussures à talons hauts ; je vais dessiner papa avec des moustaches et une ceinture ; je vais dessiner des stéréotypes, mais dans mon esprit d’enfant je me dis : je vais donner ce dessin à maman quand elle reviendra et ça va être la fête affective. Donc le manque contraint, invite fortement à la créativité.

Dans votre cas par exemple. C’est le rapport avec les animaux. C’est devenu plus courant aujourd’hui : on reparle beaucoup de notre lien avec les animaux. Mais vous avez été précurseur de tout ça. Par exemple vous parlez de votre regard que vous portiez sur les fourmis, sur les animaux de la ferme quand vous étiez employé comme garçon de ferme. A quel point cela vous marque ?

Parce que quand j’étais enfant, pendant la guerre et même, ça a duré longtemps dans les années après-guerre, on disait aux adultes, aux éducateurs (on les appelait les moniteurs à l’époque) : « Il ne faut pas parler aux enfants, il faut les dresser. Il faut dresser un garçon, sinon il va devenir une bête sauvage » et la seule relation qu’on avait avec ces moniteurs étaient des relations de brutalité, de mépris. Donc les seules relations humaines, je les ai eues avec les animaux. C’est-à-dire que c’est eux que je regardais et que je trouvais passionnants. Je regardais les fourmis, je passais des heures, enchanté à voir les bataillons de fourmis qui portaient des œufs, pendant que d’autres bataillons approchent… c’était de la science-fiction ! De plus, je cherchais à comprendre le manque des chiens. Et quand j’ai travaillé avec des enfants abandonnés, j’étais étonné de voir à quel point c’était fréquent. Et je pense à une petite patiente qui me disait : « personne ne me parle, je suis toute seule, mais j’ai un chien » Elle était contrainte à dormir avec le chien, dehors, dans la niche aux chiens. Et elle me disait : « quand je suis trop malheureuse, je prends les deux oreilles de mon chien, je mets mon front contre son front, et je lui raconte mes malheurs, et je me sens mieux après ». C’est un chien psychanalyste, c’est-à-dire que c’est le chien qui permettait d’apaiser par un contact affectif la solitude de cette petite fille. 

Vous avez sauvé beaucoup de gens, des orphelins. Est-ce que leur malheur vous a atteint ? Est-ce qu’on partage le malheur quand on soigne des gens ?

Mais bien sûr. On rentre chez soi entamé. J’ai été neurologue et psychothérapeute. Je crois que pour les jeunes ce n’est plus possible maintenant, à cause de la réforme administrative, mais moi je pouvais le faire. Quand j’étais neurologue, j’étais technicien, je dirigeais un laboratoire d’électroencéphalographie. Et quand je faisais mon travail de technicien, je dictais : « la poche de sang s’est étendue, l’altération du cerveau de la zone temporale s’est aggravée… » je n’avais pas d’émotion, je faisais mon travail de technicien. Quand j’avais quelqu’un en face de moi, et que je devais partager son monde mental, ou l’inviter à l’exprimer… je rentrais chez moi meurtri, j’avais pris sur moi une partie de ses souffrances, en cherchant à les comprendre, en cherchant à voir comment faire pour l’orienter à cette voie. Et du coup, je rentrais chez moi entamé. Et dans les métiers d’aide, que cela soit les infirmières, ou les psychologues ou les médecins, il y a 50% de dépressions d’épuisements professionnels. On ne fait pas ce métier impunément. 

Le plus grand exemple de résilience – puisque c’est vraiment le mot consacré – de survie, de renaissance. Qu’est-ce que cela a été dans votre carrière ? qu’est-ce qui vous a le plus frappé vous-même ?

J’ai été en Roumanie. J’y suis allé la première fois à l’époque de Gheorghe Gheorghiu-Dej, qui était un dictateur pire que Ceaușescu, mais on ne pouvait pas en témoigner, la culture empêchait de témoigner, ils disaient : « mais qu’est-ce que tu racontes ?! Tu es trop jeune, tu n’as pas compris ». Alors que moi j’avais compris, mais c’étaient eux qui ne pouvaient pas entendre quelque chose qui n’était pas dans les récits collectifs. J’y retourne avec Médecins du monde après la chute du mur et je vois à Constanza, dans un orphelinat, un garçon de huit ans, qui parlait à peine et qui passait son temps à se balancer et à s’auto-agresser. Mais il a été adopté par une famille toulonnaise, donc j’ai continué à le voir. Et cette famille a été d’un grand talent affectif. Et ce garçon qui n’était que centré sur lui-même, petit à petit, s’est ouvert, a découvert les autres, il a fait des études, il a rattrapé son retard étonnement vite, est devenu professeur à l’université – Ce qui prouve qu’il y a quand même des séquelles, on ne devient pas professeur d’université impunément- Et de temps en temps je l’invite à déjeuner, j’habite au bord de la mer. On bavarde : il a fait un journal France-Roumaine, il est très agréable, mais je fais semblant de ne pas le voir : de temps en temps, dans la corbeille à pain, il prend du pain et il le met dans sa poche. Dans sa mémoire non consciente : il y a du pain là, il faut l’économiser parce que ce soir je risque d’avoir faim. Ce n’est pas vrai, mais dans sa mémoire cela reste vivant.

L’équivalent pour vous c’est quoi ? dans votre vie, le geste de prendre le pain et de le garder…

 Moi je crois que je suis d’une gentillesse morbide, c’est-à-dire que je supporte mal la violence. Et j’ai absolument besoin d’établir avec les gens des rapports affectueux, de leur démontrer, de leur dire. Et si ce n’est pas réciproque, je me sens très facilement blessé. C’est ma vulnérabilité. 

La mort, vous la compreniez à six ans. Dans la scène que vous décriviez, vous la compreniez déjà

Le mot mort devient adulte entre six et huit ans. C’est-à-dire qu’avant six ans, le mot mort désigne un jeu : « poum, tu es mort, c’est très amusant ». Je parlais l’autre jour avec une petite philosophe de sept ans, je lui parlais de la mort. Je lui disais : « pour toi qu’est-ce que c’est la mort ? » Elle me dit : « c’est facile ! tu tombes, tu es froid, on t’emmène à l’hôpital, on te réchauffe et tu reviens ». Ou alors il y a la mort du grand-père qui est sur un nuage très très loin mais il va revenir. Il faut attendre très très longtemps, mais il va revenir. Et c’est seulement entre six et huit ans que le développement du système nerveux accède à la représentation du temps et c’est à ce moment-là qu’on devient capable de comprendre que c’est fini pour toujours :  il ne reviendra jamais. Mais dans les pays en guerre, on voit que les enfants accèdent au mot mort à six ans alors que dans les pays en paix ils accèdent au mot mort à huit ans. C’est-à-dire que le fait d’entendre parler ou de voir parfois la mort des pays en guerre, les fait mûrir trop vite, c’est une adaptation au pays en guerre, mais c’est aussi une difficulté du développement de la personnalité. 

Aujourd’hui, longue vie à vous, mais quand on a échappé à la mort si jeune, est-ce qu’on voit la mort si différemment quand on est octogénaire ?

 Oui. Je viens d’avoir 83 ans, je vais bientôt faire ma puberté. Et je pense que depuis la guerre de 40, j’ai délicieusement vécu en sursis. Tout ce que j’ai depuis cette année 1944, c’est du bénéfice. J’ai une chance folle d’avoir échappé à la mort. C’est merveilleux d’être encore en vie, et ça fait 77 ans que ça dure.

Vous parlez de l’importance de la gaité. Vous êtes un enfant gai déjà dans ces scènes d’il y a un certain temps. La gaité vous a-t-elle aidé ?

La gaité m’a aidé, mais il ne faut pas trop s’y fier. La gaité m’a aidé parce que c’est une manière de s’exprimer qui permet de ne pas trop gêner l’autre. Si on n’est pas gai, ou bien on se tait, et dans ce cas-là on se mure, on souffre en secret, en cachette. Si on est gai on peut dire ce qui nous est arrivé sans gêner l’autre. Primo Levii, quand il a parlé, il a gêné les autres, les gens qu’il aimait, comme tous ceux qui sont revenus, ils ne pouvaient pas raconter car ils avaient du mal à le dire, et ils ne voulaient pas faire du mal aux gens qu’ils aimaient en le racontant. Mais la gaité permettait quand même de dire, en faisant croire qu’il ne fallait pas se faire prendre au sérieux : « oui, oui, j’avais six ans, j’étais raté, mais c’est pas grave tout ça… » il ne faut pas le croire ! C’est grave tout ça, mais ça permettait de ne pas être seul, et ça permettait de le dire sans blesser les autres. 

Vous parliez de Primo Levii dans ces pages terribles où il dit qu’il voit sur le visage de sa mère cancéreuse au dernier degré, les visages mortuaires des gens d’Auschwitz. Vous avez vu cela ? vous aviez échappé à la mort mais vous la revoyez nous rattraper tous ?

La résilience c’est la reprise d’un bon développement, c’est le retour du plaisir de vivre, mais ce n’est pas la disparition de la blessure. On fait sa vie avec ça. Et encore maintenant, je suis  très « trop sensible » quand je vois quelqu’un qui me rappelle la blessure passée, je supporte mal. C’est l’autre qui est blessé, mais moi ça me rappelle ma propre blessure. Et je le supporte mal, je suis trop sensible. 

Quand vous voyez qui ?

Quand je vois l’enfant des quartiers – comme on dit- et que j’entends dire par des professeurs ou éducateurs : « Regardez d’où il vient, il ne pourra jamais s’en sortir… » C’est moi que cela blesse. Quand j’entends : « Cet enfant, regardez dans cet état où il est, on ne peut plus rien pour lui… » c’est moi que cela blesse. C’est-à-dire que je suis resté très vulnérable sur ce sujet, parce que tout ce que je vois évoque ce que j’ai subi. C’est une séquelle sur moi d’un syndrome psycho somatique.

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