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« Avec la douceur et la gravité les plus grandes, le célébrant s’avança. La chapelle était pleine d’adorateurs, et tous me paraissaient chanter, ou essayer de chanter, de simples refrains qui retentissaient assez étrangement dans les rauques gosiers de ces chantres (…) C’est là la fête du Maître, telle qu’elle est célébrée à Kalawao ; et la célébrer ainsi, c’est l’heureux privilège du Père Damien. Je pensais à ce verset de St. Luc: « Et comme il entrait dans une certaine ville, il vint à sa rencontre dix lépreux, qui se tinrent au loin, et élevèrent la voix, disant : ‘Jésus, Maître, ayez pitié de nous’. » Réellement leur prière est exaucée, car Dieu a pitié d’eux, et les bénit dans la personne de son serviteur. » [1]Les lépreux de Molokaï de Charles Warren Stoddard 

 

Peinture faite par Edward Clifford de P. Damien en 1888

 

Jozef de Veuster naît le 3 janvier 1840 en Flandre (Belgique) comme septième enfant d’une famille paysanne catholique. À 20 ans il suit son frère aîné dans la congrégation des Sacrés Cœurs, en prenant le nom religieux de Damien. Lorsque son frère tombe malade alors qu’il est sur le point d’être envoyé aux îles Hawaï, Damien propose au supérieur général de prendre sa place. Un jour, après dix ans de mission, il entend l’évêque partager l’une de ses préoccupations : l’île de Molokai, sur laquelle sont exilés les lépreux, qui semble devenir un enfer sanitaire et moral toujours plus grand, au point que le gouvernement finit par interdire des visites, pour éviter que la situation scandaleuse devienne publique. En 1873, à l’âge de 33 ans, Damien part à Molokai. D’abord pour quelques semaines, plus tard il se proposera pour y rester pour la vie. Il deviendra lépreux lui-même et mourra le 15 avril 1889 sur l’île après une maladie longue et éprouvante. 

L’île des maudits

En arrivant, Damien ne trouve point les portes ouvertes. Les gens sont désormais désespérés et leur rapport à la vie est cyniquement matérialiste : La seule chose dont ils disent avoir besoin est la boisson, suffisamment de nourriture, des médicaments contre la douleur. La vie se résume en une lutte quotidienne pour la survie le plus longtemps possible, sans autres horizons que la recherche des plaisirs. La loi du plus fort et celle de l’utilité matérielle fait office de juge pour tout le reste : « Avant mon arrivée ici (…) le besoin le plus pressant à Kalawao était celui d’un guide spirituel ou d’un prêtre. En son absence, le vice régnait en maître au lieu de la vertu. Une dépravation sans nom tenait lieu de loi. A l’arrivée de nouveaux lépreux, les anciens s’empressent de leur inculquer la fausse maxime: Aole kanawai ma keia vahi (en ce lieu, il n’y a plus de loi).

J’ai entendu proclamer cette doctrine tant en public que dans les conversations particulières. Pendant longtemps, je fus obligé de la combattre voyant qu’on l’appliquait tout aussi bien aux lois divines qu’aux lois humaines. En conséquence de cette théorie impie, la plupart des célibataires ou des gens mariés, séparés de leurs conjoints en raison de la lèpre, vivaient pêle-mêle sans distinction de sexe. Bien des femmes étaient forcées de se prostituer pour avoir des amis qui voulussent leur donner des secours dans leur maladie. Les enfants, quand ils en avaient la force, étaient employés comme serviteurs. Et quand la lèpre avait trop avancé son œuvre, ces femmes et ces enfants étaient souvent chassés de la maison pour chercher un abri ailleurs. Il n’était pas rare de les trouver derrière un mur, attendant que la mort vînt mettre un terme à leurs souffrances, ou qu’une main secourable ou louée les transportât à l’hôpital. Le aloha si vanté de nos indigènes faisait entièrement défaut dans ces circonstances. » [2]Rapport pour le Board of Health, 1886 

La désespérance des habitants de Molokai ne provient pas d’abord de leurs douleurs, ni du fait qu’ils doivent mourir. Mort et maladie font toujours partie de la vie pour les hawaiiens. Mais elle vient du fait qu’ils sont violemment séparés de leurs familles, abandonnés et expulsés de la « communauté des vivants » ; une expérience de solitude au sens le plus profond et déchirant. Leur raison d’être à Kalawao est essentiellement un « Non », ils vivent sous le signe de la mort. Avec Damien arrive sur Molokai un visage jeune, beau et en bonne santé. Mais la chose vraiment frappante en lui, qui petit à petit gagnera les cœurs, c’est sa raison d’être là : un amour gratuit et obéissant, prêt à mourir. Le « juste » qui ne craint pas pour lui-même, descend et annonce avec force : « Tu as de la valeur à mes yeux. » (Is 43,4)

Voilà, un commencement lent et discret, mais sûr, un germe d’espérance et de rédemption.

 

P. Damien en 1878

Naissance d’un peuple

Peu à peu et Père Damien commence à avoir des amis parmi les malheureux. Amitié par amitié grandit son troupeau. Homme d’action, il sait aussi répondre aux nombreux besoins concrets. Il se donne avec toute son humanité : « Les besoins spirituels du troupeau du prêtre suffisaient à absorber tout son temps. Les dimanches et jours de fêtes, il y avait grand-messe à Kalawao ; puis le célébrant devait aller en hâte à Kalaupapa pour offrir de nouveau le divin Sacrifice. Vers midi seulement il lui était permis de prendre un léger repas, le premier depuis minuit. Il fallait retourner ensuite à Kalawao pour les vêpres, le salut et le catéchisme ; aller encore à Kalaupapa, pour répéter les offices. Enfin, à la tombée de la nuit, il était définitivement chez lui, pour arranger les affaires de son peuple, préparer son souper et mettre sa maison en ordre pour la nuit. Il était vraiment un homme à trente-six métiers : médecin de l’âme et du corps, magistrat, maître d’école, charpentier, menuisier, peintre, jardinier, gardien, cuisinier, et même, dans quelques cas, croque-mort et fossoyeur. » [3]Les lépreux de Molokaï de Charles Warren Stoddard 

Damien a l’attitude d’un père : il prend des décisions, parfois risquées, comme celle d’acheter un terrain pour construire l’église sans aucune garantie juridique ou administrative, prend la responsabilité de bénir des couples sans avoir la certitude qu’ils n’ont pas été précédemment mariés… Son premier critère n’est pas d’abord le respect de procédures administratives en cours ailleurs mais le salut des âmes et le bien des personnes qui lui sont confiées. Quand l’œuvre de Damien deviendra connue, beaucoup de gens qui n’avaient jamais voulu regarder la réalité désastreuse de Molokai commenceront à lui reprocher les défauts, qu’ils pensent trouver dans son œuvre : on critiquera sa pratique médicale, son emploi des donations, les approximations administratives, une « légèreté » pastorale etc. 

La différence des deux points de vue Damien l’exprime dans une lettre à la reine hawaïenne, quand il s’agit de défendre une initiative vitale pour sa mission : « J’ai entendu que Henri van Giesen s’oppose à la venue et à l’établissement de Sœurs ici ; mais il n’est pas le père de ce peuple souffrant ; il est seulement un mercenaire… » [4]Lettre à la reine Kapiolani, 6.8.1884

« Notre Père Damien », ou bien : « Papa Damien » – c’est ainsi que l’appellent ses lépreux. Lui qui les a engendrés à la foi, l’espérance et la charité. Cette paternité est fondée sur un acte très précis d’obéissance dans la foi : Dans la mesure où Damien assume toute conséquence – encore imprévisible – de son « Oui » définitif (il s’engage à rester sur l’île pour la vie), son existence devient comme une bonne terre sur laquelle peut croître l’amitié. Amitié avec lui et amitié des « Molokai » parmi eux : Ils ne sont plus des fauves concurrents, mais ils appartiennent les uns aux autres. Dans l’enfer de Kalawao, décharge de l’humanité, est né un peuple.

Etincelle d’amitié

Et plus : Dans le monde entier des personnes se sentent interpellés par les évènements à Molokai – comme si la vie de Damien avec les 700 malheureux les concernait tous ! Outre leur désir de contribuer matériellement à sa mission, on remarque toujours une surprenante affection amicale pour Damien, même avant d’une rencontre personnelle. Des hommes de toute profession, milieu et appartenance confessionnelle, veulent participer d’une manière ou d’une autre à son amitié avec les lépreux : Le pasteur anglican Rev. Hugh B. Chapman, qui cherche sans cesse des fonds qu’il met à la libre disposition de l’apostolat de Damien. L’écrivain Charles W. Stoddard, auteur du livre « Les lépreux de Molokai ». Le peintre Edward Clifford, qui réalise le fameux portrait de Damien lépreux, quelques mois avant sa mort. Ou bien, l’écrivain protestant Stevenson, qui sans jamais rencontrer Saint Damien en personne, voyage à Molokai en 1889 pour voir et écouter ce dont tout le monde parle. Ensuite, il défendra publiquement la réputation du Père Damien, en s’opposant aux invectives de son ami protestant Rev. Hyde, tel le bon larron s’adressant à son compère après avoir reconnu la présence de Dieu :

« Vous vous rendez compte de l’image que vous avez dessinée de votre propre cœur ? (…) L’homme qui a essayé de faire ce que Damien a fait est mon père, et le père de l’homme du bar d’Apia, et le père de tous ceux qui aiment la bonté ; et il était votre père à vous aussi, si seulement Dieu vous avait donné la grâce de vous en apercevoir. »

 

P. Damien avec la chorale des filles de Kalawao à Kalaupapa (Molokai) autour de 1878

 

Nous autres lépreux

Père Damien rejoint les condamnés dans leur condition : il arrive sur l’île dans la même insécurité (les premières nuits à Molokai il dort sous un arbre), doit abandonner les siens, sa famille tant aimée, et maintenant aussi ses confrères. Et au fur et à mesure que passent les années à Molokai, il est même abandonné par eux : on lui fait souvent des reproches et on met toute sorte d’obstacle à son travail. On évite son contact et on lui interdit finalement de visiter la maison mère à Honolulu (pour éviter l’éventuelle transmission de sa maladie). Ses confrères sont jaloux et susceptibles, les supérieurs manquent de confiance. Dans cette grandissante solitude il rejoint le Christ, et en Lui les pauvres :

« Le bon P. Columban vient tous les deux à trois mois pour me confesser et s’en retourne de suite. Je viens même d’être empêché par notre supérieur, le P. Léonor, de me rendre à Honolulu quand dans l’intervalle je voudrais voir un confrère. Je ne sais trop où cela va aboutir. Je me résigne cependant à la divine Providence et trouve ma consolation dans mon unique compagnon qui ne me quitte pas, c’est à dire notre divin Sauveur dans la sainte Eucharistie. C’est au pied de l’autel que je me confesse souvent et que je cherche le soulagement aux peines intérieures. » [5]Lettre de Damien à son frère Pamphile, 26.11.1885 

Quand peu à peu il découvre que la lèpre atteint son propre corps, il souffre, essaie de combattre la maladie et prie pour la guérison. Les gens commencent à le regarder avec mépris comme on regarde les lépreux. On croit la lèpre liée à l’immoralité sexuelle (même ses confrères doutent de sa moralité), ce qui nourrit les calomnies, qui seront diffusées en public après sa mort.

Et Damien assume. « Nous autres lépreux » : tournure avec laquelle il exprime toujours son identification avec les habitants de Molokai, jusqu’à partager leur lèpre. Mais plus profondément expression de son attitude face à tout mal : il assume aussi la calomnie de ses confrères, porte les conséquences d’erreurs commis par d’autres, supporte les accusations injustes, les jalousies… Il est bouleversant de voir dans ses nombreuses lettres (à son supérieur, son frère, ses amis etc.) combien il ne cherche jamais à se justifier. De fait, il se voit toujours du côté du pécheur, son unique souci est de tout remettre à Dieu, profonde attitude de confession. S’il y a un besoin que Damien ressent toujours comme essentiel, c’est d’avoir quelqu’un pour se confesser – il ne cesse de demander cela à ses supérieurs. Quand en 1986, épuisé par la maladie, il demande une visite à Honolulu, on la lui refuse en lui reprochant d’être « égoïste ». Cela lui fait « plus de peine que tout ce que j’ai eu à souffrir depuis mon enfance » – et intensifie son sentiment de ne pas être digne du ciel !

L’histoire de Damien De Veuster est vraiment l’histoire d’un lépreux : à l’image du Fils Éternel qui s’est fait homme pour nous rejoindre au cœur de notre souffrance.

 

Kalawao

References

References
1, 3 Les lépreux de Molokaï de Charles Warren Stoddard
2 Rapport pour le Board of Health, 1886
4 Lettre à la reine Kapiolani, 6.8.1884
5 Lettre de Damien à son frère Pamphile, 26.11.1885
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