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Entretien avec le Cardinal Sarah ( I )

Alors que le monde entier est percuté par le Coronavirus, le Cardinal Robert Sarah, confiné au Vatican, analyse les ressorts de cette crise absolument inédite. Charlotte d’Ornellas a interviewé le Cardinal Sarah et a publié cet entretien sur la revue Valeurs Actuelles le 9 avril 2020. Voici la première partie de cet article. 

 

Cardinal Sarah. Photo (Source)

 

Que vous inspire la crise du coronavirus ?

Ce virus a agi comme un révélateur. En quelques semaines la grande illusion d’un monde matérialiste qui se croyait tout-puissant semble s’être effondrée. Il y a quelques jours, les politiciens nous parlaient de croissance, de retraites, de réduction du chômage. Ils étaient sûrs d’eux. Et voilà qu’un virus, un virus microscopique, a mis à genoux ce monde qui se regardait, qui se contemplait lui-même, ivre d’autosatisfaction parce qu’il se croyait invulnérable. La crise actuelle est une parabole. Elle révèle combien tout ce en quoi on nous invitait à croire était inconsistant, fragile et vide. On nous disait : vous pourrez consommer sans limites ! Mais l’économie s’est effondrée et les Bourses dévissent. Les faillites sont partout. On nous promettait de repousser toujours plus loin les limites de la nature humaine par une science triomphante. On nous parlait de PMA, de GPA, de transhumanisme, d’humanité augmentée. On nous vantait un homme de synthèse et une humanité que les biotechnologies rendraient invincible et immortelle. Mais nous voilà affolés, confinés par un virus dont on ne sait presque rien. L’épidémie était un mot dépassé, médiéval. Il est soudain devenu notre quotidien. Je crois que cette épidémie a dispersé la fumée de l’illusion. L’homme soi-disant tout-puissant apparaît dans sa réalité crue. Le voilà nu. Sa faiblesse et sa vulnérabilité sont criantes. Le fait d’être confinés à la maison nous permettra, je l’espère, de nous tourner de nouveau vers les choses essentielles, de redécouvrir l’importance de nos rapports avec Dieu, et donc la centralité de la prière dans l’existence humaine. Et, dans la conscience de notre fragilité, de nous confier à Dieu et à sa miséricorde paternelle.

Est-ce une crise de civilisation ?

J’ai souvent répété, en particulier dans mon dernier livre, Le soir approche et déjà le jour baisse, que la grande erreur de l’homme moderne était de refuser de dépendre. Le moderne se veut radicalement indépendant. Il ne veut pas dépendre des lois de la nature. Il refuse de se faire dépendant des autres en s’engageant par des liens définitifs comme le mariage. Il considère comme humiliant de dépendre de Dieu. Il s’imagine ne rien devoir à personne. Refuser de s’inscrire dans un réseau de dépendance, d’héritage et de filiation nous condamne à entrer nus dans la jungle de la concurrence d’une économie laissée à elle-même. Mais tout cela n’est qu’illusion. L’expérience du confinement a permis à beaucoup de redécouvrir que nous dépendons réellement et concrètement les uns des autres. Quand tout s’effondre, seuls demeurent les liens du mariage, de la famille, de l’amitié. Nous avons redécouvert que, membres d’une nation, nous sommes liés par des liens invisibles mais réels. Nous avons surtout redécouvert que nous dépendons de Dieu.

Parleriez-vous de crise spirituelle ?

Avez-vous remarqué la vague de silence qui a déferlé sur l’Europe ? Brusquement, en quelques heures, même nos villes bruyantes se sont apaisées. Nos rues souvent grouillantes de monde et de machines sont aujourd’hui désertes, silencieuses. Beaucoup se sont retrouvés seuls, en silence, dans des appartements qui sont devenus comme autant d’ermitages ou de cellules monacales. Quel paradoxe! Il aura fallu un virus pour que nous nous taisions. Et tout d’un coup nous avons pris conscience que notre vie était fragile. Nous avons réalisé que la mort n’était pas loin. Nos yeux se sont ouverts. Ce qui nous préoccupait : nos économies, nos vacances, les polémiques médiatiques, tout cela nous est apparu secondaire et vain. La question de la vie éternelle ne peut manquer de se poser quand on nous annonce tous les jours un grand nombre de contagions et de décès. Certains paniquent. Ils ont peur. D’autres refusent de voir l’évidence. Ils se disent : c’est un mauvais moment à passer. Tout recommencera comme avant. Et si, tout simplement, dans ce silence, cette solitude, ce confinement, nous osions prier ? Si nous osions transformer notre famille et notre maison en Église domestique. Une Église est un lieu sacré qui nous rappelle qu’en cette maison de prière tout doit être vécu en cherchant à orienter toute chose et tout choix vers la Gloire de Dieu. Et si, tout simplement, nous osions accepter notre finitude, nos limites, notre faiblesse de créature ? J’ose vous inviter à vous tourner vers Dieu, vers le Créateur, vers le Sauveur. Lorsque la mort est si massivement présente, je vous invite à vous poser la question : la mort est-elle vraiment la fin de tout ? ou bien n’est-elle pas un passage, douloureux certes, mais qui débouche sur la vie ? C’est pour cela que le Christ ressuscité est notre grande espérance. Regardons vers Lui. Attachons-nous à Lui. Il est la Résurrection et la Vie. Qui croit en Lui, même s’il meurt vivra, et quiconque vit et croit en Lui ne mourra jamais (Jn 11, 25 26). Ne sommes-nous pas comme Job dans la Bible ? Appauvris de tout, les mains vides, le cœur inquiet : que nous reste-t-il ? La colère contre Dieu est absurde. Il nous reste l’adoration, la confiance et la contemplation du mystère. Si nous refusons de croire que nous sommes le fruit d’un vouloir amoureux de Dieu tout-puissant, alors tout cela est trop dur, alors tout cela n’a pas de sens. Comment vivre dans un monde où un virus frappe au hasard et fauche des innocents ? Il n’y a qu’une réponse : la certitude que Dieu est amour et qu’il n’est pas indifférent à notre souffrance. Notre vulnérabilité ouvre notre cœur à Dieu et elle incline Dieu à nous faire miséricorde. Je crois qu’il est temps d’oser ces mots de foi. Le temps est fini des fausses pudeurs et des hésitations pusillanimes. Le monde attend de l’Église une parole forte, la seule parole qui donne l’Espérance et la confiance, la parole de la foi en Dieu, la parole que Jésus nous a confiée.

Que doivent faire les prêtres dans cette situation ?

Le pape a été très clair. Les prêtres doivent faire tout ce qu’ils peuvent pour demeurer proches des fidèles. Ils doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour assister les mourants, sans compliquer la tâche des soignants et des autorités civiles. Mais personne n’a le droit de priver un malade ou un mourant de l’assistance spirituelle d’un prêtre. C’est un droit absolu et inaliénable. En Italie, le clergé a déjà payé un lourd tribut. Soixante-quinze prêtres sont morts en portant assistance aux malades. Mais je crois aussi que de nombreux prêtres redécouvrent leur vocation à la prière et à l’intercession au nom du peuple entier. Le prêtre est fait pour se tenir constamment devant Dieu pour l’adorer, le glorifier et le servir. Ainsi, dans les pays confinés, les prêtres se retrouvent dans la situation inaugurée par Benoît XVI. Ils apprennent à passer leurs journées dans la prière, la solitude et le silence offerts pour le salut des hommes. S’ils ne peuvent physiquement tenir la main de chaque mourant comme ils le voudraient, ils découvrent que, dans l’adoration, ils peuvent intercéder pour chacun. J’aimerais que les malades, les personnes isolées et en détresse ressentent cette présence sacerdotale mystérieuse. En ces jours terribles, personne n’est seul, personne n’est abandonné. Auprès de chacun, le Bon Pasteur veille. Au nom de chacun, l’Église veille et intercède comme une mère. Les prêtres peuvent redécouvrir leur paternité spirituelle à travers la prière continuelle. Ils redécouvrent leur identité profonde : ils ne sont pas d’abord des animateurs de réunions ou de communautés mais des hommes de Dieu, des hommes de prière, des adorateurs de la Majesté de Dieu et des contemplatifs.

Parfois, à cause du confinement, ils célèbrent la messe dans la solitude. Ils mesurent alors l’immense grandeur du sacrifice eucharistique qui n’a pas besoin d’une assistance nombreuse pour produire ses fruits. Par la messe, le prêtre touche le monde entier. Comme Moïse et comme Jésus lui-même, les prêtres redécouvrent la puissance de leur intercession, leur fonction de médiateur entre Dieu et l’homme. Certes, en célébrant l’eucharistie, ils n’ont plus le peuple de Dieu devant eux. Alors, qu’ils tournent leur regard vers l’Orient. Car « c’est de l’orient que vient la propitiation. C’est de là que vient l’homme dont le nom est Orient, qui est devenu médiateur entre Dieu et les hommes. Par là, vous êtes donc invités à toujours regarder vers l’orient, où se lève pour vous le Soleil de justice, où la lumière apparaît toujours pour vous », nous dit Origène dans une homélie sur le Lévitique. Il faudra se souvenir de tout cela après la crise pour ne pas retomber dans une vaine agitation.

Et les fidèles ?

Les chrétiens aussi expérimentent très concrètement la communion des saints, ce lien mystérieux qui unit tous les baptisés dans la prière silencieuse et le face-à-face avec Dieu. Il est important de redécouvrir combien peut être précieuse l’habitude de lire la Parole de Dieu, de réciter le chapelet en famille et de consacrer du temps à Dieu, dans une attitude de don de soi, d’écoute et d’adoration silencieuse. Habituellement, on évalue l’utilité d’une personne à son influence, sa capacité d’action voire d’agitation. Tout d’un coup, nous voilà tous remis à égalité. Nous voudrions être utiles, servir à quelque chose. Mais nous ne pouvons que prier, nous encourager mutuellement, nous supporter les uns les autres. Il est temps de redécouvrir la prière personnelle. Il est temps de réentendre Jésus nous dire : « Quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme ta porte et prie ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6,6). Il est l’heure de redécouvrir la prière en famille. Il est l’heure, pour les pères de famille, d’apprendre à bénir leurs enfants. Les chrétiens, privés de l’eucharistie, mesurent combien la communion était une grâce pour eux. Je les encourage à pratiquer l’adoration depuis chez eux, car il n’y a pas de vie chrétienne sans vie sacramentelle. Au milieu de nos villes et de nos villages, le Seigneur demeure présent. Parfois aussi l’héroïsme est demandé aux chrétiens : quand les hôpitaux demandent des volontaires, quand il faut s’occuper des personnes isolées ou à la rue.

Qu’est-ce qui doit changer ? Certains disent : plus rien ne sera comme avant. Je l’espère. Mais je crains plutôt que tout ne recommence comme avant car, tant que l’homme ne revient pas à Dieu de tout son cœur, sa marche vers le gouffre est inéluctable. Nous mesurons en tout cas combien le consumérisme mondialisé a isolé les individus et les a réduits à l’état de consommateurs livrés à la jungle du marché et de la finance. La mondialisation, qu’on nous avait promise heureuse, s’est révélée un leurre. Dans les épreuves, les nations et les familles font corps. Mais les coalitions d’intérêts se débandent. La crise actuelle démontre qu’une société ne peut être fondée sur des liens économiques. Nous prenons conscience de nouveau d’être une nation, avec ses frontières, que nous pouvons ouvrir ou fermer pour la défense, la protection et la sécurité de nos populations. Au fondement de la vie de la Cité, on trouve des liens qui nous précèdent : ceux de la famille et de la solidarité nationale. Il est beau de les voir ressurgir aujourd’hui. Il est beau de voir les plus jeunes prendre soin des anciens. Il y a quelques mois, on parlait d’euthanasie et certains voulaient se débarrasser des grands malades et des handicapés. Aujourd’hui, les nations se mobilisent pour protéger les personnes âgées. On voit ressurgir des cœurs l’esprit de don de soi et de sacrifice. On a l’impression que la pression médiatique nous avait contraints à cacher la meilleure part de nous-mêmes. On nous avait appris à admirer les “gagnants”, les “loups”, ceux qui réussissaient, quitte à écraser les autres au passage. Voilà que soudain on admire et applaudit avec respect et gratitude les aides-soignantes, les infirmières, les médecins, les volontaires et les héros du quotidien. Tout d’un coup, on ose acclamer ceux qui servent les plus faibles. Notre temps avait soif de héros et de saints, mais il le cachait et en avait honte. Serons-nous capables de garder cette échelle de valeurs ? Serons-nous capables de refonder nos cités sur autre chose que la croissance, la consommation et la course à l’argent ? Je crois que nous serions coupables si, au sortir de cette crise, nous replongions dans les mêmes erreurs. Cette crise démontre que la question de Dieu n’est pas seulement une question de conviction privée, elle interroge le fondement de notre civilisation.

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