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La mission de Jean, le précurseur

23 juin, vigile de la nativité de Saint Jean-Baptiste. A l’occasion de cette solennité, nous vous proposons ce texte de Romano Guardini, tiré de son livre « Le Seigneur I ».

 

 

Devant le Seigneur se tient une personnalité puissante et cependant pâle à côté de la sienne, celle de Jean le Précurseur. Luc raconte le mystère enveloppant sa naissance. Comment il est donné à ses parents, déjà avancés en âge, avec la promesse qu’il sera grand devant le Seigneur, ne boira ni vin, ni rien qui enivre, sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère, convertira beaucoup d’enfants d’Israël au Seigneur leur Dieu, marchera lui-même devant lui, dans l’esprit et la puissance d’Elie pour ramener les cœurs des pères vers les enfants, et les indociles à la sagesse des justes, afin de préparer, au Seigneur, un peuple parfait. « Tous ceux qui en entendent parler sont saisis et disent : “Que sera donc cet enfant ? Car la main du Seigneur est avec lui.” » [1]Lc 1, 15-17, 57-79 Et le récit continue : « Or l’enfant croissait et se fortifiait en l’esprit, et il demeura dans le désert jusqu’au jour de sa manifestation devant Israël » [2]1, 80.

Ce garçon est appelé à une vie grande et lourde. La main du Seigneur s’est posée sur lui, l’éloignant de tout ce qui remplit d’ordinaire une existence humaine, lui assignant le désert comme demeure. Il y vit séparé de tous, dans l’austérité, croissant spirituellement, toute son âme tendue vers la volonté sainte qui se tourne vers lui.

Pour comprendre le caractère de cette vie, il faut ouvrir les livres de Samuel et des Rois et y lire ce qui concerne les premiers prophètes, un Samuel, un Elie, un Elisée, qui, possédés par l’Esprit, ont mené une vie si surhumaine : élevés tantôt à une hauteur vertigineuse et dominatrice, illuminés par une science incompréhensible, rendus capables d’une activité très puissante et tantôt précipités dans l’obscurité et l’impuissance, au gré du même Esprit. Grands au-delà de toute mesure humaine, ils ont aussi été humiliés sans mesure. Ne possédant rien pour eux-mêmes, esclaves de celui qui les gouvernait, ils n’avaient d’autre raison d’être que la participation au mystère de la conduite du peuple par Dieu lui-même… Jean est de la trempe de ces hommes, le dernier de leur série, seulement tout proche de l’événement attendu et préparé par tous. Partout alors se fait pressentir ce que les évangiles appellent « la plénitude des temps ». Partout se gonfle le sein du présent et l’heure est mûre [3]Mc 1, 15, Ga 4, 4 . C’est pour tout cela que vit Jean. C’est cela qu’il montre du doigt parmi les prophètes : « Voici l’Agneau de Dieu » (…)

Le Seigneur a appelé Jean le plus grand parmi les enfants des femmes et c’est donc qu’il l’est. Sans aucun doute, a-t-il senti lui-même cette grandeur, la portée immense et la puissance de son existence. Mais l’autre parole aussi vaut : le plus petit au royaume des cieux. L’un quelconque de la rue, est plus grand que lui. Que cela peut-il bien vouloir dire, si ce n’est que Jean n’a pas fait partie du royaume des cieux au sens qui s’imposait alors! Non pas qu’il ait refusé d’y entrer, puisque sa mission était, et sa grandeur, d’annoncer l’avènement de ce royaume. Non pas qu’il en ait été indigne, lui, « sanctifié dès le sein de sa mère » [4]Lc 1, 15 . Mais dans ce sens que sa vocation était de le préparer, de le montrer aux autres, tout en restant lui-même de quelque manière, à la porte. On pense à Moïse, debout sur le mont Nébo, et regardant vers la terre promise, qu’il ne verra point. Ce n’est qu’après sa mort que les promesses s’accompliront pour lui [5]Dt 34, 1-6 . Pour Moïse, c’était là un châtiment : il avait mal supporté l’épreuve. Pour Jean, au lieu d’une punition, ce ne serait que sa mission. Tout en lui le poussait vers le Christ, à entrer dans son royaume, qui allait éclater maintenant comme un printemps spirituel et ferait surgir la création nouvelle. Ce qu’il devait être, nous ne pouvons l’imaginer, mais lui, le prophète le sentait à l’avance avec précision et le désirait de toute son âme. Dans un sens que notre psychologie ne suffit pas à mesurer et que celui seul pourrait préciser qui comprendrait le mystère de la destinée individuelle, de la vocation et de la providence, il a été refusé à Jean de pénétrer dans ce royaume si impatiemment attendu. Il devait rester Précurseur, héraut du royaume, jusqu’à sa mort, n’y pénétrant que dans l’éternité.

[…] Puis vient cette phrase singulière [du Christ] : « Bienheureux celui pour qui je ne suis pas un objet de scandale ». On s’arrête, que veut dire cela ? Cette mise en garde contre le scandale ? Sans doute a-t-elle une partie universelle, car elle appartient à l’essence même du Christianisme, mais elle s’adresse aussi à Jean. Que signifie-t-elle dans ce cas ?

[…] Nous pensons à son sort : il [Jean] est en prison, au pouvoir d’un misérable ; il sait qu’à cause d’une Hérodias la mort le menace. Est-il étonnant qu’en pensant à ce qu’il était, il ait pu se révolter contre cette stupidité ? Ça a été peut-être son heure la plus sombre, où il a pu se demander : « Est-il vraiment le Messie, celui qui impose pareille épreuve à son serviteur? » S’il en avait été ainsi, combien le mot de Jésus « Bienheureux qui ne se scandalise pas de moi », envoyé de loin par quelqu’un qui savait, mais osait avec confiance et délicatesse demander le plus grand sacrifice, combien ce mot est émouvant et comme chargé d’amour. Jésus connaît son messager et son angoisse, et son propre message porté par des disciples, qui ne le comprennent pas, dans l’obscurité de la prison, est grand comme le Dieu qui l’envoie ; mais Jean l’a compris.

 

Romano Guardini, Le Seigneur I, p.18-19

Photo : Saint Jean-Baptiste, oeuvre d’Ibrahim le Scribe, 18ème siècle, Eglise du couvent Saint Mercure, Le Caire.

References

References
1 Lc 1, 15-17, 57-79
2 1, 80
3 Mc 1, 15, Ga 4, 4
4 Lc 1, 15
5 Dt 34, 1-6
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