Un missionnaire attaché à une croix flotte sur l’eau sombre. Sa condamnation paraît aussi inexorable que le courant d’un fleuve. Le crucifié chavire quelques secondes dans les rapides de l’Iguaçu avant d’être englouti par la grand cataracte. Ni la piété ni la foi ont leur place dans les domaines sauvages d’un monde où la virginité est la garantie même de la brutalité.
Mais le père Gabriel prend son hautbois et une bible et s’enfonce dans la jungle pour découvrir si Dieu veut un autre martyr ou fonder sa mission. Il remonte le fleuve, s’assoit sur une pierre et commence à jouer. La mélodie coule de lui vers la profondeur de la jungle et même les oiseaux se taisent. Des indigènes armés de flèches ne tardent pas à entourer l’intrus, qui devrait suivre son précurseur dans le noir ventre de la cataracte. Mais Gabriel ne bronche pas, il continue à jouer, s’accroche à la musique qui peut le sauver. Dieu a expulsé les hommes de l’Éden et confondu leurs langues, mais leur a laissé le langage universel de la musique pour qu’ils reconnaissent le chemin de retour au paradis.
Dans le film « La Mission » la bande sonore n’a pas un rôle secondaire. Elle n’est pas un complément sonore qui servirait à souligner les émotions des personnages ou signaler les faits narratifs de la trame : la musique de Morricone est l’argument mystique du propre film. Elle est la grâce qui civilise la jungle, l’absolution pour la coulpe que tourmente De Niro, la conviction morale dans les yeux de Jeremy Irons. Quand le chef guarani cassa en deux le hautbois de Gabriel nous devinons qu’il n’y aura aucun lieu stable en ce monde pour la beauté. Et cependant, ce jésuite convertit la tribu en communauté, l’animisme en anthropologie et le cri de guerre en aria sacré.
Quand le nonce du Vatican va visiter avec ses yeux sceptiques la mission de San Carlos, la jungle entière sort le recevoir en chantant un majestueux alléluia et le film atteint un point extatique de communion entre la nature et la technique, Amérique et Europe, le divin et l’humain. La pureté du chaman s’assoit sur les marches du concert baroque. Résonnent les tambours natifs, les violons préparent le crescendo qu’accompagne le xylophone joyeux, le hautbois avance sa voix claire jusqu’au fond du cœur et les gorges nues de ces anges indigènes insistent dans l’alléluia, comme s’il était vrai que la terre peut refléter -même si c’était pour un instant- ce que nous imaginons dans le ciel. Morricone l’a imaginé, il a mis des notes à l’idée inaccessible du salut et l’a versé en forme de cataracte symphonique qui traverse notre ouïe jusqu’à l’imprégner complètement. Jusqu’à réussir à ce que nous murmurions une prière : qu’il soit fait sur la terre comme au ciel. Repose en paix.
Article écrit en espagnol par Jorge Bustos et paru dans le journal El Mundo (España) le 7 juillet 2020
Photos : tirées du Film The Mission. Source : Internet